Des pick-up balayent les rues désertes, chargés de kalachnikovs pointées vers le ciel ; des cliquètements de mitraillette retentissent dans la nuit… Dans le sud-est du Soudan, Al-Qadarif dégage une impression de fin du monde. Ce chef-lieu dépourvu des infrastructures de base constitue l’orée à peu près sécurisée d’une longue bande de terre où des groupes armés de toute nature circulent malgré les multiples points de contrôle militaires. Au tripoint où se croisent les frontières avec l’Éthiopie et l’Érythrée s’étend le triangle de Fashaga, 250 kilomètres carrés de terres fertiles que se disputent Addis-Abeba et Khartoum. C’est dans cette zone déjà instable que plusieurs dizaines de milliers de civils ont trouvé refuge depuis le déclenchement de la guerre qui ravage le Tigré éthiopien, le 5 novembre 2020. La veille, le Front de libération du peuple du Tigré (FLPT) avait lancé une série d’attaques contre des bases de l’armée nationale, suscitant une riposte immédiate d’Addis-Abeba. La guerre a déjà fait des milliers de morts, dont huit membres d’associations humanitaires, selon l’Organisation des Nations unies (ONU) [1]. Le 9 novembre, selon Amnesty International, des centaines de personnes ont été massacrées, probablement par une milice tigréenne, à Maï-Kadra.
Le Motwakil, un semblant d’hôtel vétuste à l’hygiène douteuse, accueille les organisations non gouvernementales (ONG) mobilisées pour répondre à la crise humanitaire. L’établissement s’est transformé en base opérationnelle pour les Tigréens (médecins, ingénieurs, infirmiers…) accourus des États-Unis ou du Canada afin d’encadrer les camps de réfugiés installés à la hâte au Soudan, notamment dans les localités d’Al-Qadarif et de Kassala. Cet afflux soudain de soutiens étrangers révèle une diaspora nombreuse, structurée en réseaux et disposant d’importants moyens financiers.
Spectaculaire retournement d’alliances
Enfoncé dans l’un des larges fauteuils en cuir du lobby défraîchi, un homme d’une cinquantaine d’années, l’air soucieux, jongle avec les téléphones du matin au dîner. M. Teklaw H., qui se présente comme le chef de sa « tribu », vient d’arriver de Chicago, où il réside. Il coordonne avec les autorités locales l’action d’une myriade de groupes de soutien informels. Le principal défi consiste à obtenir des laisser-passer de la part des militaires qui contrôlent les accès aux camps de réfugiés. Sa propension à s’adresser aux journalistes laisse deviner que M. H. joue également un discret rôle politique. « Notre pire hantise depuis trente ans s’est concrétisée : être pris en tenaille entre un gouvernement central hostile et l’ennemi érythréen », nous explique cet ancien rebelle tigréen dont la mère et les sœurs se trouvent dans le camp d’Oum Rakouba.
Ce conflit est en effet le théâtre d’un spectaculaire retournement d’alliances militaires. L’Éthiopie y est secondée par l’Érythrée, son ancienne province, devenue indépendante en 1993 après une guerre de deux ans où le FLPT, alors au pouvoir à Addis-Abeba, joua un rôle central [2]. Les Tigréens furent également aux avant-postes de la guerre des frontières qui opposa les deux pays entre 1998 et 2000 [3]. En juillet 2018, tout juste installé au pouvoir, le premier ministre éthiopien Abiy Ahmed, encouragé par les États-Unis, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU), désireux de pacifier la mer Rouge, avait conclu avec Asmara un accord de paix inespéré, rétablissant les relations diplomatiques entre les deux frères ennemis après vingt ans de guerre froide. Avec le recul, cette réconciliation sonnait comme un avertissement pour le FLPT [4]. Asmara est désormais l’allié botté de son ancien ennemi contre les Tigréens.
Pendant des mois, M. Abiy a nié l’implication des Érythréens. Il a fallu attendre le 18 avril 2021 pour qu’Asmara passe aux aveux dans une lettre adressée au Conseil de sécurité de l’ONU [5]. Des images accablantes, rapportées par les réfugiés via leurs téléphones, montraient depuis quelque temps déjà des soldats érythréens grossièrement déguisés sous de vieux uniformes éthiopiens, trahis par leur accent. « Vues de l’extérieur, les dénégations de l’Éthiopie étaient ridicules. Mais beaucoup de partisans d’Addis-Abeba adhéraient à la propagande, et Abiy ne pouvait pas se permettre de reconnaître l’évidence trop tôt », analyse le sociologue Roland Marchal, spécialiste de la Corne de l’Afrique. « Ça aurait été admettre qu’un de ses buts de guerre, à savoir rétablir sa souveraineté sur le Tigré, avait tout simplement été bradé au président érythréen Issayas Afeworki. » Ce dernier sort doublement gagnant des événements : tout en contenant l’instabilité à sa frontière, il arrache une éclatante revanche aux Tigréens, principaux artisans de l’humiliante défaite de son pays face à l’Éthiopie en 2000.
