“Fondatrice du site Internet Rappler, critique du président philippin Rodrigo Duterte”, la journaliste philippine Maria Ressa a été condamnée le 15 juin par un tribunal de Manille dans une affaire de diffamation. Un verdict qui, selon le site Nikkei Asian Review, intervient à une période de fragilité de la liberté de presse dans le pays.
Maria Ressa et son coaccusé Reynaldo Santos, auteur d’un article jugé diffamatoire contre un homme d’affaires, sont condamnés et risquent une peine allant de six mois à six ans de prison. Ils restent libres sous caution et ont quinze jours pour faire appel de la décision.
L’article en cause a été publié le 29 mai 2012 sur le site Rappler et souligne les liens étroits entre l’homme d’affaires, Wilfredo D. Keng et le chef de la magistrature Renato Corona. Ce dernier aurait emprunté la voiture du premier. L’article évoque également l’implication de l’homme d’affaires dans les trafics d’êtres humains et de drogue, précise, par ailleurs, le quotidien philippin The Philippines Daily Inquirer.
Une plainte initialement refusée
La plainte contre l’article, initialement rejetée, a été déposée en 2017, rappelle The Straits Times.. Un dépôt de plainte rendu possible suite à l’extension en 2018 par le ministère de la Justice de la période de prescription pour les cas de diffamations.
Maria Ressa et son avocat ont souligné que la loi sur la diffamation en ligne, “très controversée”, selon le quotidien singapourien, “n’existait pas au moment de la publication de l’article”. Mais, “la mise à jour de l’article en février 2014 à l’occasion d’une correction orthographique”, détaille The Straits Times, a permis de relancer les poursuites.
Durant une conférence de presse donnée après l’énoncé du verdict, Maria Ressa a qualifié celui-ci de “dévastateur”, selon The Nikkei Asian Review :
“Nous continuerons à nous battre. C’est un coup dur, mais ce n’est pas inattendu.”
Acharnement judiciaire
En effet, rappelle The Straits Times, Maria Ressa et le site Rappler “font l’objet d’un acharnement judiciaire”. Au total, “Rappler et ses salariés font l’objet de 11 poursuites par le gouvernement”. La plupart des dossiers sont en relation avec le mode de financement du site. Le gouvernement reproche notamment des liens avec des financements étrangers.
Le site Internet philippin Bulatlat relève que Rappler subit des attaques depuis quatre ans. Ce qui correspond à la date d’arrivée au pouvoir du président philippin Rodrigo Duterte en juin 2016..
Selon Bulatlat, Maria Ressa a rappelé durant sa conférence de presse les tirades du président contre Rappler pour sa couverture de la guerre contre la drogue, une politique brutale menée par la police sur ordre de la présidence.
Plus de 20 000 personnes auraient été tuées au titre de la guerre contre la drogue, selon des estimations des associations de droits de l’homme. La police établit le bilan à 4 500 victimes. Rappler a multiplié les enquêtes mettant en lumière les liens entre la police et les trafiquants de drogue, ainsi que des cas où les policiers ont maquillé des bavures.
Une épée de Damoclès sur la tête des journalistes
“Le refus de Maria Ressa de plier face à ce que les organisations de droits de l’homme décrivent comme un acharnement judiciaire lui a valu d’être saluée au niveau international. Le magazine Time l’a nommé personnalité de l’année 2018 ”, rappelle The Straits Times.
“C’est un tournant pour les Philippines. Non seulement pour notre démocratie mais aussi pour l’idée de ce qu’est la liberté de la presse”, a également expliqué Maria Ressa.
“Une épée de Damoclès plane sur la tête des journalistes. Manière de faire douter, manière de faire réfléchir avant d’aller trop loin [dans les enquêtes] pour éviter les conséquences.”
Bulatlat cite la déclaration du syndicat national des journalistes des Philippines qualifiant le verdict “de manipulation et d’instrumentalisation de la loi par l’État pour faire taire les critiques et les voix dissidentes.”
Le site rappelle que début mai, la chaîne de télévision ABS-CBN a été contrainte d’interrompre sa diffusion suite au refus de l’administration de prolonger son autorisation d’émettre. Une autorisation qui est actuellement soumise à l’accord des parlementaires.
L’administration contre les médias
Outre l’acharnement contre Rappler et ABS-CBN, les organisations de défense des droits des journalistes s’inquiètent du projet de loi contre le terrorisme en cours d’examen au parlement.
Il comprend des dispositions qui pourraient permettre de restreindre aussi la liberté d’expression au nom de la lutte contre le terrorisme, précise Bulatlat.
Réagissant au verdict contre Maria Ressa, le porte-parole de la présidence, Harry Roque, a affirmé que Rodrigo Duterte “soutient” la liberté de la presse et qu’il n’a pas l’intention de la réduire. Selon son porte-parole, le président n’a jamais poursuivi en diffamation un journal qui l’avait critiqué, relate the Philippines Daily Inquirer. Harry Roque aurait ainsi affirmé :
“Le président croit dans la liberté d’expression. Selon lui, les membres du gouvernement ne doivent pas se montrer trop sensibles et doivent savoir faire face aux critiques, en particulier celles venant des médias.”
Courrier International
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