La reproduction sociale est un concept clef de l’économie politique marxiste en ce qu’il permet de montrer en quoi « la production des conditions matérielles d’existence et la production des êtres humains eux-mêmes s’inscrivent dans un même processus d’ensemble. [6] » Selon Marx, le travail humain est la source de toute valeur (au sens économique). Lise Vogel, une importante théoricienne féministe de la « reproduction sociale », définit la force de travail à la suite de Marx comme « une capacité incorporée à un être humain, qui peut prendre une forme indépendante de l’existence physique et sociale de ce dernier [7]. » Dans les sociétés de classe, les classes dominantes parviennent à exploiter la force de travail – et sa capacité à produire des valeurs d’usage – à leur profit. En même temps, les « supports » de la force de travail sont des êtres humains – ils tombent malade, se blessent, vieillissent, finissent par mourir et doivent donc être remplacés. De ce fait, il est nécessaire qu’existe un processus permettant de reproduire la force de travail, de répondre à ses besoins quotidiens et de la renouveler sur le long terme.
Bien que Marx ait considéré la reproduction de la force de travail comme une dimension centrale de la reproduction de la société, il n’a pas rendu compte de toutes ses implications. Vogel propose d’énumérer les trois types de processus par lesquels s’opère la reproduction de la force de travail dans les sociétés de classe :
- les diverses activités journalières qui rétablissent la capacité de travail des producteurs directs
- les diverses activités similaires qui concernent les membres inaptes au travail parmi les classes dominées (les enfants, les plus âgés, les infirmes, ou les personnes qui ne font pas partie de la population active pour diverses raisons)
- l’activité permettant de remplacer les membres des classes dominées qui ne peuvent plus travailler pour quelque raison que ce soit
La théorie de la reproduction sociale est dès lors essentielle pour comprendre des aspects majeurs au fonctionnement du système :
- L’unité de la totalité économique et sociale. Il est généralement vrai d’affirmer qu’au sein d’un régime capitaliste la majorité de la population assure sa subsistance et celle de leurs foyers à travers une combinaison de travail salarié et de travail domestique non rémunéré. Il est central d’envisager ces deux formes de travail comme des éléments d’un même processus.
- La contradiction entre l’accumulation du capital et la reproduction sociale. L’emprise du capital sur la reproduction sociale n’est pas sans limites. Effectivement, la reproduction fournit à la production ses matériaux essentiels, c’est-à-dire des êtres humains. Mais le développement des pratiques par lesquelles les êtres humains se reproduisent n’est pas sans entrer en conflit avec les impératifs de la production. Si les capitalistes tentent d’extraire autant de travail que possible des travailleurs, les travailleurs en retour essaient d’obtenir les meilleurs salaires et les meilleurs avantages sociaux pour pouvoir se reproduire, individuellement et de génération en génération, d’un jour sur l’autre.
- Les employeurs ont un intérêt dans la reproduction sociale. La reproduction sociale ne doit pas seulement se comprendre comme la tâche de la femme au foyer, seule à faire la cuisine et le ménage, pour que son mari salarié retourne au travail tous les matins « frais et dispos ». L’employeur s’intéresse dans le détail à la manière dont la force de travail est socialement reproduite. En ce sens, ce qui compte, ce n’est pas simplement les aliments cuisinés, les habits propres et le fait d’être prêt tous les matins à passer une nouvelle journée dans le sanctuaire du capital. Il s’agit de déterminer la qualité de la force de travail dans tous ses aspects, comme par exemple l’éducation, « les capacités de maniement de la langue […] la santé publique » et même les « prédispositions vis-à-vis du travail [8] ». Chaque capacité culturelle est déterminée par une situation historique et peut se voir renégociée aussi bien par les exploiteurs que les exploités. Le droit du travail, les politiques de santé publique et d’éducation, les aides de l’État aux chômeurs, tous ces aspects ne sont que quelques exemples des conséquences et des domaines de cette négociation.
C’est la raison pour laquelle nous devons penser la reproduction de la société comme une tâche qui se réalise de trois façons interdépendantes : a) comme travail non rémunéré dans la famille, de plus en plus effectué par les femmes et par les hommes b) comme services fournis par l’État sous la forme d’un « salaire social » pour atténuer dans une certaine mesure le travail non rémunéré dans le foyer c) comme services privés dispensés par des acteurs de marché.