Une minorité régnante oppressive
À l’automne 2020, c’est un nouveau report des élections générales, initialement prévues fin août, qui a mis le feu aux poudres au Tigré. L’exécutif central avait justifié le premier ajournement par la pandémie de Covid-19, et le second par des problèmes logistiques. En septembre, la région a organisé elle-même le scrutin, immédiatement condamné par Addis-Abeba, qui a destitué les nouveaux élus. Casus belli, le report de la consultation générale — finalement organisée le 21 juin 2021, sauf au Tigré — n’a été que l’étincelle qui a ravivé des braises encore rougeoyantes. « Tout le monde voulait en découdre. La guerre était prévisible, et même inéluctable », confirme Marchal. En effet, M. Abiy avait entrepris de mettre un terme à la mainmise que les élites tigréennes exerçaient sur l’Éthiopie depuis la chute du Derg, la junte marxiste-léniniste de Mengistu Haïlé Mariam, en 1991. Le Parti de la prospérité, qu’il a créé en 2019, brandit l’étendard du patriotisme et promeut l’idée de medemer (« synergie »), un concept défini par un florilège de mots creux sur la page Facebook officielle du premier ministre : « encouragement à travailler ensemble pour une vision partagée vers un objectif mutuellement bénéfique, qui s’appuie sur les succès passés tout en s’efforçant d’en corriger les erreurs afin de créer une union plus harmonieuse ». Mais il s’agit surtout de liquider le pesant héritage du FLPT, qui tint les rênes fédérales de 1991 à 2018.
« Je ne m’intéresse que peu à la politique et je n’aime pas Abiy, nous confie par exemple M. Michael Hunde, entrepreneur du secteur pharmaceutique à Addis-Abeba. Mais, pour moi, les gens du FLPT sont diaboliques. Ils se sont goinfrés pendant les vingt-sept ans où ils ont dirigé le pays, qu’ils n’ont jamais cherché à développer pour le bien des Éthiopiens. Je suis solidaire de la souffrance des Tigréens, mais, s’ils veulent s’en sortir, ils doivent lâcher le FLPT. » Il faut remonter à 1991 pour comprendre d’où vient le reproche d’un « privilège tigréen ». Après sa marche victorieuse sur Addis-Abeba et la fuite précipitée de Mengistu, le FLPT a colonisé toutes les sphères du pouvoir. La dissolution des structures du Derg lui a permis d’accaparer 90 % des postes de la nouvelle armée, avant de s’attribuer le contrôle exclusif des services de renseignement. « Le système d’encadrement de la population qu’ils avaient mis en place était très dense, fondé sur le principe orwellien du “un sur cinq”, explique René Lefort, chercheur indépendant spécialiste de l’Éthiopie. Chaque individu lié au parti était chargé de surveiller les cinq foyers les plus proches du sien et, bien sûr, de tout rapporter à son supérieur. » Membre fondateur du FLPT avant d’entrer en dissidence et de vivre quelques années en exil, M. Aregawi Berhe affirme que le ratio descendait à un sur trois dans certaines régions.
C’est ainsi que les membres du FLPT se sont constitués en élite bureaucratique. Du commissaire de police au banal responsable des affaires sociales ou agricoles de sous-préfecture, toutes les chaînes de commandement civiles, administratives et militaires aboutissaient à un Tigréen. Une minorité régnante, oppressive, repliée sur elle-même. Le FLPT contrôlait la majeure partie de l’économie éthiopienne. Monopolisant les grandes structures publiques, il a profité du Fonds de dotation pour la réhabilitation du Tigré, un conglomérat de trente-quatre entreprises appartenant à ses cercles proches.
