Le soir tombe sur les ruines de Port-au-Prince, bientôt plongée dans l’obscurité. On ne distingue plus, au loin, qu’un feu rouge qui se balance au-dessus d’un carrefour. Partout où l’œil se pose, les décombres envahissent l’espace. Les chiens ont pris possession de la nuit. De temps à autre, leurs cris rompent le silence.
Au matin, les moteurs vrombissent. Dans la lumière crue du petit jour, les voitures tentent de se frayer un chemin au milieu du chaos d’une ville surpeuplée. Les tap-tap — taxis collectifs — contournent des cratères qui dictent les méandres de la circulation. Dans l’air, une odeur de mort mêlée à celle des eaux usées qui s’échappent d’un égout à ciel ouvert et à la poussière des ruines, que le vent souffle sur les vivants. Les Haïtiens vivent dans une douce surréalité : les disparus sont toujours présents ; on les imagine à chaque détour, encore prisonniers du béton.
Sept sur l’échelle de Richter : un séisme équivalent à plusieurs bombes atomiques qui auraient explosé sous terre. Le 12 janvier 2010, une maison sur trois a résisté. Si l’une a miraculeusement tenu, sans une vitre soufflée, sa voisine s’est trouvée réduite à néant : un gigantesque jeu de hasard et de massacre qui a fait deux cent trente mille morts, trois cent mille blessés et un million trois cent mille sans-abri. Sans compter les dégâts matériels : 7,8 milliards de dollars, 120 % du produit intérieur brut (PIB) de l’année 2009.
Trois ans après, la reconstruction ne semble pas avoir débuté. Dans les rues, quelques hommes arborant des tee-shirts aux couleurs de différentes organisations non gouvernementales (ONG), pelle en main, ont remplacé les bulldozers et les pelleteuses, rapatriés depuis longtemps loin de l’île. A ce rythme, combien d’années faudra-t-il pour rebâtir ?
Les tentes sales, déchirées, collées les unes aux autres, où s’entassent encore trois cent soixante-dix mille personnes, s’étendent dans toute la capitale, alors que la plupart des ONG ont plié bagage. Dans des quartiers dévastés, sur des kilomètres, leurs taches bleues recouvrent les mornes. On perfore la toile au couteau pour y créer des fenêtres, et on y survit sous une chaleur assassine. Au soleil couchant, une femme se lave sur le bord de la route, tout près des voitures qui crachent leur fumée noire.
Les promesses des donateurs internationaux sont largement restées lettre morte. Fin septembre 2012, le bureau de l’envoyé spécial d’Haïti à l’Organisation des Nations unies (ONU) annonçait qu’à peine plus de la moitié des 5,37 milliards de dollars promis lors de la conférence de New York, en mars 2010, avaient été distribués. Les fonds étaient supposés arriver avant l’automne 2012, mais une partie des sommes restent gelées, faute d’institutions publiques solides et fiables. Confortablement anonyme, la « communauté internationale » s’est emparée du processus de reconstruction. Mais la diversité des acteurs et des intérêts entrave toute avancée. Et les projets s’orientent quasi exclusivement vers la promotion de l’assistance et de l’investissement étrangers, bref, du libre-échange. « Haïti is open for business » (« Haïti est ouvert aux affaires »), résume le slogan que s’est choisi le nouveau président Michel Martelly, au pouvoir depuis mai 2011 (lire ci-dessous « Lueur d’espoir ? »).
La commission Clinton, une « vaste plaisanterie »
Une Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH), avec à sa tête l’ancien président américain William Clinton et l’ex-premier ministre haïtien Jean-Max Bellerive, avait été formée au lendemain du séisme pour approuver les projets qui seraient financés par la Banque mondiale. Deux ans plus tard, elle apparaissait comme une vaste plaisanterie. « Un bourbier d’indécision et de retard », selon l’ONG britannique Oxfam, dans son rapport du 6 janvier 2011. Au terme du mandat de la CIRH, fin 2011, le Fonds de reconstruction d’Haïti (FRH) a pris la relève. Il est piloté par le gouvernement haïtien et par des représentants du patronat, de la Banque mondiale, de la Banque interaméricaine de développement (BID) et des ONG. Mais la structure a peiné à recevoir l’aide des bailleurs de fonds internationaux. A son tour, le Fonds Clinton-Bush, créé en janvier 2010 à l’initiative du président américain Barack Obama, a annoncé son retrait le 31 décembre 2012. Les 54 millions de dollars qu’il avait permis de collecter ont été dépensés. Pourtant, les résultats ne se voient guère. « Certains mettraient leur main à couper que cet argent n’a pas financé des secteurs productifs de l’économie. D’autres diront le contraire. Les choses, ici, ne sont ni blanches ni noires », écrit le journaliste Roberson Alphonse dans le quotidien Le Nouvelliste (7 décembre 2012). Eu égard au tarissement de l’assistance financière, le président de la Banque mondiale, M. Jim Yong Kim, a lancé un appel en quittant le pays, le 7 novembre 2012 : « Ce n’est pas le moment de suspendre l’aide à Haïti. »
Au sein du comité de pilotage des donateurs, chaque Etat défend les intérêts de ses entreprises. En résultent des microprojets, disparates, sans vision d’ensemble. La moitié ne sont pas entérinés, faute de financement. Pour l’heure, Haïti est devenu le nouvel eldorado des compagnies étrangères : une « ruée vers l’or », selon l’expression de l’ambassadeur des Etats-Unis, M. Kenneth Merten, dans un câble diplomatique révélé par WikiLeaks. Les Américains sont accusés de favoriser leurs compagnies nationales, tandis que les Haïtiens restent sur le bord de la route. Les 267 millions de dollars d’aides de la CIRH ont généré mille cinq cents contrats pour des sociétés américaines, vingt pour des entreprises locales.
