Plus de 7 000 personnes ont été abattues par des tueurs de l’ombre ou lors de descentes de police depuis que Rodrigo Duterte a accédé à la présidence des Philippines, le 30 juin 2016. Chito Gascon, le président de la Commission des droits de l’homme de l’archipel, une institution publique mais indépendante de l’exécutif, déplore l’absence d’enquêtes crédibles à ce propos et la crainte des représailles pour les témoins.
Rodrigo Duterte, depuis dix mois à la tête des Philippines
Elu président des Philippines en mai 2016, Rodrigo Duterte a aussitôt lancé une sanglante campagne contre la drogue. Il a promis une immunité absolue aux policiers, qui n’hésitent donc plus à abattre les suspects. Le nombre d’exécutions extrajudiciaires, par des assassins en moto la nuit, a grimpé au même moment, qu’il s’agisse de règlements de comptes entre gangs ou d’agents de police agissant dans l’ombre. « On pourrait dire qu’on ne tue que les pauvres, a reconnu M. Duterte samedi 25 mars. Eh bien je suis désolé. Je dois nettoyer jusqu’à ce que les barons de la drogue soient éliminés des rues. »
Peut-on parler d’une dérive autoritaire des Philippines depuis que Rodrigo Duterte en est le président ?
Rodrigo Duterte représente un défi important pour la consolidation démocratique : son élection a été un tournant par rapport aux trois décennies de démocratie libérale qui ont suivi la chute, en 1986, du régime autoritaire de Ferdinand Marcos. Les gouvernements se sont succédé, certains plus réformateurs, d’autres plus conservateurs, mais il y avait jusqu’alors un consensus autour de l’idée que les prérogatives du président devaient être séparées de celles des autres branches du pouvoir, les tribunaux et le Parlement. Chacun assumait son rôle. Duterte a été élu et tout cela est passé par la fenêtre : les garanties constitutionnelles, la présomption d’innocence, le droit à un procès équitable sont attaqués. Duterte ne respecte ni les droits de l’homme ni la Constitution. Il parle de la modifier, au risque d’un renforcement de ses pouvoirs.
Sa principale opposante, Leila de Lima, a été arrêtée en février et accusée d’implication dans le narcotrafic. M. Duterte utilise-t-il la campagne de lutte contre la drogue contre ses critiques ?
Cela reste avant tout une campagne contre la criminalité, mais on entre dans cette phase où, pour tenir le rythme, il faut s’en prendre à ceux qui s’opposent. Quiconque regarde objectivement les choses pourra constater que les attaques d’avilissement contre Mme de Lima sont infondées. Le but principal est de porter atteinte à sa crédibilité pour qu’elle ne puisse plus mener l’opposition à cette politique. M. Duterte reprend une partition qu’il a déjà jouée à l’échelon local, lorsqu’il était maire de Davao [une métropole du sud de l’archipel]. De la même manière, il eut là-bas pendant un temps une force d’opposition, qui a été ciblée. Lorsqu’il ne parvient pas à coopter, il attaque.
Le président Duterte demeure populaire. Est-ce la victoire de « l’homme fort » ?
Il a le soutien d’une grande majorité de la population dans les cafés et dans la rue. Dans ces circonstances, le Parlement n’ose pas le bloquer. Les tribunaux non plus. Lorsqu’il a lancé l’idée de transférer le cercueil de Marcos au cimetière des héros de la nation, la Cour suprême l’a approuvé. En outre, il n’a pas encore eu à nommer de juge à la plus haute instance judiciaire mais, avec un mandat de six ans, il pourrait être amené à choisir jusqu’à dix de ses quinze juges. Donc, avec le temps, nous pourrons de moins en moins nous appuyer sur cette institution : la justice sera un terrain de lutte. Les médias devront continuer à dire la vérité. Les universitaires, l’Eglise, toutes ces forces vont devoir résister. Y parviendront-elles ? Je ne sais pas.
La justice semble n’opposer aucune résistance : il y a plus de 7 000 morts depuis qu’il est président, dont un tiers ont été victimes de descentes de police ; le reste, abattus par des tueurs de l’ombre. Pourquoi personne n’est condamné ?
Des dossiers sont créés car la loi dit que tout coup de feu tiré par un policier nécessite un rapport, mais personne n’est mis en examen. J’ai déjà répété un nombre incalculable de fois concernant les plus de 2 000 cas dans lesquels le décès résulte directement d’une opération de police, le procureur devait saisir la cour. Dès lors qu’un officier dit avoir tué en légitime défense, l’affaire ne relève plus de l’administration mais de la justice, qui doit établir si la réaction était proportionnée à la menace. Malgré cela, aucun policier n’a jusqu’à présent été poursuivi.
L’ordre de ne pas enquêter vient du gouvernement ?
Nous avons un ministre de la justice qui dit que les criminels n’appartiennent pas à l’humanité, donc c’est la ligne. Il est aux ordres du président et, en dessous, se trouvent les procureurs, quand bien même ils sont censés être indépendants de la politique. Les magistrats reçoivent des témoignages et des preuves mais il n’y a pas d’inculpations. Il en va de même pour les meurtres par ces assassins de l’ombre, ces exécutions extrajudiciaires, car un certain nombre de preuves suggèrent qu’il s’agit parfois d’officiers de police qui font du « travail au noir », des « heures sup ».
Pourtant, les témoins existent. Les gens ont peur de parler ?
Il y a le meurtre d’abord, qui concerne dans de nombreux cas des usagers ou des vendeurs de drogue, mais il y a aussi ensuite un climat de peur, une crainte des représailles. Dans certains cas, les tueurs reviennent sur zone et n’hésitent pas à se rendre aux veillées funèbres pour ordonner aux proches de se taire. Il y a des familles qui quittent leur quartier du fait de cette peur.
Quel impact a cette peur sur la collecte des témoignages ?
Elle rend notre travail très difficile. En temps normal, lorsque nous collaborons avec un témoin, nous le confions au ministère de la justice qui le place sous son service de protection. Mais aujourd’hui, beaucoup ne veulent plus de sa protection. La Commission des droits de l’homme a également son propre service, mais il est saturé. Les gens comme Matobato et Lascañas [deux ex-tueurs à gages de Davao qui ont dénoncé le rôle central de M. Duterte dans les assassinats lorsqu’il était maire de la ville] ne sont pas sous notre protection, car notre service ne repose que sur la discrétion : nous cachons les gens mais nos agents de sécurité ne sont pas armés. Pour les témoins de haute valeur, ça ne suffit pas. Ils sont protégés par des gens comme le sénateur [d’opposition Antonio] Trillanes, qui a des relations avec l’armée. Il faut avoir les armes pour les protéger.
Propos recueillis par Marie Maurisse (Genève, correspondance) et Harold Thibault (Genève, envoyé spécial)