Autour du port de Zamboanga, l’ancienne citadelle espagnole est devenue la principale ville de l’île du Mindanao occidental (mer de Sulu), région où vivent un quart des 75 millions de Philippins. Le 17 mai au petit matin, des grappes de pêcheurs discutaient tranquillement des maigres prises de la nuit, sans le moindre regard pour la colonne de passagers débarquant, sous escorte militaire, d’un vieux rafiot : 85 réfugiés moros [1]. De nationalité philippine et de religion musulmane, tous venaient de Sabah, la partie malaisienne de l’île de Bornéo. Parmi eux, Youssouf, vingt-sept ans, les yeux cernés, expliquait la situation : ses compagnons et lui venaient d’être victimes d’une rafle puis d’une expulsion par la police malaisienne. A la mi-mai, près de deux mille Moros avaient déjà été déportés par les autorités de Kuala Lumpur, en représailles aux prises d’otages qui, depuis trois mois, secouent l’archipel des Sulu, à l’extrême sud des Philippines.
Aux confins de la Malaisie, confédération à majorité musulmane, et des Philippines, premier pays catholique d’Asie [2], plusieurs groupes séparatistes se réclament de l’islam. Alors que 30 % des habitants du sud des Philippines sont musulmans (pour 70 % de chrétiens), ce rapport est inversé dans l’archipel des Sulu (îles de Basilan, Jolo, Tawi-Tawi) : 97 % de la population y sont de confession islamique.
C’est là que, en mars et en avril, un groupuscule extrémiste nommé Abu Sayyaf a commis deux prises d’otages : une trentaine d’enfants et d’enseignants philippins, puis vingt et un touristes asiatiques et européens. Fondé par Abdurajak Abubakar Janjalani, qui a étudié le droit islamique en Arabie saoudite et a participé à la guérilla en Afghanistan (il a été tué par la police, aux Philippines, en 1998), Abu Sayyaf — littéralement « le Père de l’épée » — est né au début des années 80, et serait lié aux talibans afghans. Depuis leur repaire, sous les cocotiers de l’île de Jolo, les rebelles déclarent, les armes à la main, vouloir créer un Etat fédéral islamique sur le tracé d’un ancien sultanat antérieur à la colonisation espagnole.
A l’image de la province indonésienne d’Aceh, l’archipel des Sulu — qui fut ballotté entre la Malaisie et les Philippines au gré de la puissance ou de la faiblesse des colonisateurs britanniques, espagnols et américains [3] — est à la recherche de son identité. En réclamant de l’argent, les preneurs d’otages affichent clairement leur objectif immédiat : financer la lutte armée sur la durée. La rançon servirait d’abord à payer les guérilleros, de plus en plus nombreux, qui rejoignent la rébellion. En l’espace de quelques jours, au début de la crise, un millier de paysans et de pêcheurs ont répondu à son appel. L’argent pourrait également permettre à Abu Sayyaf de s’approvisionner en armes, en véhicules et de financer la construction d’un émetteur puissant.
Cette double prise d’otages, à laquelle s’ajoutent des attentats à la bombe à Mindanao et dans la capitale Manille, n’est que la face la plus spectaculaire de la résurgence de mouvements anciens — notamment islamistes mais aussi communistes ou seulement séparatistes — qui menacent depuis les indépendances l’unité territoriale des archipels philippin, malais et indonésien.
Au nord de Sumatra, le mouvement islamiste Aceh libre rêve de conduire ses fidèles à l’indépendance, en suivant l’exemple du Timor-Oriental. Avec une intensité croissante depuis 1998, la partie indonésienne de la Papouasie (l’ancien Irian Jaya) est le théâtre de très violents affrontements entre communautés et avec l’armée. Dans tous les cas, les guérillas et leurs sympathisants affirment chercher à préserver leur identité culturelle et religieuse, face à la « colonisation intérieure » pratiquée par les gouvernements centraux et les groupes ethniques majoritaires.
