Onze heures. Les ouvrières de la Factory 4 et leurs rares collègues masculins débauchent et, lentement, s’égrènent sous le soleil de plomb. La plupart portent encore le tablier et le bonnet réglementaires. Celles et ceux qui ne s’engouffrent pas dans la cantine se disputent le peu d’ombre que projettent quelques arbres pour prendre leur repas. Une quarantaine d’Haïtiennes autorisées à pénétrer dans l’enceinte du parc se sont levées plus tôt encore pour préparer les plats qu’elles vendent 50 gourdes (0,70 euro). Comme ses collègues, Johnny ne réglera que dans quelques jours, et d’un bloc, lorsqu’il recevra sa paie bimensuelle.
Il ne travaille ici que depuis quinze jours. Après dix-neuf ans passés en République dominicaine, il est rentré en Haïti « à cause des problèmes là-bas… ». En septembre 2013, la Cour constitutionnelle de la République dominicaine a en effet privé de citoyenneté entre 100 000 et 200 000 habitants d’ascendance haïtienne, entraînant des expulsions massives et des tensions racistes. Tous les jours, sauf le dimanche, Johnny fait donc le chemin depuis Cap-Haïtien. Lever avant 5 heures, retour après 18 heures, pour toucher le salaire minimum : 300 gourdes (un peu plus de 4 euros) par jour. Difficile ? Tout est relatif à ses yeux : le taux de chômage avoisine les 60 %. Plus de 9 000 ouvriers (dont près de deux tiers de femmes) s’épuisent au cœur du Parc industriel de Caracol (PIC), qui fêtera bientôt sa quatrième année d’existence.
Le 12 janvier 2010, un tremblement de terre de magnitude 7 frappait Haïti, faisant plus de 200 000 morts et 1,5 million de sans-abri [1]. L’élan mondial de solidarité lié à l’emballement médiatique s’est traduit par une déferlante humanitaire, qui a transformé Haïti en « république des ONG [organisations non gouvernementales] » [2]. Mais l’essentiel des 10 milliards de dollars (environ 7,2 milliards d’euros) promis n’est jamais arrivé : le chiffre mêlait prêts, sommes déjà budgétées, annulations de dettes et promesses de dons (pas toujours tenues). L’aide s’est métamorphosée en marché.
Transformer la catastrophe en « occasion »
Début octobre, l’ouragan Matthew a frappé de plein fouet le pays, comme ses prédécesseurs Jeanne, en 2004, Gustav, Hanna et Ike, en 2008, et Sandy, en 2012. Selon un rapport des Nations unies paru le 13 octobre, 230 000 personnes seraient mortes à cause de catastrophes naturelles en Haïti depuis 1995. Cette fois encore, on s’inquiète d’une recrudescence du choléra, de l’insécurité alimentaire, de l’absence d’accès à l’eau potable et aux soins. Les images du cataclysme font la « une » des journaux, l’aide internationale arrive, et les humanitaires disent avoir tiré les leçons du fiasco de 2010. Mais quelles leçons ?
Inauguré en grande pompe le 22 octobre 2012, en présence du couple Clinton [3], du président haïtien de l’époque et de son prédécesseur — MM. Michel Martelly et René Préval —, le PIC incarne la convergence de l’aide humanitaire et du projet néolibéral, synthétisée par ses deux slogans : « Reconstruire en mieux » et « Haïti est ouvert aux affaires ». Ici, un locataire est privilégié : S&H Global, une filiale de la multinationale sud-coréenne Sae-A, leader dans la fabrication de vêtements pour de grandes marques telles que Walmart, Target, Gap… Elle jouit d’un accès au marché américain grâce à la loi Hope/Help (« espoir/aide »), qui accorde un statut privilégié aux produits textiles fabriqués en Haïti.
Bâti sous la supervision de l’État haïtien en un temps record (dix mois) et financé à hauteur de plus de 300 millions de dollars par le gouvernement américain ainsi que par la Banque interaméricaine de développement (BID), le PIC prétend contribuer à la décentralisation du pays, créer des dizaines de milliers d’emplois et transformer la catastrophe de 2010 en « occasion ». Mais il existait déjà avant le séisme : il forme la pointe la plus visible et la plus avancée d’une stratégie globale, celle du corridor économique Nord - Nord-Est. Ce plan d’aménagement du territoire s’étend de Cap-Haïtien, à l’ouest, à la frontière dominicaine. Son but : garantir la coordination des projets touristiques et miniers avec les zones franches, dont le PIC, qui en présente toutes les caractéristiques, à commencer par des avantages fiscaux, juridiques et commerciaux.
