Les contours de membres spectraux émergent de la brume le long du Tekezé, une rivière dans l’est du Soudan. Là où le cours d’eau devient plus étroit, les cadavres à la dérive viennent s’enliser dans la vase limoneuse de la rive, et on les distingue plus nettement ; des hommes, des femmes, des adolescents, et même des enfants. Sur certains, les marques de torture sont clairement visibles, les bras attachés dans le dos.
À l’occasion d’un déplacement à Wad El Hilou, une ville soudanaise non loin de la frontière avec l’Éthiopie, une équipe de CNN a compté trois cadavres en une journée. Selon des témoins et les autorités soudanaises locales, dans les jours qui ont suivi le départ de l’équipe, onze corps de plus ont descendu la rivière.
Il s’agit apparemment de Tigréens. Des témoins sur place affirment que ces corps sont la preuve sinistre des arrestations et des exécutions massives perpétrées de l’autre côté de la frontière, à Humera, une ville de la région éthiopienne du Tigré.
CNN s’est entretenu avec des dizaines de personnes qui ont récupéré les cadavres au Soudan, ainsi qu’avec des spécialistes locaux et internationaux de médecine légale, mais aussi avec des gens qui sont pris au piège et se cachent à Humera, afin d’en savoir plus sur ce qui semble être une nouvelle phase de nettoyage ethnique dans la guerre en Éthiopie.
Crimes de guerre
Humera est une des nombreuses agglomérations impliquées dans le conflit qui ravage ce pays de 112 millions d’habitants, depuis que le gouvernement éthiopien a lancé une offensive dans la région septentrionale du Tigré en novembre 2020. À la fin du même mois, le Premier ministre Abiy Ahmed a affirmé l’avoir emporté, mais depuis, les combats continuent de faire rage dans la région, et CNN a déjà évoqué de nombreuses atrocités, dont la torture, des exécutions sommaires et le recours au viol en tant qu’arme de guerre.
D’après les recherches entreprises par CNN, les Tigréens seraient arrêtés et exécutés à cause de leurs origines ethniques, ce qui correspond à la définition du génocide selon le droit international.
Depuis quelques semaines, une communauté de Tigréens qui vivent à Wad El Hilou, au Soudan, à 65 kilomètres en aval de Humera, a décidé de récupérer et d’inhumer les corps qui descendent le long de la rivière baptisée Setit au Soudan et Tekezé en Éthiopie. C’est un travail pénible et éprouvant. La puanteur des cadavres flotte dans l’air tandis qu’ils commencent par extraire chaque dépouille du limon, avant de creuser de nouvelles tombes et de procéder aux rites funéraires.
Gebretensae Gebrekristos, surnommé “Gerri”, est un des chefs de la communauté ; il participe à la coordination de cette lugubre mission avec une détermination solennelle. En tout, la communauté estime avoir retrouvé jusqu’à présent une soixantaine de corps. Il explique pourquoi le groupe est sûr que ce sont des Tigréens de Humera :
“Des gens nous appellent depuis Humera pour dire – ce sont souvent des prisonniers évadés – qu’ils ont vu des personnes emmenées le long de la rivière dans une des installations, et qu’ils ont entendu des coups de feu, et que plusieurs personnes ont été sorties des zones de détention par des soldats et qu’elles ne sont jamais revenues. On nous dit de guetter leurs corps qui descendent la rivière.”
Disparitions signalées dans des camps d’internement
C’est en juillet que les premiers corps sont apparus au Soudan, alors que la rivière était gonflée par la saison des pluies. Des ingénieurs des eaux ont déclaré à CNN que du fait de la rapidité du courant, les cadavres pouvaient descendre de Humera jusqu’à Wad El Hilou en deux ou trois heures. Wad El Hilou constitue un goulet d’étranglement naturel sur le parcours de la rivière – ce qui fait qu’en arrivant dans les parages, les corps flottent jusqu’aux rives.
Natay a 16 ans, et Gebrey 17, et leurs noms ont été changés pour des questions de sécurité. Tous deux font partie des Tigréens qui affirment s’être échappés des camps de prisonniers de Humera. Aujourd’hui à Wad El Hilou, ils ont confirmé à CNN avoir eu vent des rumeurs qui disent que des hommes, les mains liées, ont été emmenés en file indienne vers le bord de la rivière à Humera, dans une zone située entre les églises Sainte-Marie et Saint-Michel. Les deux jeunes ajoutent qu’ils ont entendu des tirs et que les hommes ne sont pas revenus. Natay se souvient d’avoir été comme paralysé :
“J’avais tellement peur, je me disais qu’ils allaient me tuer et me jeter [là-bas] aussi.”
À Wad El Hilou, les autorités soudanaises ont déclaré à CNN avoir rédigé des rapports de police et de médecine légale pour chaque corps retrouvé sur leur territoire, gardant ainsi des preuves des multiples traces de tortures et des blessures par balles caractéristiques d’une exécution retrouvées sur de nombreux cadavres. Aussi bien les autorités soudanaises locales que les spécialistes de la médecine légale soutiennent que la plupart des victimes étaient sans doute mortes avant d’avoir été jetées à l’eau.