Tous les projets sont censés passer par la commission Clinton, qui les valide, avant d’être approuvés par la Banque mondiale. Un bureau anticorruption a ouvert au sein de la CIRH, mais seulement en mars 2011. Entre-temps, les deux tiers des projets ont été approuvés. Sans compter que ceux qui ne dépassent pas 1 million de dollars n’ont pas à être examinés.
Des scandales éclatent régulièrement : salaires vertigineux de contractants, construction d’écoles fantômes, etc. Quand il était en poste, M. Bellerive a accordé en une seule journée (le 8 novembre 2010) huit contrats à trois compagnies appartenant au sénateur dominicain Félix Bautista. Montant total : 385 millions de dollars. L’ancien président René Préval a achevé son mandat dans une atmosphère délétère : on l’accusait d’avoir détourné plusieurs millions de dollars des fonds du Petrocaribe (1) pour financer la campagne de son poulain à l’élection présidentielle, M. Jude Célestin, en 2011.
Anciens duvaliéristes dans l’entourage de « Sweet Micky »
Bien des jeunes portent encore au poignet le bracelet rose de la campagne de l’actuel président, M. Martelly. De son nom de scène « Sweet Micky », cet ancien chanteur de compas a gagné les suffrages de la rue en promettant l’école gratuite, la lutte contre la corruption et la sécurité. Déjà, des doutes planent sur son entourage, composé d’ancien duvaliéristes mais aussi de policiers soupçonnés d’avoir trempé dans le trafic de drogue il y a une dizaine d’années. Le Federal Bureau of Investigation (FBI) enquête actuellement sur un vaste réseau d’enlèvements qui impliquerait des proches du président.
Financé par le Canada, le programme 16/6 du président Martelly, qui concerne six camps dans seize quartiers, a délogé les sinistrés des principales places publiques, moyennant une prime de départ de 20 000 gourdes (360 euros). Au prix parfois d’expulsions violentes. Mais avec une somme aussi dérisoire, les familles n’ont pu que reconstruire des taudis aux abords des bidonvilles et sur le flanc des collines.
Des éclairs rayent le ciel au-dessus de Delmas, l’un de ces camps. Au milieu des ombres furtives se détachent des regards vifs. S’agit-il de bandits ? De ceux qui, dans cette zone de non-droit, dépouillent parfois les passants, arme sur la tempe, ou violent des jeunes femmes, sous les tentes, non loin du commissariat central ?
Un rapport alarmant de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), publié le 12 novembre 2012, souligne que « l’insécurité s’aggrave » et que « cette situation ne doit rien à la fatalité, mais aux choix de politiques économiques nationales largement dominées par les décideurs internationaux ». « La criminalité a été multipliée par cent depuis le séisme », affirme devant nous un inspecteur de l’ONU.
Ce jour-là, dans le quartier du Bicentenaire, un homme titube, puis s’effondre sur la route. Son corps se convulse sur le bitume devant les passants, qui détournent le regard et poursuivent leur chemin. Un bout de bois finit par être déposé à ses côtés pour forcer la circulation à le contourner. De l’autre côté du port, à Cité Soleil, le plus grand bidonville de la capitale, une file s’est formée devant une marchande de galettes d’argile. La femme pétrit longuement la mixture mélangée à du beurre. Plusieurs centaines sèchent au soleil. « J’en mange trois par jour pour calmer la faim », dit en souriant Jeff, 20 ans, qui émerge de son sommeil, l’estomac torturé. Plus loin, des jeunes jouent au ballon, pieds nus, sur un vaste terrain vague.
