Professeur à la faculté de médecine de Sorbonne Université, chercheur et chef du service de parasitologie à l’hôpital La Pitié-Salpêtrière, Renaud Piarroux est un spécialiste du choléra. Moins d’un an après le séisme qui a frappé Haïti en janvier 2010, une épidémie se déclenche qui fera des dizaines de milliers de morts. Arrivé le 1er novembre 2010 à la demande de la France, l’épidémiologiste de terrain devra lutter contre une désinformation organisée, pour établir que les casques bleus en étaient la source.
Paul Benkimoun et Béatrice Gurrey – La situation en Haïti, à votre arrivée en novembre 2010, vous apparaît comme « un sac de nœuds dans un nid de vipères ». Pourquoi ?
Renaud Piarroux - J’avais été recruté pour un besoin qui paraissait très technique : aider les épidémiologistes haïtiens à comprendre la dynamique de l’épidémie de choléra et proposer des solutions pour y faire face. Je comprends assez vite, qu’en fait, on compte sur moi pour dire des choses que d’autres ne peuvent, ou ne veulent pas dire. Ce n’était pas si compliqué de voir d’où venait l’épidémie et pourtant cela semblait terriblement mystérieux. Tous mes interlocuteurs institutionnels connaissaient la vérité : cette épidémie a été importée par les casques bleus népalais de la Minustah [Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti], basés dans la province du Centre.
De surcroît, on est en période électorale. Le président René Préval, qui a effectué deux mandats, ne peut se représenter. Il pousse son gendre, Jude Célestin, mais les Etats-Unis n’apprécient pas beaucoup les choix de coopération d’Haïti avec le Venezuela et avec Cuba. Leur objectif est alors clairement de se débarrasser de ce pouvoir et les tensions sont extrêmement fortes.
Vous décrivez une « bombe bactériologique » qui tue en quelques heures. Comment est-ce possible ?
Déverser la fosse septique de la base militaire des Nations unies, qui contenait une énorme quantité de Vibrio cholerae, l’agent du choléra, dans un affluent du principal fleuve d’Haïti, l’Artibonite, a eu pour conséquence de contaminer la population à une vitesse fulgurante. Deux jours après, environ 10 000 personnes tombent malades le long du trajet du fleuve. C’est un tsunami épidémiologique. Nombre de personnes atteintes meurent en deux heures. De mon expérience du choléra sur plusieurs années en Afrique, je n’ai jamais vu une épidémie démarrer avec une telle violence.
Que s’est-il passé dans ce camp, où il était impossible de pénétrer ?
Environ 400 soldats népalais, casques bleus, y étaient logés. Ils arrivaient de Katmandou où une épidémie de choléra sévissait depuis le 23 septembre. Avant leur départ, on les avaient examinés pour voir s’ils étaient aptes à des opérations extérieures, mais sans se soucier de savoir s’ils étaient contagieux ou pas. Ensuite, ils sont partis en permission pendant dix jours avant de rejoindre Haïti ! Il est absolument impossible, étant donné la force de l’épidémie, qu’aucun d’eux n’ait été malade comme l’a prétendu l’Organisation des Nations unies (ONU), selon une étude qu’elle avait commandée à une équipe qu’elle avait choisie.
Dans la plupart des opérations de maintien de la paix des Nations unies dans des pays pauvres, ce sont des soldats venant de pays pauvres et encore exposés à certaines épidémiesque l’on envoie. Ils ne coûtent pas cher à l’ONU et rapportent de l’argent à leur pays. C’est une question financière.
Le nombre de morts a été largement sous-évalué, dites-vous. A combien l’estimez-vous ?
Officiellement, pendant les six premiers mois de l’épidémie, on parle de 4 500 morts. Une étude de Médecins sans frontières et d’Epicentre, portant sur 500 000 habitants dans une seule région, recense, pour la même période, déjà plus de 5 000 morts. Ce 1 % de mortalité me paraît pouvoir être extrapolé sur une population totale de 10 millions de personnes. On est donc plus près de plusieurs dizaines de milliers de morts. Une autre enquête menée auprès des ménages par les autorités sanitaires relève le nombre de décès dus au choléra dans les foyers : 30 000 pour la période concernée. Le chiffre réel est à mon avis huit fois supérieur au chiffre officiel.
On a l’impression d’assister, au XXIe siècle, à la grande peste du Moyen Age…
Ce n’est pas seulement le Moyen Age. Londres et Paris ont subi encore de terribles épidémies au XIXe : c’est le siècle du choléra, avec des émeutes, des lynchages, une population qui va chercher des responsables ou des boucs émissaires du fait de la violence même de la maladie. Une personne en bonne santé le matin peut devenir bleue et mourir cyanosée dans d’impressionnantes convulsions le soir même. D’où l’expression « peur bleue ». La peste noire de 1348, transmise vraisemblablement par les puces, a tué en trois ans jusqu’à 30 % de la population en Europe. Le continent a mis deux cents ans à retrouver son peuplement initial. Je suis très inquiet pour Haïti. Si la rougeole surgit, il faut se préparer à réagir vigoureusement.