Aux Philippines, le fossé n’a cessé de se creuser entre les communautés religieuses, dans un espace national de plus en plus fragmenté : au centre, les ex-colonisés de la couronne hispanique, de confession chrétienne et qui ont contribué à la construction de l’Etat philippin ; à la marge, les irréductibles « tribus » (de Mindanao, Palawan et Sulu) n’ayant jamais accepté la colonisation espagnole. L’établissement d’un Etat-nation philippin, dont l’identité se fonde sur les valeurs chrétiennes majoritaires, a relégué les autres populations à la périphérie du monde politique et économique.
Les combattants musulmans se proclament en danger face à la montée en puissance démographique des catholiques, dans une région où les emplois sont rares et réservés de fait aux Philippins de confession chrétienne. Parmi les vingt provinces les plus pauvres du pays, quatorze se trouvent dans l’île de Mindanao et dans l’archipel des Sulu, où le PNB annuel per capita est six fois inférieur à la moyenne nationale, qui dépasse à peine les 1 000 dollars (un peu plus de 7 000 francs). La région a la plus faible espérance de vie de tout l’archipel philippin (57 ans), et le taux le plus fort d’analphabétisme (25 %).
Par ailleurs, la crise des otages et, plus largement, le regain de tension dans la zone ces derniers mois résultent aussi d’un conflit d’intérêts et d’une surenchère entre clans musulmans. Abu Sayyaf est en concurrence avec une organisation plus ancienne et plus puissante : le Front national de libération moro (FNLM), fort de 15 000 hommes, créé en 1969 et observateur permanent de l’Organisation de la conférence islamique.
L’enlèvement des otages occidentaux sur une île malaisienne et leur transfert en territoire philippin ont été perpétrés par Abu Sayyaf quelques jours après la rupture des pourparlers de paix entre son rival et les autorités centrales. Fin avril, le Front avait lancé une offensive militaire de grande envergure contre l’armée gouvernementale. De l’aveu même des preneurs d’otages, leurs commanditaires sont d’anciens membres du Front installés à Sabah, rattachée à la Malaisie depuis 1963 et elle-même en proie à des revendications séparatistes croissantes. De bonne source, les Moros de Sabah ont planifié l’opération dès février, « pour riposter aux mauvais traitements et à l’exploitation abusive dont fait l’objet notre peuple dans les usines et les chantiers malaisiens [4] ».
Sous le régime du dictateur philippin Ferdinand Marcos (1965-1986), les affrontements entre communautés culturelles avaient été exacerbés par l’intervention massive de l’armée gouvernementale et des milices chrétiennes privées [5]. Le FNLM est né au début de cette période. Il est devenu une véritable rébellion lors de l’établissement de la loi martiale en 1972, qui contraignit 200 000 Moros à se réfugier dans l’Etat malaisien de Sabah. Ce ne fut qu’avec la signature, en 1976, de l’accord dit « de Tripoli » que la violence s’atténua quelque peu, mais la présence de chrétiens dans le Mindanao occidental se traduisit par un refus, de la part du pouvoir central, de toute autonomie des provinces concernées.
Une énorme frustration
Les Moros durent attendre encore vingt ans, et le traité de septembre 1996, pour que le président élu Fidel Ramos s’engage à fonder une région autonome musulmane à Mindanao. Mais, depuis 1996, rien n’a été fait pour développer l’économie du Mindanao et des Sulu. Si, au début, les anciens rebelles du FNLM ont vraiment cru aux promesses du gouvernement, très vite, avec un chômage qui touche la moitié de la population active, la frustration a repris le dessus.
