Le chercheur a déclaré : « L’aide internationale est un vaste mensonge que diffusent les médias. » Dans sa thèse il assure que le tremblement de terre catastrophique de janvier 2010, qui a laissé près de 300’000 morts et 2,3 millions de personnes sans abri, a donné l’occasion à ce qu’il appelle « l’Internationale communautaire » – c’est-à-dire l’ensemble des pays hégémoniques et des organisations qui leur sont liées et qu’on appelle habituellement la « communauté internationale » – d’imposer la recolonisation du pays. « Haïti est littéralement en train de se transformer en une colonie, non pas une colonie à l’ancienne, c’est-à-dire la colonie d’une métropole, mais une colonie du capital transnational. »
Franck Seguy affirme que le projet de recolonisation était déjà clair dans le texte du « Plan d’Action pour la récupération et le développement d’Haïti » (PARDN), présenté par le gouvernement haïtien deux mois après le tremblement de terre. « Le gouvernement haïtien a rédigé un plan de reconstruction qu’il a présenté non à la société civile haïtienne mais à ses collègues de la mal nommée communauté internationale. Ce n’est que lorsque j’ai analysé le plan pour ma thèse que j’ai découvert qu’il ne s’agit en réalité que d’une mise à jour d’une étude réalisée par Paul Collier, un économiste de l’Université d’Oxford, qui avait été envoyé à Haïti par le secrétaire général de l’ONU, étude qui a été publiée en janvier 2009 », a expliqué le sociologue. « Autrement dit : ce qu’on est en train d’appliquer actuellement à Haïti sous couvert de « reconstruction » est en réalité un plan qui date d’avant le tremblement de terre. »
« C’est surtout le département de l’Ouest, où se situe la capitale Port-au-Prince, et dans une moindre mesure celui du Sud-Est qui ont été affectés par le tremblement de terre. Or, c’est dans le département du Nord-Est que se concentre tout ce qui est en train de se faire en ce qui concerne la reconstruction d’Haïti, soit à l’autre bout de l’île. Le Plan n’est pas en train de s’occuper des besoins entraînés par le tremblement de terre. »
L’agence de presse Reuters a indiqué qu’au début de cette année 2014 il y avait encore plus de 150’000 personnes qui vivaient dans des tentes et des abris de fortune à Port-au-Prince, qu’il n’y avait pas d’eau propre ni même des cuvettes pour se laver les mains.
Une des propositions qu’avançait Paul Collier dans son étude était qu’Haïti devrait profiter d’une série de lois états-uniennes qui permettent que des produits manufacturés haïtiens entrent dans le pays sans être taxés pour établir une série de zones franches pour la production textile.
Voici ce que dit le texte de Collier, cité dans la thèse de F. Seguy : « Dans le secteur du vêtement, le principal coût est celui de la main-d’œuvre. Etant donné que Haïti est relativement peu réglementé, le coût de la main-d’œuvre supporte parfaitement la concurrence avec la Chine, qui constitue la référence patronale. La main-d’œuvre haïtienne n’est pas seulement bon marché, elle est aussi de qualité. En effet, étant donné que l’industrie du vêtement était beaucoup plus développée autrefois que maintenant, Haïti dispose d’une importante réserve de main-d’œuvre expérimentée. »
F. Seguy explique que les investissements soi-disant destinés à la reconstruction du pays se concentrent dans la zone franche de Caracol, au nord-ouest haïtien, où l’on est en train de construire un parc industriel destiné à l’exportation. Dans la thèse, F. Seguy affirme que le parc occupe « 250 hectares de terres cultivées par des familles paysannes que le gouvernement a expropriées ». « Le 11 janvier 2010, soit un jour avant le premier anniversaire du tremblement de terre, le gouvernement haïtien avait signé un accord avec la secrétaire d’Etat états-unienne, Hillary Clinton, qui était accompagnée de représentants de la Banque interaméricaine de développement (BID) et de la compagnie textile coréenne Sae-La Trading. Selon cet accord, les 366 foyers d’agriculteurs – qui travaillaient 250 hectares des terres parmi les plus fertiles de la commune – devaient être expropriés pour laisser la place à la construction d’une zone dite industrielle. » Les familles dont les terres ont été expropriées attendent encore une indemnisation.
Franck Seguy ne pense pas que l’établissement de zones industrielles telles que Caracol peuvent conduire au développement économique du pays. « Haïti est vu comme un espace pour produire et non pas comme un espace pour consommer. Le travailleur haïtien dans la zone franche, qui produira des T-shirts, des jeans ou des baskets, ne consommera jamais ces produits. Pourquoi ? Parce que son salaire, le salaire haïtien actuel, est de 200 gourdes (près de 5 dollars US) par jour. Autrement dit, on est en train d’utiliser Haïti comme zone de production, mais on ne tient aucun compte d’Haïti, du travailleur et de la travailleuse d’Haïti, en tant que consommateur. »
Il rappelle en outre que « l’industrialisation » est en train de s’effectuer au moyen de la production textile, sans transfert de technologie et sans investissement ferme de la part des capitalistes, qui sont en général étrangers. « Le capitaliste n’investit pas pour la construction de l’infrastructure. L’argent qui est investi pour construire l’usine est celui qu’Haïti reçoit au nom de l’aide au peuple haïtien. Si dans une quelconque autre région du monde la main-d’œuvre devenait meilleur marché que la main-d’œuvre haïtienne, l’entreprise – en dehors des avantages de localisation en direction du marché américain – n’hésitera pas à déménager. Le capitaliste qui est en train d’exploiter la main-d’œuvre haïtienne n’a aucun engagement à l’égard d’Haïti, parce qu’il n’a rien à y préserver ».