Vous décrivez les opérations de désinformation pour dédouaner les Nations unies. Vous aviez déjà vu cela auparavant ?
Non, nulle part ! Avec l’aide de Ralph Frerichs, professeur émérite d’épidémiologie à l’université de Californie Los Angeles, j’ai pu démonter ces mécanismes et la mystification qui s’est mise en place très vite. On peut la résumer en trois actes : premièrement, effacer le maximum de preuves. On a en effet enlevé en catimini les tuyaux qui avaient servi au déversement des matières fécales et on a tout chloré. Heureusement, des photographes ont réussi à prendre des clichés pendant ce démontage.
Deuxièmement, écarter tous les curieux. Il était très difficile de s’approcher de cette base, extrêmement surveillée. On veut éviter au maximum la curiosité des journalistes et je suis reconnaissant au Monde d’avoir enquêté sur le terrain et donné un large écho à mon rapport. C’est le journal qui a traité le plus en profondeur cette question. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) et la Minustah commencent à falsifier les cartes produites.
Enfin, mais ces trois phases sont quasi-simultanées, il faut trouver une hypothèse alternative à l’origine de la maladie : ce sera la « théorie environnementale », soutenue par la bactériologiste Rita Colwell [université du Maryland].
Comment jugez-vous les scientifiques qui ont soutenu les Nations unies, en produisant des informations falsifiées ou tronquées ?
Il y a un éventail de comportements qui vont de celui de David Sacks, professeur d’épidémiologie [Johns Hopkins University], tenant de bonne foi de la théorie environnementale mais qui n’insistera pas quand les faits la mettront à mal, à celui d’Afsar Ali, chercheur de l’Université de Floride, qui s’est livré à des affabulations. Alejandro Cravioto, chef du panel d’experts chargé d’arbitrer entre le scénario que j’avais présenté et celui de Rita Colwell, a participé à l’étude de cette dernière attribuant l’épidémie de choléra à des souches environnementales et l’a cosignée – un conflit d’intérêts évident. Le panel présentera une conclusion divergente. Les Nations unies, leur secrétaire général Ban Ki-moon et la directrice générale de l’OMS ont voulu verrouiller le groupe d’experts afin qu’ils démolissent ma théorie. Heureusement, des scientifiques du panel comme Daniele Lantagne [Harvard] ont tenu bon.
Finalement, la critique la plus virulente vient des Nations unies elles-mêmes, en la personne du rapporteur spécial Philip Alston. Son intervention a-t-elle été décisive ?
Oui. Toute action en justice pour obtenir réparation avait été déboutée, en raison de l’immunité des Nations unies qui ne peuvent paraître dans un procès. Le rapport de Philip Alston a été déterminant. Son idée de base est que l’origine de l’épidémie ne fait aucun doute, recoupant mon analyse. Puis il soutient que si les Nations unies bénéficient d’une immunité, elles ont l’obligation légale de réparer les dommages qu’elles causent. Il ne peut pas y avoir d’immunité sans responsabilité. C’est ce qu’il va développer en expliquant que, dans le cas contraire, la crédibilité des Nations unies serait sérieusement mise en péril.
Le 1er décembre 2016, Ban Ki-moon présente les excuses des Nations unies aux Haïtiens pour sa responsabilité dans l’épidémie de choléra et propose un plan de lutte contre la maladie devenue endémique, dans un pays où elle était auparavant inconnue. Ce changement d’attitude et de discours politique marque un tournant. Il va permettre d’accroître les moyens d’action locaux, notamment les équipes mobiles d’intervention rapide [Emira], avec pour objectif d’éradiquer le choléra. Après une lutte constante pour conserver ces moyens, et pour la première fois ces dernières semaines, aucun cas n’a été enregistré sur le territoire haïtien. Il est encore trop tôt pour savoir si cette situation est durable, mais je la considère comme extrêmement encourageante.
Les leçons de cette faillite ont-elles été tirées ?
Si l’on en reste là, c’est que nous n’aurons pas frappé assez fort. Il faut que les Nations unies fassent quelque chose pour les familles des disparus et qu’elles mettent en place des mesures pour s’assurer que cette histoire ne se reproduira jamais. Comme médecin, j’espère que la « théorie environnementale » sur l’origine du choléra n’empêchera plus que l’on s’attelle à l’éradication de la maladie. J’espère aussi que le monde scientifique aura compris à quel point les approximations et les concessions faites au politique peuvent être dangereuses et toxiques. On aura de plus en plus besoin d’une science qui ne soit pas biaisée.
Paul Benkimoun et Béatrice Gurrey
« Choléra. Haïti 2010-2018 : histoire d’un désastre », de Renaud Piarroux (CNRS Editions, 298 p., 22 euros)