Les politiques néolibérales, sous couvert d’une rhétorique de la responsabilité individuelle, ont entrepris de détruire les services publics et de faire basculer la reproduction sociale entièrement sur les foyers individuels ou sur les prestataires privés. Il est important de souligner que le capitalisme en tant que système bénéficie du travail de reproduction sociale non rémunéré au sein de la famille, et de la dépense (limitée) des gouvernements vers le salaire socialisé. Le système ne peut pas se passer de la reproduction sociale « à moins de mettre en danger le processus d’accumulation », dans la mesure où la reproduction assure l’existence continue d’une marchandise dont le capitalisme a besoin par dessus tout : la force de travail (humaine) [9]. Comprendre cette dépendance contradictoire entre production et reproduction sociale est essentiel pour appréhender l’économie politique des rapports de genre, y compris celle de la violence sexiste.
Mais avant d’examiner comment la théorie de la reproduction sociale permet d’expliquer les rapports de genre, nous devons rendre compte de l’ampleur de la violence sexiste qui s’est déployée ces dernières années, afin de saisir l’urgence qu’il y a à mener une telle recherche théorique. Le premier rapport publié par l’Organisation mondiale de la santé portant sur les violences faites aux femmes dans leur ensemble, publiée en 2013, fait état que plus d’un tiers des femmes du monde à l’échelle mondiale, 35,6 %, subiront des violences sexuelles ou physiques dans leur vie, le plus souvent de la part de leur compagnon. Le niveau le plus élevé de cette mesure est enregistré en Afrique, ou près de la moitié des femmes (45,6%), subiront des violences physiques ou sexuelles. Dans les pays d’Europe à PIB faible ou moyen, la proportion est de 27,2 % ; dans les pays d’Europe à PIB élevé, le même taux est de 32,7 % [10].
Il y aurait donc une corrélation entre pauvreté et violences sexistes. Mais quels sont les mécanismes expliquant ce lien ?
Nombreuses et nombreux sont ceux et celles qui ont cherché la réponse dans le concept marxien d’aliénation. À propos du viol, une autrice observe par exemple que :
Le viol n’est pas le fruit des instincts « naturels » de l’homme. Il est le produit de la distorsion de la sexualité et de l’aliénation provoquées par la société de classe […] Nous sommes aliéné⋅e⋅s les un⋅e⋅s et les autres. Le viol et la violence sexuelle sont les formes les plus extrêmes d’une telle aliénation [11].
Il est incontestable qu’en régime capitaliste, toutes les manifestation du sexe, de la sexualité et du genre sont aliénées. Marx ne conçoit cependant pas l’aliénation comme des frustrations, des déceptions individuelles ou contingentes – qui pourraient se renforcer ou diminuer dans une période ou une autre – mais comme une condition qui affecte tout le monde au sein de la société de classe, y compris les classes dominantes. L’aliénation, comme mécanisme explicatif en lui-même, ne saurait rendre pleinement compte du fait que la majorité des viols ou des actes de violences sexuelles sont commis par des hommes et non par des femmes. Pour le dire différemment, l’aliénation, telle qu’elle est comprise par les marxistes, est une condition totalement diffuse au sein de la société capitaliste, alors que la violence sexuelle est un phénomène bien plus spécifique – dans la mesure où chacun et chacune est aliéné⋅e par le capitalisme et à chaque instant, tandis que tout le monde ne souffre pas de la violence sexuelle au quotidien [12].
Plutôt que de partir du concept d’aliénation, je voudrais commencer par mettre en évidence les facteurs interdépendants qui permettent de penser les conditions de possibilité de la violence sexiste. Si ces facteurs ont un impact sur les relations genrées au sein de la famille, ils ne se limitent pourtant pas à la « sphère privée » de la vie sociale, hors de l’orbite de l’économie formelle. En effet, les trajectoires de la reproduction sociale sous le néolibéralisme montrent combien les dynamiques au sein de la production (économie formelle) déstabilisent les processus de reproduction sociale (« sphère privée »), et inversement.
