Fin mars 2022, un cessez-le-feu a été décrété entre le gouvernement fédéral éthiopien et le gouvernement régional du Tigray, après près de dix-sept mois d’un conflit meurtrier. Certaines estimations portent à 500 000 le nombre de victimes directes et indirectes de cette guerre. Un bilan très lourd, qui s’explique notamment par les tactiques de combats adoptées lors des grandes offensives - lesquelles ont consisté à envoyer des fantassins à l’assaut de positions en hauteur, souvent à découvert, sous le feu ennemi. À plusieurs reprises, les belligérants ont annoncé plusieurs milliers de pertes dans les rangs adverses. À ces morts « au combat », s’ajoutent les victimes civiles des exactions commises par l’ensemble des groupes armés, et celles de la famine qui sévit au Tigray depuis juillet 2021.
Cette guerre a en effet impacté les prix des produits de base. Selon des habitants contactés par téléphone, les dépenses alimentaires représentent désormais les trois-quarts du salaire d’un fonctionnaire régional. Par ailleurs, une sécheresse majeure menace d’étendre la famine à de larges pans de l’est et du sud de l’Éthiopie, alors que les conséquences de la guerre en Ukraine sur les marchés internationaux des céréales et de l’énergie ne promettent aucune embellie à moyen terme.
Ces difficultés économiques ont certainement pesé dans la décision du gouvernement de consentir à un cessez-le-feu avec les Tigray Defence Forces (TDF), le 24 mars 2022. Pour les TDF, l’interruption des combats doit surtout faciliter le passage de convois humanitaires vers la capitale régionale du Tigray, Meqellé. Seuls vingt camions ont pu s’y rendre, les premiers depuis mi-décembre, quand il en faudrait cent par jour pour subvenir aux besoins de plus de 5 millions de personnes, selon le Programme alimentaire mondial. La « communauté internationale » se félicite de ces quelques convois, tout en continuant à considérer le gouvernement d’Abiy Ahmed comme un partenaire respectable. La France, notamment, organise des forums économiques et parraine la signature de contrats par ses entreprises, oubliant (ou faisant semblant d’ignorer) qu’une partie du pays qu’Abiy Ahmed présente comme un grand marché dans lequel investir est en ruines.
LES ÉLITES DE LA RÉGION AHMARA DIVISÉES
Ce cessez-le-feu paraît bien précaire, notamment en raison du fait que les principaux alliés du gouvernement fédéral depuis le début du conflit ne goûtent guère à ces tentatives de désescalade. Les dirigeants de la région Amhara tout d’abord, ont continué leur propagande guerrière et leur soutien à des milices désirant entrer de nouveau au Tigray pour « en finir » avec le Tigray People’s Liberation Front (TPLF). Les élites de la région Amhara apparaissent désormais divisées entre une faction fidèle à Abiy Ahmed et réunie autour de l’actuel ministre des Affaires étrangères, Demeqe Mekonnen, et une autre, plus va-t-en-guerre, incarnée par l’ancien ministre des Affaires étrangères, Gedu Andargachew, allié à des leaders nationalistes historiques.
Ces deux camps s’opposent sur des affaires de corruption touchant la branche amhara du parti gouvernemental, le Parti de la Prospérité. Mais le principal différend concerne surtout le cas des milices fanno, qui recrutent parmi les paysans de la région Amhara et sont relativement autonomes des forces de sécurité régulières : faut-il les désarmer ou, au contraire, les institutionnaliser ? Portées aux nues dans la lutte contre le TPLF jusqu’il y a peu, leurs exactions multiples et les discours extrémistes de leurs membres ont fini par inquiéter un gouvernement fédéral qui n’avait plus les moyens ni économiques ni militaires de poursuivre une guerre aussi intense.
Début février 2022, dans le nord de la région Amhara, un groupe de fanno, mécontent du manque d’avancées militaires vers le nord et des mesures gouvernementales pour contrôler leur organisation, a attaqué une prison pour en libérer des détenus et y saisir de l’armement. La riposte du gouvernement fédéral a été brutale : elle aurait fait 66 morts selon des sources locales, parmi lesquels des commandants de milices. Il s’agissait du premier affrontement entre le gouvernement fédéral et ses (futurs ex ?) alliés amhara depuis le début de la guerre du Tigray.
UNE BROUILLE ENTRE ASMARA ET ADDIS-ABEBA ?