« Les Moros ont alors repris les armes et ont rejoint les séparatistes du Front islamique de libération ou les radicaux du groupe Abu Sayyaf », confie, sous le sceau de l’anonymat, un homme d’affaires de Zamboanga. Fin mai, sur l’île de Jolo, Global, l’un des cinq membres du mystérieux Comité central du Al Arakatul Islamiir (Mouvement islamique, nouveau nom de « baptême » d’Abu Sayyaf), nous présente le kidnapping comme « un moyen parmi d’autres d’accomplir notre révolution ». Dans un long soliloque à la lueur d’une lampe à pétrole, le révolutionnaire édenté précise, dans sa langue vernaculaire, les contours de son projet politique : « Créer un Etat fédéral islamique comprenant Jolo, Tawi-Tawi, Basilan, Mindanao et Palawan — soit environ 40 % de la superficie actuelle des Philippines -, un pays où nous pourrions vivre en accord avec nos aspirations et non plus sous la tutelle d’un gouvernement qui refuse notre droit à la différence. »
Jusqu’ici, Manille a opposé un refus catégorique à ces revendications qui menacent de démanteler le territoire national. De leur côté, les séparatistes moros n’ignorent pas comment le Timor-Oriental s’est détaché de l’Indonésie l’an dernier : « Les discussions avec le gouvernement philippin doivent se dérouler en présence des Nations unies et de l’Organisation des pays islamiques, exige Global, et non plus avec les seuls politiciens locaux envers lesquels nous n’avons aucune confiance. » Ex-étudiant en criminologie de l’université de Zamboanga, il ne manque pas de souligner que l’Etat islamique dont il rêve a déjà existé, « bien avant l’arrivée d’un navigateur portugais nommé Magellan, mandaté par Madrid, contre lequel Lapu-Lapu, un des héros de notre panthéon, se battit pour préserver l’indépendance de notre sol face aux envahisseurs venus de l’Occident... »
Le sultanat de Jolo ne fut jamais vraiment soumis par les Espagnols, qui s’implantèrent à Manille en 1521. La résistance moro se radicalisa au début du XXe siècle, face au nouveau colonisateur américain. Elle se dressa en particulier contre la conquête agricole qui, comme partout en Asie du Sud-Est, fut canalisée par le gouvernement central à des fins d’intégration territoriale et d’assimilation des populations minoritaires. Depuis cette époque, les provinces à majorité musulmane, sur le versant occidental de Mindanao, ont fait l’objet de plusieurs vagues d’immigration de chrétiens, qui dépossédèrent les Moros de leurs terres et les marginalisèrent à la fois culturellement, démographiquement et dans l’exploitation des ressources naturelles.
Univers de cahutes en bambous et en feuilles de palmier perchées sur des pilotis, le hameau de Taglibi, fief du groupe Abu Sayyaf, illustre le dénuement dans lequel vivent aujourd’hui les populations musulmanes du sud des Philippines. Le village a beau s’étirer le long d’une plage de sable blanc donnant sur une mer azur, Taglibi n’est pas un coin de paradis pour ceux qui y vivent. Pas d’électricité, pas d’eau courante, mais des rues en proie à la salinisation, pas de macadam sur la « highway », comme ils surnomment la piste poussiéreuse qui fait le tour de l’île. « Ici, raconte Idjirani, un pêcheur, l’activité se limite à la cueillette de noix de coco, à la pêche et à la culture de manioc grâce auquel on fabrique des galettes de cassave. » Importé du Vietnam via le Sabah, le riz n’est consommé que lors des grandes occasions. La vie est d’autant plus pénible qu’un tiers du produit des récoltes et de la cueillette doit être remis au Panglima Ayudenee [6], le patriarche de l’une des six grandes familles de Jolo qui, profitant des réformes foncières introduites à partir de 1910 par le gouvernement colonial américain, se sont partagé les terres de l’île.
Auparavant, le droit coutumier moro stipulait que la terre appartenait à celui qui la cultivait [7]. Les habitants du village expliquent que la mer n’échappe pas à la convoitise des puissants et des riches. « Mais là où les Panglima se servent un peu, les gens de Manille prennent tout », constate Idjirani, qui affirme peiner à nourrir ses sept enfants à cause de la pêche industrielle dans les concessions avoisinantes. « Après le passage des chalutiers, la mer ne contient plus que des algues, assène le pêcheur. Donnez-moi une seule bonne raison de ne pas croire les moudjahidins d’Abu Sayyaf lorsqu’ils nous promettent la fin de l’oppression... »
Solomon Kane
Laurent Passicousset
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