La théorie de la reproduction sociale est notamment une théorie de la répartition du produit social (social provisioning), c’est-à-dire une analyse de la façon dont les hommes et les femmes accèdent aux moyens de subsistance, matériels et intellectuels, pour être à mêmes d’endurer une nouvelle journée de travail. Ces moyens sont déterminés historiquement et dépendent de circonstances sociales spécifiques, telles que le niveau général de développement (l’infrastructure) des sociétés et le niveau de vie que la classe ouvrière est parvenue à arracher au capital. Dans certaines sociétés, la montée des prix du pain ou du riz peuvent occasionner la crise de certaines familles ouvrières, tandis que dans d’autres circonstances, cette crise peut se produire en raison de la privatisation des services publics. Dans la mesure où les femmes ont toujours sur leurs épaules, au sein du foyer, le plus gros de l’activité permettant d’accéder au produit social, les rapports de genre sont nécessairement façonnés par les changements qui ont lieu dans le domaine de la répartition du produit social et le fait que celle-ci puisse ou ne puisse pas se dérouler dans un environnement protecteur et sécurisant.
Qu’est-ce que la répartition du produit social (social provisioning) ?
Quelles sont les composantes fondamentales du produit social pour la majorité des populations ? L’alimentation et le logement sont les deux nécessités élémentaires de la reproduction – et, pour continuer sur le même fil, tous les services socialisés nécessaire au maintien d’une vie humaine et digne tels que la santé, l’éducation, les crèches, les retraites, les transports publics.
Le foyer, ou littéralement la « résidence principale » – tout comme la famille – possèdent deux registres opposés en régime capitaliste. D’un côté, le foyer est apparemment l’endroit le plus sûr pour la plupart d’entre nous, par contraste avec la violence et l’incertitude que dégage l’espace public. D’authentiques relations humaines, faites d’amour et de coopération, peuvent s’épanouir entre les quatre murs d’un foyer – des relations que l’on peut discerner furtivement dans l’éclat de rire d’un enfant ou les baisers échangés par un couple. Mais le foyer, bien isolé du regard social, peut aussi être le théâtre de violences inter-personnelles et de secrets honteux. Quiconque a assisté au spectacle d’une femme essayant de cacher de ternes marques de coups avec une écharpe, ou d’un enfant devenant muet lorsqu’un oncle « aimant » est évoqué dans une conversation, quiconque a assisté à ces spectacles connaît l’ampleur de ces actes abjectes. Mais quelles que soient les manifestations psychologiques de la dynamique des institutions de la famille, il n’en reste pas moins que le foyer est un refuge en un sens beaucoup plus grossier et matérialiste. C’est littéralement le refuge physique permettant aux travailleurs et aux travailleuses de récupérer avant la prochaine journée de travail.
Il n’est pas surprenant que dans les pays du Nord, la pression financière liée aux hypothèques et aux saisies immobilières – c’est-à-dire dans les termes de la théorie de la reproduction, liée à la destruction d’un logement sécurisant comme dimension intrinsèque de la reproduction du corps des travailleurs et travailleuses – ait contribué significativement à l’accroissement des violences conjugales après 2008. Aux États-Unis, les données du recensement national des familles et des foyers ont définitivement prouvé que les femmes en général, les femmes africaines-américaines en particulier, sont les plus susceptibles d’être victimes à la fois d’emprunts toxiques et de violences conjugales à la suite d’expulsions et de saisies immobilières. Un rapport sur la récession paru dans le Centre de ressource national sur la violence conjugale décrit ces liens de façon très explicite :
Les femmes qui se séparent de leurs compagnons violents sont souvent hébergées par leurs familles et leurs ami⋅e⋅s. […] Si les membres de leurs familles ou leurs ami⋅e⋅s ne peuvent pas les accueillir, elles devront passer par des centres d’hébergement pour les personnes sans-abri ou victimes de violences. Les études indiquent que près d’un cinquième des survivantes de violences conjugales combinent les soutiens informels (famille, sociabilité) et formels (centres d’hébergement) quand elles se séparent de leur partenaire. […] Mais les mêmes études montrent que plus d’un tiers des survivantes de violences conjugales sont devenues SDF quand elles ont mis fin à leur relation. […] Ce pourcentage pourrait grimper dans le contexte actuel de récession économique […] Malheureusement […] les budgets (déjà serrés) des prestataires de service d’hébergement pour les victimes de violences ou pour les sans-abri sont réduits à l’heure où ils sont plus que jamais nécessaires [13].