Au milieu des années 2010, la colère gronde dans la population — y compris au Tigré —, qui n’accepte plus la surveillance généralisée et la corruption à grande échelle. Consciente que ses jours au pouvoir sont comptés, la vieille garde du FLPT évoque un changement de cap lors de son congrès de 2014. Le Front décide alors de se replier au Tigré pour y reconstituer un fief électoral. Hommes d’affaires et cadres du parti posent leurs valises à Mekele, capitale de la région, et investissent à tout-va. L’élection de M. Abiy, en 2018, sonne l’entrée du parti dans l’opposition. À peine installé, le nouvel homme fort d’Addis-Abeba déclenche une vaste purge. L’armée et les services de renseignement sont restructurés ; 79 personnes (directeurs d’entreprises publiques, cadres militaires et hommes d’affaires) sont appréhendées pour corruption. M. Debretsion Gebremichael, vice-président de la région du Tigré, ne craint pas de dénoncer la mise en place d’un « apartheid » : « Ils auraient dû poursuivre un individu, déplore-t-il. Ils s’en sont pris à toute une communauté. » Au-delà des jeux de pouvoir, l’extrême violence qui se déchaîne contre la population du Tigré depuis novembre s’explique aussi par l’implosion de l’ethnofédéralisme fixé par la Constitution entrée en vigueur en 1995 (lire « Une Constitution ambiguë »).
Ce 5 novembre 2020, M. Abiy pensait mener une offensive-éclair, qualifiée d’« opération de sécurité ». La tournure des combats l’a pris de court. « Nous l’avions pourtant prévenu, soupire un diplomate soudanais qui souhaite garder l’anonymat. Nous connaissons bien le FLPT ; c’est même nous qui avons aidé à sa création, en 1975, en pleine répression des mouvements d’opposition par la junte. Nous étions prêts, cette fois encore, à organiser une médiation. » Selon lui, le dernier coup de fil entre le chef du gouvernement de transition à Khartoum, M. Abdallah Hamdok, et son homologue éthiopien n’a duré que trois minutes. Le dirigeant soudanais a vainement tenté d’expliquer à M. Abiy que son offensive était vouée à l’échec, car, « même s’il parvenait à éliminer les chefs rebelles tigréens, la population se soulèverait pour soutenir la rébellion ». Et le diplomate de déplorer : « Il n’écoute personne. »
Mais les cadres tigréens semblent avoir eux aussi surestimé leurs forces. Leur excès de confiance tient sans doute au succès de l’attaque-surprise du 4 novembre, visiblement préparée de longue date. Le FLPT a fait main basse sur une partie de l’équipement lourd du commandement du Nord, la plus importante division fédérale, stationnée à Mekele. Se décrivant eux-mêmes comme l’« armée la plus puissante de la Corne », ses hommes n’auront tenu que trois semaines avant d’être forcés au repli en périphérie de la région et au Soudan.
Abiy Ahmed, Prix Nobel un peu prématuré
Au Tigré, la guerre se joue à huis clos. Les télécommunications sont coupées depuis les toutes premières heures ; l’accès à la capitale tigréenne était impossible jusqu’à la fin mai. Un calme précaire domine désormais la ville quadrillée par les soldats fédéraux. Une autre guerre fait rage : celle de l’information. Le 28 novembre, juste après que ses troupes ont repris Mekele, M. Abiy revendique une victoire obtenue « sans aucune perte civile ». Or « pas un jour ne passe sans de nouvelles violences, principalement à l’encontre des populations », témoigne un cadre de l’ONU. Les secours subissent d’incessants contrôles, le gouvernement éthiopien accusant les associations humanitaires de couvrir l’importation d’armes et l’arrivée de combattants.
À l’hôpital général de Gondar, qui fut au XVIIe siècle la capitale de l’Empire abyssinien, les blessés affluent par dizaines en ce mois de juin. Les mutilés arrivent tant bien que mal dans des minibus, rarement sur des brancards : membres déchiquetés, visages éborgnés. La guerre s’est transformée en guérilla, avec des assauts de collines par vagues, des tirs de mitrailleuse et la dissémination de mines.
Gondar sert de base arrière aux milices amharas venues prêter main-forte à l’armée fédérale ; les échos de la guerre s’y mêlent à ceux de la campagne électorale. La ville est cernée de points de contrôle civils, tenus par des gosses arborant les tee-shirts du Parti de la prospérité. Dans la campagne environnante, les miliciens pullulent. Ils ont investi des écoles transformées en minibases, tandis que les enfants continuent d’aller en classe. Les armes et les munitions s’entassent à côté des boîtes de craies sous les auvents. Les soldats de fortune n’oublient pas de chanter les louanges du régime devant les écoliers.