Le chercheur ne se montre pas optimiste en ce qui concerne la possibilité d’une meilleure insertion d’Haïti dans l’économie mondialisée : « La division internationale du travail a déjà déterminé le rôle d’Haïti : c’est de fournir de la main-d’œuvre à bon marché. » Plus de 80% des Haïtiens ayant effectué des études supérieures quittent le pays, a-t-il expliqué : « Il y a deux flux migratoires : celui que l’on nomme le flux des « cerveaux », qui se dirige principalement vers le Canada, et l’autre, de travailleurs manuels qui migrent vers les îles proches d’Haïti, et maintenant de plus en plus vers le Brésil. » Franck Seguy explique qu’une partie du flux de travailleurs haïtiens peu qualifiés vers le Brésil emprunte des filières qui semblent être clandestines, mais qu’en réalité ces filières sont bien organisées et connues par les autorités. « Si les dominants n’étaient pas en train de veiller aux intérêts au Brésil, ces routes pourraient être facilement fermées. »
Des troupes brésiliennes
L’armée brésilienne est arrivée à Haïti après le soulèvement de 2004, qui a culminé dans l’exil du président d’alors, Jean Bertrand Aristide. Le Brésil a pris le commandement militaire de la Mission des Nations unies pour la Stabilisation d’Haïti (Minustah), en juin de la même année. Franck Seguy est sceptique quant à la nécessité de la présence de forces internationales dans son pays.
« Ils ont dû vendre l’idée que le pays était en guerre et avait besoin d’être pacifié. Et depuis que je suis arrivé au Brésil, on me pose souvent des questions sur la guerre en Haïti ou sur la mission de paix. Non, Haïti n’a jamais eu besoin d’une mission de paix, il n’y a jamais eu de guerre. » Seguy rappelle d’ailleurs que la mission est appelée de « stabilisation » et non « de paix ». Il compare la situation de désordre qui a entraîné l’intervention internationale à Haïti avec les conflits dans les favelas de Rio de Janeiro. « Ces conflits existent et ils justifient beaucoup de choses, mais ils ne suffisent pas à affirmer que le Brésil est en guerre et qu’il a besoin d’être pacifié. »
« Tout comme le capital international se sert des zones franches, le Brésil se sert d’Haïti pour gagner de l’importance sur la scène internationale, pour prouver sa capacité à occuper un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et pour entraîner ses troupes », explique le chercheur. « Haïti sert en fait de camp d’entraînement. Presque tous les soldats brésiliens qui sont allés à Haïti sont actuellement utilisés pour contrôler Rio de Janeiro, parce que la situation y est, sous un certain angle, très semblable. »
Le rôle du Brésil, dit-il, est celui de réprimer les mouvements sociaux de protestation. « En 2008, il y a eu des mouvements contre le renchérissement du panier de base [des biens de base] ; en 2009 il y a eu beaucoup de mobilisations ouvrières qui revendiquaient un ajustement du salaire minimum. Or, lors de ces occasions, l’armée brésilienne a été utilisée pour la répression. Le rôle du Brésil est un rôle policier : réprimer tout mouvement contre cet ordre qui est en train de se mettre en place à Haïti. »
L’avenir
Franck Seguy affirme qu’Haïti est actuellement un pays dépourvu de souveraineté, où le gouvernement national a moins de pouvoir qu’un gouverneur d’Etat. « Si Haïti était annexé par les Etats-Unis, son gouverneur aurait davantage d’autonomie que ce qu’ont actuellement les dirigeants haïtiens. » Le chercheur ne pense pas que la « communauté internationale », le gouvernement national et les classes dirigeantes qui collaborent avec elle puissent contribuer à sortir le pays de cette situation.
« Ce n’est pas grâce à la « communauté internationale » ni au gouvernement national et aux classes dirigeantes qui collaborent avec elle qu’Haïti pourra s’en sortir. Pour sortir de cette situation, il faudrait plutôt chercher du côté des mouvements sociaux, des luttes sociales. Mais ce côté semble également peu praticable, pour l’heure, car les mouvements sociaux qui existent à Haïti vivent grâce au financement étranger, en passant par les ONG qui se disent de gauche. »
Franck Seguy se méfie des ONG, même de celles qui se disent de gauche. Le texte de sa thèse critique la « solidarité de spectacle » des organisations internationales. En se référant au soutien accordé par les ONG aux paysans haïtiens, il écrit : « Aussi bien les ONG de la société civile que les mouvements sociaux, y compris les organisations de quartiers urbains, le font dans le but de devenir des institutions de gestion de projets de développement, au lieu de mettre la question agraire, fondamentale, dans l’agenda politico-idéologique. »
« L’ONG peut même se proclamer à gauche, mais l’ONG, qu’elle soit de droite ou de gauche, dépend du financement pour son fonctionnement. Et elle doit rendre des comptes périodiquement à ceux qui la financent. Le fonctionnaire de l’ONG peut penser qu’il est un militant, mais il ne peut être un militant contre le capital, parce qu’il est un fonctionnaire et qu’il doit rendre des comptes. »
Carlos Orsi