Il faut annoncer l’objet de sa visite au garde armé qui surveille l’entrée de ce que l’on a surnommé « village La Différence » : « Nous venons voir Sherley, celle du P48. » Peintes en couleurs pastel (rose, bleu et vert), distribuées selon un quadrillage serré de rues, les maisonnettes des salariés dessinent ici un univers aseptisé, clôturé, qui n’est pas sans rappeler l’atmosphère anxiogène de la série télévisée britannique Le Prisonnier. L’idée de l’Agence des États-Unis pour le développement international (Usaid), maître d’œuvre de leur construction, était de fournir des logements à des familles victimes du séisme de 2010, tout en offrant au PIC une main-d’œuvre proche et disponible. D’une pierre deux coups, en somme. Mais ces quelque 900 maisons ont accumulé retards, surcoûts et défauts techniques. Si le lotissement dispose d’une école, financée par S&H Global, il n’y a ni marché, ni aire de jeux, ni centre de santé…
Le PIC épouse la logique des plans de développement que l’on impose à Haïti depuis quarante ans : favoriser les « leviers de croissance » tels que le tourisme, l’exploitation minière ou l’industrie de sous-traitance, en ouvrant toujours davantage de zones franches. Une stratégie « partiellement » gagnante, concède M. Gilles Damais, qui travaille pour la BID dans le pays. M. Liszt Quitel, directeur exécutif du PIC, émet un avis similaire, tout en soulignant les 9 000 emplois créés et l’électricité fournie à prix réduit grâce à la centrale électrique du PIC. « Le parc va générer des emplois indirects, augmenter le pouvoir d’achat, permettre l’ouverture de petits commerces qui n’auraient pas pu exister avant. L’évolution naturelle, c’est que, dans dix à vingt ans, la société évolue vers les services, quand les gens auront fait plus d’études… »
Aucun de nos deux interlocuteurs n’idéalise le modèle de la sous-traitance. « Les parcs industriels constituent plus des enclaves qu’autre chose », reconnaît par exemple M. Damais, avant d’ajouter que l’étape lui semble « indispensable » : « L’idée, c’est de passer d’une industrie de base, où on ne favorise que la main-d’œuvre bon marché, à une industrie d’assemblage, avec plus de valeur ajoutée, plus de savoir-faire incorporé, avant de passer ensuite à des industries de services. » Un simple regard alentour conduit toutefois à douter de la plausibilité de ce cercle vertueux.
« Les Coréens sont les maîtres ici »
Ses 8 000 salariés font de S&H Global le deuxième employeur du secteur du textile dans le pays. La multinationale sud-coréenne s’est engagée à créer à terme 20 000 emplois, et le gouvernement Martelly en a annoncé pas moins de 65 000 au total pour le PIC. Mais les études sur les zones franches tendent à surévaluer le nombre de postes créés et ne mesurent presque jamais la précarité qu’elles produisent. Sans compter que les chiffres avancés pour le PIC reposent sur une simple projection calculée à partir… de la surface disponible dans le parc et du nombre de travailleurs qu’elle permettrait d’y faire tenir. En outre, le salaire minimum — dans les faits, une sorte de salaire maximum… — est si bas qu’il permet tout juste de vivre. Avec l’inflation (autour de 15 %) et la dévalorisation de la gourde par rapport au dollar (— 40 % entre avril 2015 et septembre 2016), le pouvoir d’achat fond vite dans ce pays qui importe 60 % de la nourriture qu’il consomme.
« Mais toi, le blan, de tout cela, que feras-tu ? Tu le diras ? », nous interpelle Rose-Myrlande. Habitués à voir défiler fonctionnaires internationaux, consultants et experts de toutes sortes — dont les diplômes et la rémunération sont le plus souvent aussi imposants que leur ignorance et leur incompétence —, les Haïtiens ont appris à être vigilants. Pour la plupart jeunes et combatifs, les membres de Batay Ouvriye — l’un des deux syndicats présents au sein du PIC —, qui revendique 3 000 membres, entretiennent l’espoir de ne rester qu’un temps, avant de reprendre des études ou de trouver un « vrai » emploi. Ce jour-là, ils reviennent d’une manifestation pour exiger un salaire minimum de 500 gourdes (sous la pression, le gouvernement l’a fait passer de 240 à 300 gourdes pour le secteur du textile).
Dans l’enceinte du parc, la hiérarchie recoupe la division internationale du travail : au sommet, les Coréens ; un étage au-dessous, des cadres administratifs issus d’Amérique centrale et de la République dominicaine ; au bas de l’échelle, une main-d’œuvre non qualifiée, haïtienne, noire. « Les Coréens sont très durs. Ils sont les maîtres ici. » « C’est “Silence !” et “Non, madame !”, ajoute Sherley. Ils ne t’écoutent pas. Et quand ils crient sur toi, tu dois te taire, tu ne peux pas répondre. »
12 h 55. Sherley, Rose-Myrlande, Azemar et les autres lèvent leurs corps engourdis, chassent tant bien que mal la fatigue et se redirigent vers la Factory 1. Les autres ateliers ont déjà repris le travail. Encore trois heures à tenir. Davantage s’il y a un « extra » — une heure supplémentaire payée 45 gourdes, que l’on peut difficilement refuser. Puis ce sera le bus bondé jusqu’à la maison… Avant de recommencer le lendemain, tant que les Haïtiens ne seront pas parvenus à lever les obstacles qui les empêchent de « défricher la misère et planter la vie nouvelle [4] ».
Frédéric Thomas
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