Nombre d’événements témoignent de cette imbrication entre l’effondrement immobilier de 2008 et les violences conjugales. On peut par exemple citer le suicide en 2008 d’une femme et de son mari plus âgé en Oregon à la suite de la saisie de leur maison [14]. À Los Angeles, en Californie, un homme au chômage qui avait travaillé pour PricewaterhouseCoopers et Sony Pictures a assassiné sa femme, ses trois enfants, et sa belle mère avant de se suicider. Il a laissé une lettre de suicide disant qu’il était ruiné financièrement, qu’il avait envisagé le suicide mais trouvait plus « honorable » au bout du compte d’assassiner toute sa famille [15]. Gardons en tête ce terme « honorable ». Nous aurons des raisons d’y revenir par la suite.
Penchons-nous maintenant sur l’alimentation, l’eau, et les autres produits constitutifs des économies domestiques incarnées par le travail et la responsabilité des femmes. À ce stade, il est important de rappeler que les femmes ont longtemps produit des biens et des valeurs d’usage au sein du foyer. Avant les années 1920 dans les pays du Nord, on pouvait compter parmi ces biens les vêtements cousus à la main, la dentelle, les aliments panifiés, tandis que dans les pays du Sud, avant les plans d’ajustement structurels, les femmes fournissaient le carburant et procuraient les céréales alimentaires à leurs familles. Dans la mesure où ils étaient en dehors du circuit de l’économie marchande, les producteurs comme les produits de ces formes de travail étaient invisibles du point de vue de l’économie formelle. Dans les pays du Nord, à partir des années 1920 et 1930, l’expansion rapide de l’équipement des foyers en électricité et des aliments cuisinés ont radicalement changé cet état de fait. D’abord les femmes blanches de classe moyenne, puis toutes les femmes, ont accru leur participation à l’économie marchande.
Dans les pays du Sud, la destruction de l’économie de subsistance et l’intégration totale des femmes à l’économie marchande a abouti bien plus tard, sur ordre des politiques néolibérales. Dans de larges parties de l’Afrique de l’Ouest, par exemple, les accords SAP ont contraint les gouvernements à couper les financements pour les compagnies publiques d’acheminement de l’eau. Et l’eau, en tant qu’ingrédient essentiel de la cuisine, du ménage et du care, est la responsabilité des femmes. Dès lors, quand les gouvernements ne fournissent pas l’eau à cause des coupes budgétaires, les femmes remplissent cette tâche. Dans la campagne sénégalaise, les femmes marchent près de dix kilomètres pour ramener de l’eau à leurs familles.
Ce tableau est plus implacable encore du point de vue des questions alimentaires. La dévaluation de la monnaie a été l’une des réquisitions majeures du FMI auprès des économies du Sud. L’objectif d’une telle mesure était d’augmenter le prix des produits importés et ainsi de réduire la consommation de ces derniers. Évidemment, la nourriture, le carburant et les médicaments constituent la grande majorité des produits importés par les pays du Sud.
En régime capitaliste, les foyers sont embarqués dans deux types de processus. D’une part, le foyer demeure l’espace de « soin » (caring), de relations non instrumentales, dans un monde de plus en plus marchandisé et hostile. D’autre part, c’est aussi le lieu d’attentes et de rôles sociaux profondément genrés – où à la fin de la tyrannie de la journée de travail, on attend un plat chaud et un lit accueillant, les deux étant « exécutés » par les femmes. Cette contradiction est valable pour presque toutes les périodes de l’histoire du capitalisme. Mais dans les quatre décennies du néolibéralisme, le foyer a été vidé de toutes les ressources d’auto-subsistance – il n’existe plus de petit jardin de légumes derrière la maison, plus de terres communes pour stocker du bois pour se chauffer, et le seul moulin à riz a dû être vendu pour s’offrir du riz texan conditionné. Et pourtant, les besoins matériels du corps humain au travail, tels qu’ils peuvent être assouvis au sein du foyer, sont toujours là, associés aux attentes idéologiques que les femmes fournissent ce service sous la forme de nourriture, d’eau et de soins. Le réel besoin matériel en nourriture et en lieux de refuge et d’intimité, combiné aux rôles idéologiques dévolus aux femmes, selon lesquels ces dernières ont la responsabilité de répondre à ces besoins au sein du foyer, conditionnent et rendent possibles les violences sexistes.
