Cédric Leterme : Les Philippines ont un cadre légal relativement progressiste en matière d’accès à la terre, mais il semble qu’il ne soit pas toujours respecté et qu’il entre par ailleurs en conflit avec l’orientation politique et économique plus générale du gouvernement. Est-ce que vous partagez ce constat ?
Danny Carranza : Oui, tout à fait. Le principal enjeu pour les mouvements sociaux philippins concerne la façon de traiter avec l’État et ses lois. Je pense qu’ils n’ont pas encore réalisé que les lois sont un terrain contesté, aujourd’hui captif des tenants traditionnels du pouvoir. Les dirigeants étatiques ne sont pas immunisés contre les pressions des entreprises. Et il existe également des faiblesses internes. Ils appliquent des lois qui ont des failles ou des lacunes, et la plupart des officiels sont corrompus. Cela signifie que les lois ne sont pas automatiquement appliquées par l’État philippin. Les mouvements ruraux doivent donc chercher à les faire respecter, mais pour ça, ils doivent être organisés, avec les capacités de défier le pouvoir de l’État et des entreprises. Ils doivent renforcer leur organisation, développer une conscience légale critique et apprendre à connaître l’espace avec lequel ils interagissent.
Dans les régions où les communautés indigènes ou de paysans sans terre ne sont pas organisées, par exemple, la réforme agraire [1] ou la loi de protection des droits des indigènes n’ont jamais été réellement mises en œuvre, et ce malgré les rapports officiels qui affirment le contraire. La mobilisation est donc clé. Il y a des éléments dans la loi qu’il est possible d’utiliser au mieux, mais il y a aussi des lacunes contre lesquelles il faut se protéger.
C’est d’autant plus le cas que le gouvernement actuel se dirige vers encore plus de libéralisation et de marchandisation de la terre. L’État philippin est en pleine transition vers une forme encore plus libéralisée de gouvernance. De leur côté, les propriétaires terriens et les entreprises ont toujours résisté à la réforme agraire parce qu’ils veulent garder leurs terres intactes ou les exploiter à des fins de profits. Ce sont donc les principaux acteurs qui façonnent la dynamique de réforme agraire aujourd’hui. Dans ce contexte, pour moi, le plus important, c’est que les indigènes et les petits paysans s’organisent pour être capables à leur tour d’influencer ces dynamiques pour s’assurer que ce qui en ressorte soit bon pour eux.
Est-ce que les luttes rurales actuelles se mènent essentiellement au sein du cadre légal en vigueur ou est-ce qu’elles cherchent également à le remettre lui-même en cause, par exemple pour mieux intégrer les impératifs environnementaux ?
Danny Carranza : Je pense que pour que les enjeux agraires et environnementaux se rejoignent, l’impulsion doit venir d’abord et avant tout des communautés rurales. Bien sûr, il existe déjà des revendications en ce sens : protéger la terre, s’assurer que la nourriture soit produite de manière sûre, protéger les producteurs de cette nourriture. Mais aujourd’hui, la principale préoccupation des communautés rurales consiste à s’assurer qu’elles ont d’abord un droit à la terre.
La plupart d’entre elles sont engagées depuis plus de deux décennies dans des luttes pour la terre. La transition vers une agriculture écologique passe donc souvent au second plan. Beaucoup ne sont même pas sûres qu’elles vont gagner leur lutte pour la terre, surtout les communautés qui vivent dans les zones critiques où les entreprises sont particulièrement agressives, où les propriétaires terriens résistent farouchement de façon armée et/ou légale.
Donc pour les communautés rurales aux Philippines, la question de comment intégrer l’accès à la terre et la transition écologique est vraiment difficile. Quand la terre sera à elles, la lutte d’après consistera à l’utiliser de façon écologique et à forcer l’État à rendre des comptes aussi sur ce terrain. Malheureusement, pour l’instant, c’est un autre niveau de lutte que le mouvement n’a pas encore été en mesure d’intégrer efficacement.
Par exemple, le centre de Luzon est une zone de culture du riz. Et le principal problème pour l’instant, c’est la loi de tarification du riz [2], qui enlève les restrictions à l’importation, ce qui fait que du riz importé inonde actuellement le marché. Les paysans cherchent donc à résister à ces importations qui les poussent à la faillite. Mais en réponse, le soutien gouvernemental prend la forme de prêts, et non d’un soutien à l’agroécologie. Les paysans qui veulent faire de l’agroécologie n’ont donc pas de soutien de l’État et ils doivent en outre faire face aux faillites parce que les politiques néolibérales les soumettent à des conditions extrêmement difficiles à vivre. Il y a donc une lutte entre ces deux impératifs et beaucoup de groupes organisés se retrouvent dans ce genre de dilemme. Certains ont de la chance et peuvent faire de l’agroécologie de façon indépendante grâce à du soutien extérieur, mais ce n’est pas le cas pour la grande majorité des paysans.