Ces derniers peuvent compter sur une communion d’intérêts conjoncturels avec le gouvernement érythréen d’Isaias Afwerki, un temps grand allié d’Abiy Ahmed, et qui semble aujourd’hui peu enclin à laisser retomber les tensions avec le Tigray. Alors qu’au plus fort de la mobilisation guerrière, en novembre 2021, des membres des services de sécurité érythréens s’étaient immiscés dans les rangs de leurs homologues éthiopiens, les tensions semblent ressurgir entre les deux alliés. Issayas n’a toujours pas accepté les lettres de créances de Feqadu Beyene, l’ambassadeur éthiopien nommé mi-mars, et Asmara n’a pas envoyé d’ambassadeur de plein exercice à Addis-Abeba après que l’ancien responsable ait pris sa retraite le 30 mars.
Les soldats érythréens occupent toujours des parties du Tigray et continuent de former les recrues des Forces spéciales régionales Amhara (FSA), alliées du gouvernement fédéral qui jouent un rôle majeur dans cette guerre. En alerte avant même que les combats ne débutent en novembre 2021, et actives militairement dès les premières heures du conflit, ces forces sous commandement régional ont vu leurs rangs gonfler et se garnir de nationalistes radicaux parmi lesquels figurent d’anciens combattants de groupes armés d’opposition, qu’Abiy Ahmed avait libérés de prison en 2018. Une réaction négative de ces deux alliés n’est pas à exclure en cas d’ouverture de réelles négociations entre le TPLF et le gouvernement fédéral.
Les exactions des FSA et des milices fanno sont bien documentées dans le rapport conjoint publié par Human Rights Watch (HRW) et Amnesty International le 6 avril 2022. Sur la base de 427 entretiens avec des victimes et des témoins directs, le rapport dessine les contours précis du nettoyage ethnique mis en place par les nouvelles autorités amhara sur la zone de Wolqayt, sur lequel Afrique XXI avait alerté en décembre 2021. Si l’absence d’ordre officiel émis par l’État à un niveau plus général empêche de retenir la qualification de « génocide », les enquêteurs sont parvenus à recueillir de nombreux récits de réunions publiques au cours desquelles les Tigréen·nes ont été sommé·es de quitter la zone, et ont documenté des distributions de tracts menaçant de violences voire de meurtre ceux qui resteraient.
Le rapport documente d’autre massacres de populations civiles, des disparitions forcées, des tortures, des déportations, des viols, de l’esclavage sexuel et plusieurs cas de décapitations. Preuve de leur impartialité, HRW et Amnesty ont par ailleurs clairement établi la responsabilité du TPLF dans des crimes de guerre, et notamment dans le massacre de dizaines de civils dans le nord de la région Amhara en août et septembre 2021.
DES EXACTIONS DE PART ET D’AUTRE
Ce travail de documentation est d’autant plus précieux qu’il permet de mieux comprendre certains événements clés, comme le massacre de May Kadra. Plusieurs centaines de civils ont perdu la vie dans cette ville agricole proche de la frontière soudanaise le 9 novembre 2020, alors que les troupes fédérales éthiopiennes et les FSA progressaient dans le Tigray de l’Ouest. Présenté à l’époque par Amnesty International comme l’œuvre des milices tigréennes, ce massacre a été érigé par les gouvernements de l’État fédéral et de la région Amhara en symbole de la « sauvagerie » des insurgés tigréens. Si le gouvernement fédéral tient pour établi le bilan de 229 victimes, les médias officiels de la région Amhara ont fait grimper ce chiffre à 1 600 et l’ont instrumentalisé dans le but de justifier la mobilisation guerrière contre le TPLF.
Le nouveau rapport met à mal cette propagande, en replaçant ce massacre dans un contexte politique et historique où l’on comprend qu’à rebours des discours martiaux, la violence n’a pas surgi de nulle part, et qu’elle s’inscrit dans des tensions locales croissantes pour l’accès aux terres. En retraçant presque heure par heure le déroulement des violences, les enquêteurs montrent comment la suspension du réseau téléphonique a coupé les habitant.e.s de la ville de l’accès aux informations, laissant prospérer différentes rumeurs sur des exactions qui auraient été commises alentours, dans un contexte de polarisation identitaire accrue. S’il établit bien que la majorité des victimes étaient amhara, en particulier dans les premières heures du massacre, le rapport montre que d’autres groupes, dont des Tigréens, furent également touchés par des attaques en représailles.