L’offensive sur la répartition et l’accès au produit social
La restructuration du capitalisme mondial depuis les années 1980 a joué un rôle bien spécifique dans la trajectoire de la reproduction sociale en général et celle de l’accès et de la répartition du produit social en particulier. Il est important de comprendre que l’efficacité des politiques néolibérales dans la sphère de la production et du commerce s’expliquent par le fait que ces politiques ont en même temps éliminé les institutions qui soutenaient le travail de reproduction. De la santé publique à l’éducation, des services municipaux aux transports publics, l’infrastructure publique a été rapidement démantelée de façon assez similaire à la dépossession de nombreuses terres par les nouvelles industries extractivistes.
Comment ce processus est-il venu en aide au capital ? Le démantèlement des appuis institutionnels publics à la reproduction sociale n’impliquaient pas que les travailleurs et les travailleuses étaient désormais dispensé⋅e⋅s d’aller travailler dans la sphère productive. Au contraire, cette offensive a simplement signifié que tout l’appui autrefois assuré par les politiques publiques était soit répercuté sur les familles individuelles, ou privatisé et inabordable pour la grande majorité de la population. Les parcs publics, construits à l’aide des deniers publics, ont parfois reçu les fonds de bailleurs privés, de grandes entreprises, et fermé leurs portes aux enfants de la classe ouvrière. Il y a toujours des piscines, des programmes d’activités extra-scolaires, mais seulement pour ceux qui en ont les moyens.
Par défaut et donc par construction, les familles, et en particulier les femmes, durent prendre le relais des activités qui n’étaient plus publiques et qui étaient inabordables à l’échelle individuelle [16].
Ces attaques ont rendu la population laborieuse, homme et femme, plus vulnérable sur son lieu de travail et moins en capacité de résister.
Quand l’ère néolibérale traversa son ultime naufrage en 2008, la reproduction sociale pour la classe ouvrière du monde entier avait déjà subi de larges pressions.
Il est désormais incontestable que la crise financière a suscité une montée de la violence sexiste. En Grande-Bretagne, la violence conjugale a grimpé de 35 % en 2010. En Irlande, on a enregistré une hausse de 21 % de sollicitations de femmes auprès des services d’aide aux victimes de violences par rapport à 2007. Ce chiffre a encore atteint des sommets en 2009, décrivant une hausse de 43 % par rapport aux chiffres de 2007. Aux États-Unis, selon une étude privée de l’année 2011, 80 % des hébergements ont signalé une hausse des cas de violences conjugales pour la troisième année consécutive – 73 % de ces affaires étaient liés à des « questions financières » et notamment la perte d’un emploi. Je me réfère ici à la crise de 2008 en tant qu’exemple de crise capitaliste, en gardant bien en tête que ce n’est ni la dernière du genre, ni la première. En effet, certaine⋅e⋅s chercheurs et chercheuses se sont régulièrement tourné⋅e⋅s vers les chiffres produits pendant la Grande dépression des années 1930 en Occident pour favoriser la compréhension des crises économiques qui ont suivi. Comment une telle esquisse peut-elle étayer une hypothèse qui met l’accent sur la répartition et l’accès au produit social ?
Dans l’incapacité à subvenir aux besoins de leurs foyers, les femmes étaient souvent littéralement forcées à faire du glanage dans les rues. Une étude de la Banque mondiale et d’associations de la société civile ont établi qu’au cours de la crise économique, les plus pauvres « ont eu recours à une participation accrue des femmes et des enfants aux activités de subsistance, comme la collecte de déchets de carton » dans les rues [17].
La crise financière n’a pas seulement ajouté au fardeau de la reproduction : les pertes d’emploi à grande échelle et les baisses de salaires ont poussé les femmes à opter pour plusieurs activités salariées en même temps ou accepter de plus mauvaises conditions de travail dans leur activité.
