Voilà plus d’un an que les provinces autonomes de l’île philippine de Mindanao se sont prononcées pour la création de la région autonome bangsamoro en Mindanao musulman — son nom officiel. Le 21 janvier 2019, en dépit des menaces d’attentats de groupes islamistes radicaux, des centaines d’enseignants de toutes confessions et de toutes orientations politiques ont assuré l’ouverture des bureaux de vote. La participation a été massive (87,8 %, soit 1,738 million de votants), et le « oui » a remporté une victoire sans appel, à 88,57 % [1]. Des scènes de liesse ont suivi l’annonce des résultats. « Bangsamoro = paix », proclamaient les banderoles.
Cette autonomie concrétise l’accord de paix signé en 2014 entre le gouvernement de M. Benigno Aquino III (2010-2016) et les insurgés du Front islamique de libération moro (MILF). Elle met officiellement fin à plus de quatre décennies d’un conflit qui a fait quelque 160 000 morts et plusieurs millions de déplacés.
La nouvelle entité administrative s’étend sur cinq provinces : Maguindanao et Lanao du Sud, dans la partie centrale de l’île de Mindanao (plus quelques territoires de la province limitrophe de Cotabato), ainsi que les îles de Basilan, Sulu et Tawi-Tawi. À la différence de l’ancienne région autonome, le Bangsamoro nouveau sera dirigé, à partir de 2022, par un Parlement élu, doté de moyens supplémentaires et d’un contrôle accru sur les ressources naturelles — en attendant, un gouvernement et un Parlement de transition, tous deux nommés par Manille, assurent l’intérim. Toutefois, il ne dispose ni d’un grand port, ni d’industries, ni d’un secteur tertiaire important ; l’exploitation minière se limite aux gisements de nickel de Tawi-Tawi, et, du fait du conflit armé, le tourisme est inexistant.
Majoritairement rurale, la population du Bangsamoro représente 3,7 % de celle des Philippines. Plus de la moitié vit en dessous du seuil de pauvreté [2]. Le poids de la région n’est donc pas déterminant dans la vie économique du pays, et l’autonomie accordée n’a rien d’un séisme politique. Mais, pour le président Rodrigo Duterte, dont l’image internationale se résume essentiellement aux monceaux de cadavres causés par sa « guerre contre la drogue », il s’agit d’un succès incontestable.
Les droits des indigènes reconnus
Quoique opposante résolue, Mme Janel Pesons le reconnaît : « L’autonomie du Bangsamoro était une étape indispensable sur le chemin de la paix. » Directrice du Mouvement des peuples de Mindanao pour la paix (MPPM), qui rassemble un large éventail d’associations locales et régionales autour de la coexistence pacifique entre les communautés (musulmane, indigène, chrétienne) de la grande île du Sud, elle a fait campagne pour le « oui ». « Mais l’autonomie n’est pas un remède miracle, tempère-t-elle. L’expérience de l’ancienne région autonome en témoigne. »
En 1997, M. Nur Misuari, chef historique du Front de libération nationale moro (MNLF), signataire d’un accord général de cessation des hostilités avec le gouvernement du général Fidel Ramos (1992-1998), devient le premier gouverneur de la région autonome. Quelques années plus tard, celle-ci, gangrenée par la corruption, s’est transformée en vache à lait pour les clans régionaux, qui négocient leur soutien (et leur électorat captif) auprès des politiciens de Manille. Loin de régresser, la pauvreté s’est accrue — alors qu’elle reculait dans le reste du pays —, et le MILF, exclu de l’accord de paix, a repris le flambeau de la lutte armée. Aujourd’hui, c’est son chef, M. Mourad Ebrahim, qui dirige le gouvernement de transition. Difficile de se défendre d’un sentiment de déjà-vu. Et de ne pas se demander si les nouvelles dispositions suffiront à ce que la voix des plus défavorisés se fasse entendre ; à ce que les politiques économiques menées par les élites moros tendent à la réduction de la pauvreté et des inégalités ; et à ce que la violence — endémique dans la région, et dont le conflit armé ne constitue qu’une des facettes — diminue.
« Nous devons impliquer notre peuple dans l’évaluation et le suivi des résultats, de l’activité et des déficiences de notre administration », a déclaré M. Ebrahim lors de son arrivée à la tête du gouvernement de transition [3]. « Impliquer le peuple, commente M. Alim Bandara, c’est bien ce que nous réclamons, mais… » Président du Centre pour le développement indigéniste (Cidev), il s’est battu pour la reconnaissance des droits des indigènes dans les textes fondateurs du Bangsamoro et pour leur présence dans ses instances représentatives. L’Indigenous People Rights Act, qui, adopté en 1997, affirme leurs prérogatives sur les domaines ancestraux, ainsi que leurs droits à l’intégrité culturelle, à l’autogouvernement et à la justice sociale, a ainsi été intégré au corpus légal du Bangsamoro, et deux sièges sont réservés aux indigènes dans le Parlement de transition. Ces concessions ont pesé de façon décisive dans le « oui » indigène au référendum de janvier 2019.
Cette représentation dans la nouvelle entité administrative était justement à l’ordre du jour de la Rencontre intertribale organisée par le Cidev en juillet 2019 dans la municipalité d’Upi (province de Maguindanao). Invité de marque, M. Romeo Saliga, l’un des deux députés indigènes siégeant au Parlement de transition, y fut bombardé de questions autour du même sujet : « Comment se fait-il que les représentants indigènes à l’échelon des communes et des barangay [hameaux] aient été désignés en haut lieu, sans consultation préalable des communautés concernées ? » Embarrassé, l’interpellé ne pouvait que promettre de faire remonter les préoccupations de ses interlocuteurs.
