C’est vers 22 h 20, mardi 6 novembre, que les deux tueurs à moto ont abattu Benjamin Ramos. Après avoir assisté un client toute la journée, l’avocat de 56 ans venait de finir de préparer des documents et fumait une cigarette devant une boutique près de la place principale de Kabankalan, petite ville du centre de l’archipel philippin. Trois balles l’ont tué.
Il est le 34e du corps juridique tué depuis que Rodrigo Duterte s’est installé à la présidence des Philippines : 24 avocats et 10 magistrats en un peu plus de deux ans, et aucun suspect condamné ou en procès. Des chiffres à comparer aux 27 meurtres d’avocats répertoriés en huit ans entre 2006 et 2014 aux Philippines.
Pour les confrères de M. Ramos, la responsabilité au moins indirecte du chef de l’Etat dans la multiplication des exécutions est évidente : en lançant dès son arrivée au pouvoir, à l’été 2016, une sanglante « guerre contre la drogue », qui, depuis, a fait plus de 20 000 morts, et en promettant pour cela aux policiers et aux tueurs à gages qu’ils ne seraient pas poursuivis s’ils pensent faire une bonne action, le président a ouvert la boîte de Pandore de l’impunité.
Les femmes et les hommes de loi ne sont pas épargnés. En décembre 2016, le président philippin avait estimé que certains suspects étaient libérés sous caution parce qu’ils ont de « bons avocats de haut vol ». « Même leurs avocats, je les inclurai », avait-il alors lancé, évoquant là ses « listes » de personnalités qu’il accuse publiquement d’être liées au trafic de drogue, sans avancer de preuves, et dont certaines ont été abattues.
Malgré ce contexte dangereux, Benjamin Ramos se saisissait des dossiers les plus sensibles, souvent pro bono, notamment des familles de personnes suspectées d’usage de drogue victimes des escadrons de la mort. Il avait reçu des messages de menaces depuis qu’il défendait un groupe de paysans sans terre travaillant dans les plantations de canne à sucre et dénonçant la collusion entre autorités locales et grandes exploitations. Neuf d’entre eux, dont deux adolescents, manifestaient sur un bout de terrain inoccupé lorsqu’ils ont été abattus, le 20 octobre, à Sagay, sur la même île de Negros où travaillait M. Ramos.
« Climat de violence »
Selon la Fédération nationale des travailleurs du sucre, 172 paysans et militants des droits des paysans ont été tués en deux ans, dont 45 dans cette région. M. Ramos s’était également saisi du dossier de six étudiants qui organisaient un forum sur la condition de ces paysans et qui ont été arrêtés. Sa photo avait alors été imprimée sur des affiches de personnes recherchées pour leurs liens avec les rebelles communistes de la Nouvelle Armée du peuple. Une forme de blanc-seing pour le tuer, d’autant que le président a considérablement durci le ton contre la guérilla communiste après l’échec de négociations et promis des récompenses pour la mort de « rouges ».
Ian Sapayan, qui travaillait sur ces affaires avec lui, vit désormais dans l’angoisse. « Mon collaborateur vient d’être tué. J’ai peur. Ma famille a peur, dit-il. On tue plus effrontément ces derniers temps. Ce pourrait être, en grande partie, à cause des déclarations du commandant en chef. »
Lui-même avocat de formation, le président philippin a démenti le 8 novembre une quelconque implication de ses services dans l’exécution, tout en semblant comme à son habitude jouer avec le sujet. « On accuse le gouvernement pour sa mort. Putain de merde. Pourquoi je tuerais un avocat ? Ce serait trop petit joueur ! »
« Il y a de bonnes raisons de penser que ce sont ou les forces de sécurité étatiques ou leurs intermédiaires, ou des propriétaires terriens, ou des groupes d’escadrons de la mort qui ont tué Benjamin Ramos », avance Edre Olalia, secrétaire général du Syndicat national populaire des avocats, dont M. Ramos était un responsable régional.
M. Olalia dénonce la politique qui rend ces meurtres possibles. « Ce gouvernement a cultivé un climat de violence. Que ce soit les pauvres suspectés d’usage de drogue ou les militants des droits humains, c’est la même nouvelle norme : on peut effacer la vie de quelqu’un en toute impunité. »
Ainsi, le 28 septembre, l’avocat qui s’était chargé du dossier d’un baron de la drogue lui-même tué en 2016 a été abattu dans un restaurant à Roxas, au centre du pays. Quatre jours plus tôt, deux hommes à moto tuaient par balle une avocate au volant de son 4 × 4 à Tagum, dans le sud de l’archipel.
« J’ai peur pour les membres de la profession, confie Edre Olalia. Pour les avocats qui sont sur le terrain, en province, là où il y a peu de couverture médiatique et où est cultivée l’impunité, j’ai peur surtout pour eux. »
Harold Thibault