De son côté, le FLPT mobilise ses relais en Afrique et dans le reste du monde pour propager toutes sortes de rumeurs absurdes sur les réseaux sociaux : dans les coulisses, les EAU, déjà présents en Somalie, tireraient les ficelles du conflit pour s’assurer une ouverture sur la mer Rouge. Une hypothèse contredite par la fermeture de la base militaire émiratie dans la ville érythréenne d’Assab en février dernier, Abou Dhabi n’en ayant plus l’usage, puisqu’il se désengage du conflit au Yémen.
La gravité de la crise humanitaire demeure difficile à évaluer. D’après le Programme alimentaire mondial, le spectre de la famine plane sur 350 000 personnes. En outre, les innombrables exactions dont témoignent les Tigréens réfugiés au Soudan dessinent une cruauté systématique des assaillants. Ceux-ci chercheraient à faire définitivement plier une région autonomiste jusqu’alors protégée par l’ethnofédéralisme inscrit dans la Constitution. Dans une déclaration publique, le 10 mars, le secrétaire d’État américain Antony Blinken a pour sa part évoqué un « nettoyage ethnique ». Les Tigréens seraient six millions sur une population totale de près de cent douze millions, selon des estimations de la Banque mondiale, faute de recensement récent [6].
Dans le camp soudanais d’Oum Rakouba, on redoute que des milices ne traversent la frontière pour « finir le travail ». M. Ermias G., un électricien d’une quarantaine d’années, a pu s’enfuir dès l’arrivée des premiers contingents érythréens. Il pense avoir été dénoncé par ses voisins, des Amharas du Wolkaït, un territoire fertile rattaché de force au Tigré en 1991. Les Tigréens y subissent désormais toutes sortes d’intimidations, assassinats, exils forcés. Des dizaines de milliers d’entre eux ont été déplacés de force, parfois dans des bus, par des milices amharas. « Nous avons soigné des femmes victimes de viols collectifs, certaines enceintes de six mois, qui ont fini par accoucher prématurément sur le bord des routes, en pleine canicule », nous raconte un responsable de mission de Médecins sans frontières (MSF). Les récits de violences sexuelles, visiblement coordonnées, affluent quotidiennement. Les hôpitaux sont régulièrement pillés : « Des camions entiers de matériel médical partent en direction de l’Érythrée. Pis, une fois remis en état par les humanitaires, les dispensaires sont saccagés, truffés de mines », rapporte encore l’envoyé de MSF. L’ONG s’interrogerait même sur sa présence : « On est presque au point de non-retour, où l’on se demande si l’on n’est pas en train de sponsoriser les belligérants plutôt que de vraiment secourir les victimes. »
Le massacre de centaines de civils à Aksoum, fin novembre, est attesté par des rapports détaillés d’Amnesty International et de Human Rights Watch [7]. La British Broadcasting Corporation (BBC) a pour sa part révélé les exactions commises fin janvier par l’armée éthiopienne à Mahbere Dego, au sud d’Aksoum : des quartiers incendiés, des enfants abattus à bout portant, des exécutions sur le bord des routes, des prêtres sodomisés en place publique…
Mais qu’est-il arrivé à M. Abiy, lauréat du prix Nobel de la paix 2019 pour la réconciliation avec l’Érythrée, désormais isolé sur la scène internationale et contesté dans son pays ? En avril 2018, lorsque ce quadragénaire énergique, alors simple député, est choisi pour diriger la coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien (FDRPE), alors dominé par le FLPT, et pour succéder au premier ministre démissionnaire Haïlé Mariam Dessalegn, poussé vers la sortie par les grandes manifestations oromos, il dispose de bien des atouts. De père oromo musulman et de mère amhara orthodoxe, il satisfait les deux communautés en mettant fin à des décennies d’hégémonie tigréenne sur le pouvoir ; technocrate apprécié des institutions financières internationales, il a dirigé la refonte des services de cyber-renseignement militaires ; et il forme avec son épouse — pentecôtiste comme lui — un couple médiatique mêlant jeunesse et traditions.
Avec M. Abiy, l’Éthiopie abandonne l’interventionnisme étatique et prend le virage du libéralisme économique, une condition pour négocier la restructuration de la dette vertigineuse du pays : près de 28 milliards de dollars, pour un produit intérieur brut (PIB) d’environ 96 milliards. En libérant les prisonniers d’opinion, il passe pour le porte-drapeau des droits humains sur le continent. « Nous l’avions surnommé le “Macron africain”, nous confie un diplomate américain qui était alors en poste à Addis-Abeba. Il nous semblait charismatique, probusiness, un possible allié régional, aux portes du Soudan d’Omar Al-Bachir, alors paria sur la scène internationale, et de l’Érythrée d’Afeworki, chasse gardée des Émirats. » La lune de miel culminera avec l’attribution du Nobel.