Mais même alors que les femmes travaillaient toujours plus longtemps, et devenaient de véritables soutiens de famille, le travail des femmes dans la sphère publique est resté frappé du sceau du travail non rémunéré informel qu’elles effectuaient dans la sphère privée. Prenons le cas des États-Unis, quand 65 000 000 emplois ont été créés pendant la période de restructuration néolibérale et que les femmes en ont occupé 60 %, entre 1964 et 1997. De quels types d’emplois s’agissait-il ? La sociologue Susan Thistle montre combien :
les femmes ont été la pièce maîtresse de l’extension rapide du tiers le plus mal payé du secteur des services, fournissant la majorité de la force de travail dans la plus rapide et la plus grande niche d’emplois à bas salaires […]Les économistes ont depuis longtemps admis que […] le développement de nouveaux secteurs, et la conversion de travailleurs et de travailleuses non salarié⋅e⋅s en main d’œuvre salariée, sont la source de profits mirobolants, poussant les plus grandes entreprises à se délocaliser […] Il faut bien noter que cette même démarche lucrative était à l’œuvre dans les États-Unis mêmes […] Quand le marché a franchi les portes des cuisines et des chambres, transformant de nombreuses activités domestiques en travail rémunéré, la productivité a observé une forte progression [18].
Dans la mesure où c’est un secteur dépourvu de régulations et de droit du travail, la véritable infamie de ce soi-disant « secteur informel » consiste en ce que, comme le travail domestique dans la sphère privée, les activités qui s’y déroulent sont sans fin et peuvent se mener bien au-delà de ce qui est considéré socialement comme des horaires de travail décents. Deux récentes affaires de viol dans l’Inde néolibérale mettent en évidence le lien entre les politiques néolibérales et l’offensive contre les femmes.
Une méthode bien connue consistant à « blâmer » la victime de viol permet de faire porter les investigations davantage sur la femme victime que sur le violeur. En Inde, les femmes qui ont subi des viols ont été accusées de « sortir tard le soir » – ce qui, d’après les accusateurs, pouvait justifier le destin de ces femmes. À la cour, l’avocat de trois des cinq hommes accusés dans l’affaire de la femme violée et assassinée à Delhi en 2012 a affirmé que les femmes « respectables » n’étaient pas victimes de viol. « Je n’ai pas vu le moindre cas ou d’exemple de viol sur une femme respectable », a déclaré Manohar Lal Sharma à la cour, accusant la victime d’être sortie le soir avec un homme dont elle n’était pas l’épouse [19]. Les deux victimes des affaires les plus publicisées à Delhi – la femme tuée en décembre 2012 et la femme attaquée à Dhaula Kuan – travaillaient dans des centres d’appels délocalisés d’entreprises occidentales. Elles travaillaient de nuit pour pouvoir être au bout du fil pendant les horaires de travail de jour en Occident. À leur position précaire et faiblement rémunérée sur le marché du travail s’ajoute le risque de déplacements à pied, pour rejoindre ou quitter leur lieu de travail, dans une ville qui a par ailleurs un très mauvais bilan du point de vue des protections gouvernementales pour les femmes. À Lesotho, des femmes ont été victimes de viol en quittant leurs usines d’habillement tard le soir, tandis que des travailleuses du même secteur au Bangladesh expliquent que travailler aussi longtemps, et rentrer au foyer aussi tard que deux heures du matin, peut provoquer la suspicion et des attitudes menaçantes de la part de maris ou de parents masculins « en particulier quand leurs employeurs – cherchant à dissimuler les preuves d’une telle surexploitation – pointent leur […] carte de travail de sorte à afficher qu’elles quittent l’usine à 18h [20]. »
Comment comprendre cette anxiété si diffuse autour de la sexualité des femmes, qui est devenue la véritable ombre portée du néolibéralisme dans tous les domaines ? En un sens, c’est le résultat d’une vaste marchandisation de la sexualité, mais je voudrais suggérer que de telles anxiétés sont le reflet de mécanismes plus profonds liés à la discipline de travail et à la violence sociale.
Surveiller et punir dans les Export Processing Zones
Pour mieux évaluer les infamies de la discipline de travail en régime néolibéral, faisons un pas en arrière : revenons sur l’insistance que nous avions portée au début sur le capitalisme en tant que totalité socioéconomique unifiée. Si l’on ne comprend pas la nature mondiale et systémique des stratégies du capital, nos résistances contre lui resteront fragmentaires et incomplètes. Ainsi, les parties du globe où le capital semble moins dominer économiquement doivent être envisagés selon les mêmes critères d’analyse que ceux des économies capitalistes des pays du Nord. Comme David McNally l’affirme :
nous occultons une grande partie […] du scénario qui se déroule sous nos yeux si nous faisons l’impasse sur l’expansion phénoménale, sur toute la période néolibérale, des grandes économies est-asiatiques, qui ont bénéficié d’une croissance trois à quatre fois plus élevée que celle du centre économique capitaliste plus classique [21].