Juchée sur les hauteurs de Port-au-Prince, une petite élite — 3 % de la population — se partage 85 % des richesses. Si pimpante dans cette ville à l’air poisseux, elle ne se déplace plus qu’à bord de ses 4 x 4 rutilants. Elle évite le bas de la ville pour contourner une misère qu’elle s’obstine à ne pas voir, mais qui s’étale de plus en plus sous ses fenêtres. « Le problème de Martelly, c’est qu’il propose une politique de charité. Il est incapable de concevoir un projet de refondation du pays. Son équipe est constituée d’enfants de la dictature, élevés dans le mépris du peuple, s’insurge l’écrivain Lyonel Trouillot. La véritable urgence est de reconquérir la souveraineté du pays. » Refonder ce qui n’existait pas implique, selon lui, de « repenser l’inégale répartition des richesses sur des bases structurelles équitables et fiables. Une question qu’on refuse de se poser. Car cette situation de pauvreté profite aux ONG et au pouvoir économique, pour lesquels Haïti n’est pas un pays mais un commerce ! » (2)
Des ossements humains jonchent le sol à l’endroit où s’érigeait hier « Fort Dimanche », le plus important centre de torture sous la dictature des Duvalier. Pourtant, sur les murs on peut lire un graffiti proclamant : « Bon retour, Jean-Claude Duvalier ! » Nostalgie d’une époque sanguinaire mais prospère : le prix du sang serait-il préférable à celui de la misère ? Toujours est-il qu’après vingt-cinq ans d’exil Duvalier fils, dit « Baby Doc », qui vivait ruiné en France, pourrait être blanchi par la justice. Ce qui lui permettrait d’empocher les 6 millions de dollars bloqués sur un compte en Suisse pendant l’enquête judiciaire…
Une rivière de déchets, parcourue par des cochons noirs, se déverse dans les maisons de tôle ondulée, brûlantes, chaotiques. Dans ces conditions, le vibrion du choléra fait des ravages. Médecins sans frontières s’inquiète de la recrudescence des cas. Depuis son apparition, en octobre 2010, l’épidémie a fait plus de sept mille quatre cents morts et infecté six cent vingt mille personnes, dont plus d’une centaine à Cité Soleil. Elle touche surtout les plus pauvres. Le sentiment de révolte monte contre l’ONU, dont le régiment de Népalais, reconnu responsable de l’importation de la maladie, se refuse à admettre son tort.
La nuit, sur une route bordée de décombres, où un Christ a résisté, on découvre une chemise tachée de sang, dédiée par une victime d’un crime impuni à Altagrâce, sainte patronne d’Haïti, pour lui réclamer justice. Aux quatre coins de la capitale, des chants d’alléluia s’élèvent jusqu’à la transe. Pour l’heure, la foi suffit encore à étancher la colère.
Céline Raffalli, mai 2013
Journaliste
(1) Accord avec le Venezuela permettant à Haïti de recevoir du pétrole à un prix préférentiel et adossé à des projets de développement.
(2) Voir aussi le documentaire de Raoul Peck, Assistance mortelle (2013) (http://assistance-mortelle.arte.tv).
Lueur d’espoir ?
Parmi les projets liés à la reconstruction après le séisme de 2010, le plus important a été la création d’une zone franche à Caracol, dans le nord du pays, à cent quatre-vingts kilomètres de la zone touchée. Ce parc industriel, inauguré le 22 octobre 2012, est né d’un accord signé en janvier 2011 entre le gouvernement haïtien, le géant du textile sud-coréen SAE-A Trading (qui produit des vêtements pour de nombreuses entreprises nord-américaines, comme Walmart, Target ou Gap), la secrétaire d’Etat américaine Hillary Clinton et la Banque interaméricaine de développement (BID).
« Avec une aide financière de 124 millions de dollars, ce projet représente le plus important investissement des Etats-Unis pour la reconstruction », affirme le chercheur Frédéric Thomas (1). SAE-A Trading bénéficiera d’un terrain offert par le gouvernement haïtien, d’une exemption de taxes, d’une centrale électrique, d’un nouveau port… Il profitera également du Haiti Economic Lift Program (HELP) Act, voté par le Congrès américain à la suite du séisme, qui triple les quotas d’exonérations de douane jusqu’en 2020 pour les exportations vers les Etats-Unis de textiles fabriqués en Haïti.
SAE-A Trading a promis la création dans les six prochaines années de vingt mille emplois, rémunérés 300 gourdes par jour (environ 5 euros ; en Haïti, un soda coûte entre 40 et 50 gourdes). La construction du parc a conduit à l’expropriation de trois cent soixante-six fermiers, dans une zone qui n’avait pas été touchée par le séisme. La société coréenne est par ailleurs connue pour avoir entretenu des relations conflictuelles avec les syndicats de ses usines au Guatemala, lesquels dénonçaient de multiples violations du droit du travail.
L’installation de SAE-A Trading en Haïti a été saluée comme une « lueur d’espoir » par l’ancien président américain William Clinton.
Céline Raffalli
Journaliste
(1) « Haïti, nouvelle “Taïwan des Caraïbes” ? », Mémoire des luttes, 22 janvier 2013.