Un programme baptisé « Build, Build, Build »
Remonter, mais comment ? Au sein du gouvernement de transition (nommé par le président Duterte), quarante sièges ont été attribués au MILF, vingt à des représentants du gouvernement central et neuf au MNLF, huit strapontins étant réservés aux femmes, aux jeunes, aux minorités indigènes non moros ; aucun n’est échu à l’opposition. Quant aux gouvernorats provinciaux et aux municipalités, ils sont généralement aux mains de clans familiaux et de leurs affidés. Ces potentats locaux, qui entretiennent souvent de véritables armées privées, nouent des alliances à géométrie variable, sans souci d’idéologie ou de croyance religieuse, et peuvent se livrer des guerres sanglantes.
Enfin, les élections de mi-mandat du 13 mai 2019, marquées par l’écrasante victoire du camp présidentiel [4], ont encore renforcé l’hégémonie du tandem MILF-gouvernement — les ennemis d’hier désormais alliés — et le poids des dynasties locales : la quasi-totalité des gouverneurs et des maires élus dans la région autonome étaient les candidats adoubés par M. Duterte. Autant de facteurs qui augurent mal d’une évolution en profondeur des structures du pouvoir au Bangsamoro.
Pas de rupture en vue, non plus, dans la politique économique. Les déclarations de représentants du monde des affaires et de politiciens moros suggèrent au contraire que le Bangsamoro, loin de se démarquer du néolibéralisme de Manille, entend surfer sur la vague d’une croissance économique rapide et dérouler le tapis rouge aux capitaux étrangers. « La création du nouveau Bangsamoro, destinée à mettre en place les conditions nécessaires au rétablissement de la paix et de l’ordre à Mindanao, suscite beaucoup d’intérêt chez les investisseurs arabes », affirme M. John Carlo Tria, président de la chambre de commerce et d’industrie de Davao [5]. Devant la chambre de commerce et d’industrie de Djeddah (Arabie saoudite), Mme Sandra Sema, députée du premier district de la province de Maguindanao, a plaidé pour l’établissement d’une « zone économique spéciale halal » dans la ville de Cotabato [6]. De son côté, M. Zajid Mangudadatu, politicien allié de M. Duterte et membre de l’un des plus puissants clans de l’île, souhaite confier à des entreprises chinoises, israéliennes ou proche-orientales l’exploration des réserves de gaz enfouies dans le sous-sol du marais de Liguasan, une importante zone humide qui s’étend sur une partie des provinces de Maguindanao, de Cotabato et de Sultan Kudarat [7]. Un souhait auquel M. Ebrahim, après quelques précautions oratoires sur le nécessaire respect de l’environnement et l’intérêt des populations locales, a fait écho en « encourageant les compagnies minières à investir [8] ».
À cela s’ajoute l’emblématique « Build, Build, Build » (« Construire, construire, construire »), un programme pharaonique de grands travaux d’infrastructure cher au président Duterte et largement dépendant des capitaux chinois, qui concerne aussi la région autonome. Y figure notamment le Mindanao Road Network Development Project, qui prévoit la construction ou l’élargissement d’un réseau de deux cents kilomètres de routes et de ponts. Pas sûr que cela réponde aux besoins des communautés rurales, abandonnées des pouvoirs publics.
En revanche, ces voies de communication serviront d’argument pour séduire les investisseurs et faciliteront la pénétration du territoire par l’agrobusiness, l’industrie forestière et les compagnies minières. M. Bandara ne se fait guère d’illusions : « L’attribution de concessions minières ou l’expansion de monocultures d’exportation adviendra au détriment de nos territoires ancestraux et de tous les petits agriculteurs, quelle que soit leur confession. Cela aura pour conséquence d’accroître la pression sur la terre… cette terre qui est à l’origine du conflit armé à Mindanao. » En témoigne la prise de la ville de Marawi, le 23 mai 2017, par un commando du groupe Maute épaulé par des éléments d’Abou Sayyaf qui avaient prêté allégeance à l’Organisation de l’État islamique (OEI, lire le reportage ci-dessous).
Depuis la reconquête de la ville à partir d’octobre 2017, la militarisation de l’île, avec ou sans loi martiale finalement levée en décembre dernier , ne suffira pas à éteindre les braises. Malgré le timide désarmement des combattants du MILF, entamé en septembre 2019, les groupes islamiques restent en embuscade et font feu de tout bois, tirant parti de la frustration des anciens combattants du MILF ou du MNLF jamais totalement désarmés , des incompréhensions causées par l’entente cordiale du MILF avec Manille, des innombrables couacs et retards dans la reconstruction de Marawi, des conflits fonciers, de l’abandon des communautés rurales ou du désarroi des jeunes privés d’avenir. « L’autonomie du Bangsamoro était une étape nécessaire, mais certainement pas suffisante, affirme Mme Pesons. Si la nouvelle administration ne tient pas ses promesses, si elle ne s’attaque pas aux causes profondes du conflit armé — au premier rang desquelles figurent pauvreté et difficultés d’accès à la terre, la déception sera à la mesure de l’immense espoir généré par le résultat du référendum. Et c’est aux groupes djihadistes qu’elle profitera. »
Philippe Revelli
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