Dans une déclaration transmise par le biais de la société américaine de relations publiques Mercury, le gouvernement éthiopien a fait savoir qu’il enquêtait sur ces allégations. “Compte tenu de plusieurs incohérences dans ces allégations, nous travaillons avec les autorités compétentes afin de récolter des preuves, et nous poursuivrons avec toute la rigueur de la loi quiconque sera convaincu d’avoir commis des crimes”, a assuré un porte-parole.
Chasse au faciès
Pour bien des Tigréens au Soudan, ces victimes sont peut-être des gens qu’ils ont connus. Beaucoup ont fui Humera et y ont encore des proches. Temesgen, âgé de 24 ans, et Yonas, 25 ans, expliquent s’être échappés ensemble d’un entrepôt de Humera du nom d’Enda Yitbarek qui, disent-ils, sert de camp de détention improvisé pour des milliers de Tigréens. CNN a modifié leurs identités pour garantir leur sécurité. Tous deux ont été emprisonnés pendant un peu plus de deux semaines.
“J’étais devant chez moi quand ils m’ont arrêté et qu’ils m’ont emmené parce que je suis tigréen, raconte Temesgen. On n’avait rien fait, ils m’ont juste arrêté et enfermé.” Temesgen et Yonas se sont échappés en profitant d’une des rares fois où leurs geôliers les ont autorisés à aller aux toilettes, et ils se sont dirigés vers le Soudan. Tous deux évoquent l’existence de plusieurs camps de prisonniers tout autour de la ville de Humera.
CNN s’est entretenu avec des dizaines d’autres évadés de ces camps et, en se fondant sur leurs récits, a évalué à au moins neuf le nombre de sites où seraient détenus des milliers de Tigréens. Des Tigréens qui se trouvent toujours à Humera ont dit à CNN qu’ils vivent constamment dans la peur d’être arrêtés ou tués. Ils parlent de chasse au faciès qui vise les habitants d’origine ethnique tigréenne, alors que les représentants d’autres ethnies ne sont pas menacés, en particulier les Amharas ; des milices d’Amhara se battent aux côtés des forces gouvernementales éthiopiennes au Tigré.
Les gens d’origine métissée sont confrontés à un sort incertain ; des habitants ont expliqué à CNN qu’une carte d’identité amhara peut suffire, mais qu’il est malgré tout dangereux d’être vu en compagnie de Tigréens.
À Humera, des gens ont évoqué à plusieurs reprises la disparition de membres de la communauté tigréenne. Ceux qui sont encore libres supposent qu’ils ont été enfermés dans des camps, mais ceux qui se sont évadés nous ont affirmé qu’il était courant que l’on ne revoie jamais les gens emmenés par les gardes. D’autres, plus rares, disent avoir vu des corps jetés dans la rivière.
Enquêtes indépendantes
Des habitants de Humera avec lesquels CNN s’est entretenu sont fermement convaincus que les cadavres qui atteignent Wad El Hilou viennent de leur ville. Plusieurs d’entre eux sont régulièrement en contact avec ceux qui ont réussi à passer au Soudan, et quand les corps ont commencé à arriver, la nouvelle s’est rapidement répandue.
Des enquêtes indépendantes sont en cours, menées par des spécialistes internationaux et locaux en médecine légale, mais elles n’ont révélé aucune preuve que les victimes seraient mortes noyées. Les spécialistes, qui ont préféré garder l’anonymat pour des questions de sécurité, ont déclaré à CNN que les corps avaient tous été exposés à un agent chimique après le décès, ce qui a enclenché un processus qui les a en fait préservés avant qu’ils ne se retrouvent dans l’eau.
Le fait qu’ils étaient tous dans le même état signifie qu’ils avaient été stockés au même endroit, peut-être un entrepôt ou une fosse commune, avant d’être jetés dans la rivière, avancent les spécialistes. Cet état de conservation fait qu’il est plus facile d’identifier les marques sur les corps et ce qui a pu les causer, ajoutent-ils.
Parmi les victimes retrouvées, plusieurs avaient les bras solidement attachés dans le dos, une technique de torture dite “tabay”. Certains avaient les mains liées à l’aide de câbles électriques et présentaient des fractures et des dislocations qui sont autant d’indices qu’une pression supplémentaire a été appliquée à leurs corps avant la mort.
Les spécialistes reconnaissent qu’ils sont engagés dans une course contre la montre pour préserver les preuves, qui pourraient se révéler nécessaires dans l’éventualité de futurs jugements pour crimes de guerre. Ils ont également confirmé la présence de ces signes de torture au groupe qui ramasse les cadavres au Soudan.
Et des Tigréens comme Gerri, de l’autre côté de la frontière, portent le deuil et creusent des tombes peu profondes pour les corps qu’apporte le courant. S’exprimant à côté de la première tombe qu’il a creusée sur la rive, surmontée d’une croix de bois improvisée, Gerri avoue qu’il lui est pénible de ne pas pouvoir offrir une sépulture décente aux victimes :
“Abandonner les siens près de la rivière ? Sa sœur, son frère, qui n’ont pas de lieu de repos digne de ce nom ? Quand on voit ça, ça fait mal, ça fait mal au cœur, mais qu’est-ce qu’on y peut ? Voilà à quoi on a été condamné.”
Nima Elbagir
Katle Polgase
Barbara Arvanitidis
Gianluca Mezzoflore
Laura Smith-Spark
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