Les économies extérieures aux pays du centre économique jouent donc un rôle essentiel dans le processus global d’accumulation du capital. C’est la raison pour laquelle il n’est pas possible de parler de violence sexiste et de discipline de travail sans évoquer les Export Processing Zones (EPZ) – une conséquence unique et particulière de l’ordre néolibéral –, dont le lieu d’élection est en grande partie le Sud mondial.
L’instrumentalisation d’une force de travail féminine dans des « zones économiques spéciales », libérées de tout droit du travail par rapport au pays dans lequel elles sont mises en œuvre, a d’abord été tentée en Corée du Sud à l’occasion de son « miracle économique ». L’économiste Alice Amsden prétend que la clé du succès de la Corée du Sud a trait à l’écart salarial entre le travail féminin et le travail masculin [22]. Ces zones sont la réplique macabre du foyer domestique en régime capitaliste. Comme le foyer, il s’agit d’espaces privés, fermés à toute investigation sociale ou étatique, produisant des objets emblématiques du social provisioning (habillement, chaussures, aliments conditionnés, jouets), avec un travail prioritairement féminin, et qui sont le théâtre occulte d’une violence latente.
Les femmes travaillant dans les EPZ sont victimes de violences verbales diffuses, d’heures supplémentaires impayées, de harcèlement sexuel, de rapports sexuels contraints et de violences physiques. Les femmes qui souhaitent y être employées ont été forcées à subir des examens de santé, et notamment des examens de grossesse, examinées nues et interrogées, « avez-vous un petit ami ? », « à quelle fréquence avez-vous des rapports sexuels ? » Au Kenya plus de 40 EPZ employant plus de 40 000 travailleurs et travailleuses produisent près de 10 % des exportations du pays. Dans un contexte de concurrence face à l’emploi entre hommes et femmes, ces dernières sont fréquemment contraintes d’avoir des rapports sexuels – malgré les risques de transmission du VIH – pour être sûres d’être embauchées. L’International Labor Rights Fund a montré que 95 % des femmes kenyanes subissant des harcèlements au travail ne portent pas plainte ; les femmes travaillant dans les EPZ représentaient 90 % de la population de femmes étudiée dans ce rapport.
À Lesotho, les femmes des EPZ sont elles aussi fréquemment soumises à des fouilles au corps complètes, pour vérifier qu’elles n’ont rien volé sur leur lieu de travail, y compris jusqu’à leur demander de retirer leurs serviettes hygiéniques pendant qu’elles ont leurs règles. Aux abords des États-Unis, les usines maquiladoras sont les lieux d’une violence des plus brutales contre les femmes. Ces EPZ, mises en place dans le cadre des Accords de libre échange nord-américains (ALENA) en 1992, se trouvent à Ciudad Juarez à la frontière entre Mexico et les États-Unis. Depuis 1993, plus de 400 femmes travaillant dans ces EPZ ont soit « disparu » soit été assassinées, donnant à Ciudad Juarez le titre de « capitale du féminicide ». En 2003, les EPZ de 116 pays ont employé plus de 43 000 000 de personnes. Ces chiffre sont plus élevés encore aujourd’hui [23].
Le contrôle de la sexualité et le contrôle du travail sont donc les deux maillons inséparables d’une discipline qui contraint les franges les plus vulnérables du monde du travail. Mais qui est l’agent de ce contrôle ? Il est nécessaire de répondre à cette question complexe en distinguant bien les enjeux. Il faut d’abord relever que les salariés masculins ne sont en rien innocents dans ce processus. Une étude commandée par l’International Labor Rights Fund au Kenya a pu montrer que 70 % des hommes interrogés considéraient le harcèlement des travailleuses femmes comme un comportement « normal et naturel » [24]. Dans son étude désormais classique des travailleuses des maquiladoras, Maria Fernanddez-Kelly a réellement pris en considération les craintes diffuses autour de la sexualité des femmes à Juarez, et tisse un lien entre ces différentes paniques morales et la visibilité de plus en plus nette des femmes dans l’espace public. Dans la mesure où le travail salarié procurerait aux femmes un certain degré d’indépendance financière, travailler dans cette industrie, selon Fernandez-Kelly, constituerait pour le regard social une menace aux formes « traditionnelles » de l’autorité des hommes. Les craintes suscitées par cette remise en cause potentielle du contrôle social se « manifestent explicitement, bien que de façon incohérente », par des discours pointant du doigt l’intimité trop grande des femmes entre elles [25]. Nous aurons l’opportunité de mieux conceptualiser ce recours précis à la « tradition » dans la suite de cet article.