Le principal défi, surtout pour les paysans qui ont sécurisé leurs droits à la terre, c’est de faire basculer leurs revendications de la question de la propriété des terres à celle de la transition écologique. Ça pourrait être fait autour de la question de la justice climatique, par exemple. Les individus pauvres, en particulier en milieu rural, sont les plus vulnérables face aux événements météorologiques extrêmes. Ça pourrait être un enjeu important à formuler vis-à-vis du gouvernement pour le forcer à rendre des comptes. Mais pour l’instant, les paysans, et en particulier les cultivateurs de riz, sont dépassés par la nécessité de se battre contre les importations. C’est ça le contexte actuel. Ce dont on a besoin, c’est d’un mouvement capable d’inclure les préoccupations écologiques dans une campagne digne de ce nom en faveur de la souveraineté alimentaire. C’est le défi des groupes de défense des paysans dans le futur immédiat.
Est-ce qu’il existe des liens entre mouvements urbains et mouvements de paysans ? Par exemple sur le modèle des groupements d’achat qui se multiplient en Europe pour faire le lien entre consommateurs urbains et producteurs à la campagne ?
Danny Carranza : Ça a toujours été un projet de faire en sorte que les consommateurs urbains absorbent la production du secteur rural, en éradiquant au passage les couches actuelles d’intermédiaires qui les exploitent, en permettant aux fermiers de vendre directement à leurs marchés cibles. Le problème, c’est que les consommateurs urbains se rendent aux endroits les plus facilement accessibles pour leurs besoins en nourriture. Pour que les paysans pauvres puissent avoir accès à ces consommateurs-là, ils doivent donc s’organiser. Créer des marchés avec des échoppes où ils pourraient vendre des produits bio ou issus de l’agroécologie, par exemple. Mais, encore une fois, ce n’est pas facile à faire si ceux qui souhaitent le faire sont déjà pris dans des conflits liés à l’accès à la terre.
On s’essaye d’explorer ce type de pistes ici à Manille, parce que l’un des candidats que nous soutenions aux dernières élections a été élu, mais le projet doit encore se matérialiser. En tout cas, c’est une ambition qui est clairement présente depuis plusieurs années. Mais il y a vraiment besoin d’un soutien de la part des gouvernements locaux pour que les consommateurs suivent. Parce que, pour beaucoup, ça ne les intéresse pas tellement de savoir si la nourriture est bio ou pas, pour autant qu’ils aient accès à de la nourriture qui soit abordable et facile à se procurer.
Et de toute façon, la plupart des consommateurs urbains ne sont pas en mesure de s’engager financièrement à l’avance pour soutenir des petits paysans, parce qu’ils n’ont simplement pas les moyens de le faire. Donc ça freine évidemment le développement de ce type de relations entre producteurs et consommateurs. Sans compter que, de leur côté, les petits fermiers philippins sont très vulnérables aux événements climatiques extrêmes. C’est aussi un problème parce que vous ne pouvez pas vous engager envers vos marchés-cibles pour leur garantir de leur livrer la nourriture dont ils ont besoin. C’est très difficile à faire ici, notamment à cause de cette incertitude. C’est pour ça qu’il faut aussi organiser les consommateurs de façon à ce que le gouvernement ait à rendre des compte sur la question du droit à l’alimentation et de l’accès plein et entier à de la nourriture adéquate. Et l’obliger à investir dans ce domaine.
Je voulais aussi vous poser des questions sur la situation des petits pêcheurs, qui vivent généralement dans des zones côtières qui relèvent de la propriété de l’Etat. Qu’en est-il de leur droit à la terre aujourd’hui ?
Danny Carranza : La situation est la suivante. D’un côté, nous avons des pêcheurs en zones urbaines qui ont normalement un droit de servitude dans les quarante mètres depuis la ligne de mer qui relèvent de la propriété publique. Mais trop souvent, des portions de ces zones sont privatisées dans les faits par des grandes entreprises ou des complexes touristiques. Le problème des pêcheurs, c’est donc de pouvoir malgré tout garder un accès à la mer, parce que c’est là que se trouvent leurs moyens de subsistance depuis des décennies.
