Le 16 novembre au soir, Rey Carlo Isles, tout juste rentré chez lui après avoir acheté les médicaments que lui avait demandés sa mère, est ressorti faire un tour. Avant de se coucher, il aimait marcher un peu le long de l’avenue de l’Epiphanie-des-Saints, une grande artère de Manille, la capitale des Philippines. Carlo fumait un peu d’herbe mais pas de « shabu », la méthamphétamine qui, aux yeux du président Rodrigo Duterte, ronge la société. Et en aucun cas il ne vendait de drogue, à en croire sa famille. Son oncle, Ramon Isles, lui déconseillait de traîner dehors. Carlo n’est jamais revenu.
Entre l’installation de M. Duterte au palais présidentiel de Malacanang, le 30 juin, et le 12 décembre, 2 086 individus présentés comme « suspects » ont été abattus par les forces de l’ordre et 3 841 personnes ont été tuées par des assassins de l’ombre, selon le bilan de la police nationale, soit un total de 5 927 morts. Le chef de l’Etat mène une « guerre contre la drogue » sans merci pour laquelle il s’affranchit des règles de droit.
Le lendemain de sa disparition, la famille de Carlo s’inquiéta d’autant plus qu’elle apprit en regardant le journal télévisé de la septième chaîne que huit personnes avaient été enlevées à Manille la veille au soir. L’oncle se mit à faire le tour des morgues du quartier de Pasay.
Au cinquième jour de ses recherches, la description, quoique assez banale, de Carlo – un jeune homme de 22 ans, ni gros ni maigre, sans tatouage – et la photo qu’il montrait attirèrent l’attention à l’accueil du funérarium attenant à la chapelle Veronica. On laissa entrer Ramon. M. Isles comprit aussitôt qu’il aperçut les pieds qui dépassaient du drap, mais n’éclata en sanglots qu’après l’avoir soulevé.
« Je le faisais moi-même »
Le corps de Carlo avait été retrouvé abandonné à quelques centaines de mètres de là, dans le quartier de San Isidro, deux blessures profondes de pic à glace de la gorge jusqu’aux vertèbres, le visage enroulé de scotch de déménagement et, sur le cadavre, un carton portant l’inscription « dealer » au marqueur. Un mode opératoire devenu typique aux Philippines sous Duterte. « Je suis un homme ordinaire, mais je veux la justice pour Carlo, et je ferai tout pour l’obtenir », affirme son oncle, joint par téléphone. L’homme sait que la police n’est d’aucun secours dans cette violente campagne.
M. Duterte encourage plutôt les policiers à tuer autant que nécessaire lors de leurs descentes. Selon l’agence Reuters, dans 97 % des cas, les policiers tuent leur cible plutôt que de la blesser. Ils disent ensuite que le suspect s’apprêtait à tirer et qu’ils ont trouvé quelques grammes de « shabu » dans ses poches. Pour la première fois cette année, la police nationale a mis fin à la tradition qui consistait à boucher symboliquement au sparadrap blanc le canon des armes à feu des agents pendant les fêtes, pour les décourager d’en faire usage en cette période.
Dans un pays à 80 % catholique, cette dérive a poussé le Conseil national des Eglises à lancer un appel, lundi 12 décembre : « Stop aux meurtres, M. le président ! » Le clergé demande également au gouvernement d’abandonner son projet de rétablir la peine de mort. Abolie en 2006, la peine capitale fait l’objet d’un projet de loi qui pourrait être présenté aux députés dès les premiers mois de 2017.
Le président lui-même nourrit cette violence, convaincu que les toxicomanes ne peuvent être sauvés. Il se dit simplement « désolé » pour les victimes collatérales. Lundi, en ouverture d’un dîner de gala, Rodrigo Duterte a confessé avoir tué : « A Davao, je le faisais moi-même. Juste pour montrer aux gars [de la police] que si je peux le faire, pourquoi pas vous ? » Il dit avoir fait des rondes sur une « grosse moto » dans les rues de la ville du sud du pays dont il a été maire durant vingt-deux ans. « Je cherchais vraiment la confrontation, pour pouvoir tuer », a assumé le président avant de dîner avec des hommes d’affaires.
Echange avec Donald Trump
Son secrétaire à la justice, Vitaliano Aguirre, a préféré y voir une « exagération » du président, qui décidément aurait le goût de l’hyperbole après avoir déjà avoué – puis nié – en campagne avoir joué un rôle dans l’escadron de la mort qui a fait plus d’un millier de victimes sous ses mandats dans la plus grande ville de l’île de Mindanao.
Quant à son ministre des affaires étrangères, Perfecto Yasay, il a annulé, mercredi, la visite prévue au premier trimestre 2017 de la rapporteure de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, Agnès Callamard. « Ils ne peuvent pas venir », a-t-il jugé, expliquant que la spécialiste des droits de l’homme refuse de se conformer aux conditions d’enquête sur le terrain posées par M. Duterte, sans autre détail. L’homme fort de Manille n’a que faire de ces admonestations. Il a été reçu en ami à Pékin en octobre, et la Chine a proposé pour son pays des investissements en infrastructures et la construction de centres de désintoxication. A Barack Obama, qui s’inquiétait de sa sanglante campagne, il a répondu « fils de pute » et a lancé à l’Union européenne : « Fuck you ». Début décembre, il s’est en revanche félicité de son échange téléphonique avec le président élu des Etats-Unis, Donald Trump, qui s’est révélé, selon lui, « plutôt sensible » à sa méthode de lutte antidrogue.
Harold Thibault
Journaliste au Monde