Une fois que les troupes de la région Amhara ont pris le contrôle de May Kadra, elles ont commis de nombreuses exécutions sommaires. Les Tigréen·nes de la ville ont été interné·es dans un camp avant d’être expulsé·es vers le Tigray central, de l’autre côté de la rivière Tekkezé. C’est près d’un pont qui enjambe cette rivière qu’une soixantaine de civils ont été massacrés en janvier 2021, et que leurs corps ont été laissés sur place - les FSA empêchant les locaux de les récupérer. L’internement de plusieurs milliers de Tigréen·nes a été répété à Humera durant le second semestre de l’année dernière, après chaque perte militaire du gouvernement fédéral et de ses alliés amhara.
DES RESPONSABLES IDENTIFIÉS
Le rapport identifie trois responsables des différents épisodes de violence - trois militants nationalistes amhara actifs depuis le milieu des années 2010. L’un deux, notamment, est une figure de la lutte nationaliste amhara contre le TPLF. Aujourd’hui n°2 de la nouvelle zone administrative comprenant Wolqayt, le colonel Demeqe Zewdu a multiplié les réunions publiques et les discours appelant les Amhara à resserrer les rangs autour de la « question de Wolqayt ». Aujourd’hui, il est clair que le rattachement de cette localité à la région Amhara est une ligne rouge sur laquelle les nouvelles autorités de Wolqayt n’accepteront aucune négociation.
Un autre responsable identifié, Dedjené Maru, a été rappelé dans les forces spéciales régionales à la faveur des réformes politiques décidées par Abiy Ahmed en 2018. En permettant aux nationalistes amhara les plus radicaux de prendre le contrôle de l’appareil sécuritaire régional et en leur donnant carte blanche au début de la guerre, l’État a été au cœur de la préparation et de la réalisation de ces crimes de guerre [1].
Les perspectives de voir ces hommes répondre de leurs actes à moyen terme apparaissent bien faibles. À chaque révélation de crimes de guerre, le gouvernement fédéral et la région Amhara ont systématiquement allumé des contre-feux, présentant ces faits comme des « fake news ». La découverte de dizaines de corps flottant sur la rivière Tekkezé à partir du mois de juillet 2021 n’a pas empêché le gouvernement de présenter ces massacres comme des machinations de journalistes à la solde du TPLF. Le rapport publié le 6 avril confirme pourtant que 136 corps ont été retrouvés début août côté soudanais, charriés par la rivière. La description d’exécutions et d’arrestations massives de Tigréen·nes à Humera à la même époque porte à croire que c’est de cette ville que les victimes provenaient.
LES CONTRE-FEUX DU GOUVERNEMENT
Le gouvernement fédéral a beau jeu d’accuser les ONG de partialité, alors qu’il s’oppose à la tenue d’une enquête indépendante sur les crimes de guerre au Tigray – ce en dépit de la résolution adoptée en ce sens le 17 décembre 2021 par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies. Il avait certes accepté la mise en place d’une enquête commune de la Commission éthiopienne des droits humains (Ethiopian Human Rights Commission, EHRC) et du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme (OHCHR), dont le rapport a été publié le 3 novembre 2021. Mais la lecture de ce document montrait les difficultés des deux équipes d’enquêteurs à s’entendre, et la mainmise de l’EHRC dans le processus : si l’éviction d’au moins 600 000 personnes du Tigray de l’Ouest était brièvement mentionnée, elle était présentée sur le même plan que les destructions et les violences qu’y avaient commises les troupes tigréennes durant la première semaine de la guerre, renvoyant ainsi les deux camps dos-à-dos et gommant les différences d’intensité et de planification des violences.
Les enquêteurs s’étaient ainsi rendus dans un camp de déplacés près de Gonder, en région Amhara, où environ 4 000 personnes étaient installées, mais sans interroger les 750 000 déplacé·es des environs de Shiré, pour la plupart originaires du Tigray de l’Ouest. En juillet 2021, j’ai pu me rendre dans le camp visité par les enquêteurs, et constater l’impossibilité d’une enquête impartiale. Les réponses des personnes interrogées ce jour-là par un journaliste étaient soufflées par les chargés de communication du Parti de la Prospérité, dont il était impossible de se défaire « pour des raisons de sécurité ».
Mehdi Labzaé est sociologue et politiste. Il travaille en particulier sur les enjeux agraires et les mouvements nationalistes dans le Nord et l’Ouest de l’Éthiopie.
Abonnez-vous à la Lettre de nouveautés du site ESSF et recevez par courriel la liste des articles parus, en français ou en anglais.