Dans les zones rurales, c’est différent. Notamment parce que là, de nombreux pêcheurs sont aussi des fermiers. Ils ont des terres qu’ils cultivent, certaines de façon légale, d’autres non. Donc la situation n’est pas la même entre les pêcheurs urbains et ruraux, même si un point commun concerne leur absence de droit au logement. En effet, comme les terres où ils résident sont presque toujours des terres publiques où il est normalement interdit de construire, ils sont toujours sous la menace d’une expulsion de la part du gouvernement. Pourtant, de nombreux complexes touristiques occupent ces mêmes zones en toute impunité, mais les règles ne sont appliquées qu’envers les petits pêcheurs pour les empêcher d’avoir un accès sécurisé et permanent à la terre. Et c’est d’autant plus problématique dans les zones urbaines, parce qu’il n’y a plus d’espace disponible pour les pêcheurs. À la différence des zones rurales, où il y a davantage de possibilités de relocalisation en cas d’expulsion.
Dès lors, est-ce qu’une demande des communautés de pêcheurs c’est d’avoir un droit au logement reconnu dans ces zones de servitude ?
Danny Carranza : Ce qu’ils défendent, c’est plutôt la possibilité pour eux de rester de façon plus ou moins permanente dans ces zones, à moins qu’il y ait une autre zone disponible et accessible pour les activités de pêche dont ils dépendent. C’est plus facile que de changer la loi sur la servitude, qui est une très vieille législation. Ils revendiquent aussi des centres d’évacuation accessibles et sûrs durant les ouragans. Dans les zones affectées par le typhon Haiyan, par exemple, il existe ainsi une campagne visant à obtenir que les pêcheurs ne soient pas déplacés des zones dangereuses à moins que le site de relocalisation soit accessible pour leurs activités de pêche. Ce faisant, ils essayent de dire au gouvernement qu’ils peuvent être relocalisés, mais seulement si leur subsistance et leur accès aux services sociaux sont garantis. Et le poids de la preuve doit être du côté du gouvernement. C’est comme ça qu’ils redéfinissent certaines provisions légales.
Dans quelle mesure l’Europe et plus largement la communauté internationale peuvent-ils être utiles dans des conflits ruraux qui ont souvent une forte dimension locale ?
Danny Carranza : Je crois beaucoup en l’importance d’une masse critique. Or, trop souvent, les communautés ne sont pas en mesure de résister parce qu’elles n’ont pas les soutiens les plus basiques dont elles auraient besoin pour pouvoir construire des résistances. Je pense par exemple à des acteurs externes qui pourrait les aider dans de l’organisation communautaire. Je dirais que c’est le domaine de soutien le plus important pour les communautés qui font face à des violations de leurs droits et à des menaces. Bien sûr, elles ont aussi besoin de soutien juridique. Beaucoup de droits sont interprétés au niveau judiciaire et quand les paysans, les pêcheurs ou les communautés indigènes sont incapables de participer à ces arènes, alors ils peuvent être arbitrairement marginalisés, exclus de leur logement, de leurs terres, de leur source de subsistance. Donc pour pouvoir au moins opposer une résistance digne de ce nom aux niveaux judiciaires et nationaux, ces communautés ont besoin de soutien légal et juridique, ce qui signifie aussi les aider à comprendre la nature des espaces qui leur sont accessibles.
Leur capacité à se mobiliser doit aussi être renforcée. Beaucoup de résistances nécessitent de mettre la pression sur les autorités responsables de la protection des droits de ces communautés. Mais ça implique qu’elles sachent qu’elles ont ces droits au sein de l’espace politique disponible. Pour les bailleurs internationaux, cela signifie aussi essayer d’équilibrer les soutiens donnés entre le soutien à la recherche et au plaidoyer et le soutien à la construction de mouvements sur le terrain. Parce que c’est là que la résistance doit être la plus forte. Sans cela, il faut s’attendre à voir encore plus de personnes arbitrairement déplacées. Il existe beaucoup de cas qui ont été documentés, analysés, mais où la résistance la plus efficace est venue lorsque nous avons soutenu les mobilisations du terrain, quand nous avons soutenu leur affrontement avec l’État, y compris en fournissant un accès à des avocats bénévoles, par exemple. À elles seules, les analyses théoriques ne permettent pas de construire des résistances. Elles aident à amplifier les voix qui viennent du terrain. Mais le facteur le plus important dans la construction des résistances, ce sont les mouvements qui viennent de la base. Donc il faut équilibrer ça avec les autres formes de soutien.
Cédric Leterme
Danny Carranza
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