Peu subodorent alors que le premier ministre éthiopien rejoindra la liste des dirigeants trop hâtivement sanctifiés par le prestigieux comité suédois [8]. Pourtant, au moment où il reçoit son prix, sa pratique du pouvoir dérive déjà vers le népotisme et le clientélisme, tandis qu’il s’abrite derrière l’image médiatique de la présidente Sahle-Work Zewde, l’une des rares cheffes d’État africaines — même si ses prérogatives restent symboliques. Pendant que les chancelleries chantent ses louanges, quelques observateurs lucides alertent déjà. « Il suffisait de traduire ses discours, au lieu de simplement relayer ses belles paroles en anglais », ironise un ambassadeur africain.
Trois années après ce que les médias ont appelé le « printemps éthiopien », l’horizon s’assombrit pour M. Abiy. Jusqu’alors soutenue par les États-Unis, l’Éthiopie fait l’objet de sanctions financières de la part de Washington et de Bruxelles. Leur levée est soumise à trois conditions : un accès humanitaire indépendant à la région ; des enquêtes sur les crimes commis ; le retrait des forces érythréennes et amharas du Tigré. Le Conseil de sécurité de l’ONU n’a pu s’accorder sur une résolution en ce sens, la Russie et la Chine voyant dans ce conflit une affaire intérieure.
Avec Asmara, une paix sans contenu
Les grands projets lancés par le gouvernement Abiy pour attirer les investisseurs étrangers dans le « nouvel atelier du monde » ont souffert du ralentissement économique provoqué par la pandémie de Covid-19 et d’un « climat des affaires » rendu incertain par les purges politiques et les tensions ethnorégionales. Une dizaine de parcs industriels bénéficiant d’avantages fiscaux ont certes été construits en bordure de villes ; destinés à recevoir des usines textiles et pharmaceutiques du monde entier, ils ne sont pour la plupart toujours pas raccordés à l’eau et à l’électricité.
Compte tenu de sa situation géographique et de son histoire, « l’Éthiopie pourrait s’affirmer comme un acteur géostratégique incontournable, analyse un diplomate américain. Et la voilà qui se fâche avec tous ses alliés d’hier ». Pendant ce temps, M. Afeworki, soutenu par les EAU, affiche ses ambitions régionales. Une aubaine pour le dictateur érythréen, qui n’aura pas eu besoin d’engager son pays sur la voie de la démocratisation pour sortir de l’isolement diplomatique. Addis-Abeba semble se contenter d’une paix sans contenu avec son voisin. « Ils n’ont même pas réinvesti le port d’Assab, sur la mer Rouge, pomme de discorde entre l’Éthiopie et l’Érythrée depuis 1998, alors que la réouverture d’une façade maritime constituait le principal dividende de la paix », s’étonne Marchal.
L’équilibre des forces en présence au Tigré rend improbable une issue militaire. Pourtant, M. Abiy rejette toute négociation avec le FLPT, fraîchement qualifié de « groupe terroriste » par son gouvernement et par le Conseil des représentants des peuples, le 6 mai 2021. Toute solution durable implique désormais le Soudan. Des sources diplomatiques attestent la présence de chefs militaires tigréens à Khartoum. Ce que les autorités, trop heureuses de disposer d’un moyen de pression sur M. Abiy dans le règlement des contentieux bilatéraux, se gardent de démentir. Parmi les motifs de conflit entre les deux pays figurent le différend frontalier du triangle de Fashaga, mais aussi, dans la région du Benishangul-Gumuz, le barrage de la Renaissance, projet pharaonique mené par Addis-Abeba [9]. Le Soudan et l’Égypte reprochent à leur voisin, en amont du Nil, de procéder unilatéralement au remplissage du lac de retenue.
Le Tigré pourrait bien faire les frais de cette géopolitique régionale en ébullition. L’enlisement du conflit est d’autant plus à craindre que l’Érythrée et l’Éthiopie semblent trouver un intérêt à maintenir leurs troupes dans cette région charnière. Et, de son côté, l’armée tigréenne s’est adaptée à la guérilla de maquis.
Laura-Maï Gaveriaux
Noé Hochet-Bodin
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