S’il convient d’affirmer que les hommes exercent un contrôle sur le temps et la sexualité des femmes prolétaires, ces derniers exercent ce pouvoir selon des règles édictées par le capitalisme. Comme Hester Eisenstein le montre, là où le travail est très mal payé, les femmes reçoivent un « salaire de femme » mais les hommes ne reçoivent pas ce qu’on pourrait appeler un « salaire d’homme » nettement plus élevé [26]. En 2003, le Business Week a publié sur le cas d’un certain Michael A. McLimans, qui travaille comme livreur motorisé pour Domino’s Pizza et Pizza Hut. Sa femme est réceptionniste dans une entreprise hôtelière. Ensemble ils « parviennent à obtenir dans les $40 000 par an – bien loin des $60 000 que le père de Michael, David I. McLimans, gagnait en étant un salarié de la métallurgie avec de l’ancienneté [27]. »
Les travaux de Leslie Salzinger sur les maquiladoras fournissent une explication remarquable et détaillée des raisons qui font de cette féminisation de la force de travail l’une des stratégies les plus efficaces de la discipline de travail du capital néolibéral. Salzinger tente de rendre compte de « l’image » diffuse de ce qu’elle appelle la « féminité productive » – c’est-à-dire « la représentation d’une femme “docile et habile” au travail » en tant que figure de prédilection et incarnation du travail orienté vers l’exportation. Salzinger montre que, tandis que ce lieu commun de la féminité productive semble s’appliquer sans souci à la main d’œuvre particulièrement genrée des maquiladoras, les maquilas ont toujours embauché une forte minorité d’hommes : cela conduit l’autrice à ne pas envisager la féminité productive comme un concept nécessairement lié au sexe de la main d’œuvre mais comme une discipline des corps agressive, affectant les hommes et les femmes de différentes manières, dans le but de constituer une armée de réserve « dédiée aux maquilas » [28].
Si les hommes de la classe ouvrière préfèrent garder des bas salaires plutôt que d’accepter le « travail des femmes » et se solidariser avec les femmes travailleuses, est-ce donc le patriarcat qui unit les hommes dans une conjuration silencieuse des dominants ? Peut-on parler d’une même fraternité masculine ? La suite de notre argumentation consistera à porter un regard neuf sur les questions « d’honneur » et de « tradition » qui apparaissent souvent parmi les justifications de la violence sexiste.
L’invention de la tradition
Un homme égyptien originaire de Borg Meghezel, une petite ville de pêcheurs de la vallée du Nil, a répondu à un questionnaire de la Banque mondiale par une explication matérialiste des violences faites aux femmes :
Les revenus trop faibles ont une grande influence sur les rapports hommes-femmes. Ma femme me réveille parfois le matin en me demandant cinq livres, et si je ne les ai pas, je déprime et quitte le domicile conjugal. Et dès mon retour, nous commençons à nous disputer [29].
Il va sans dire que cette partie de la vallée du Nil est en proie à une crise de l’eau depuis les empiétements de la Banque mondiale dans la région. Un homme originaire du Ghana a posé le problème de façon encore plus brutale :
C’est à cause du chômage et de la pauvreté que la plupart des hommes de la communauté battent leurs femmes. Nous n’avons pas l’argent pour prendre soin d’elles [30].
Dans ces témoignages directs et francs, on est confronté à la violence dans sa chronologie précise, et on se retrouve de nouveau accablé par une série de questions. Dès lors que l’on a évoqué le contexte des violences, comment les foyers et les communautés basées sur la subsistance sont-ils systématiquement dépossédés et privés de ressources ? Et alors que ce processus rend certainement compte des conditions de possibilité de la violence, nous sommes confronté⋅e⋅s au problème suivant : comment rendre compte de la rationalité historique des agresseurs ? Il n’est pas suffisant de dire que les hommes prolétaires rentrent à la maison après avoir été licenciés, trouvent un avis d’expulsion au lieu d’un bon repas chaud, et commencent alors à battre leur femme. Cette description en effet, bien qu’elle ait une certaine véracité à propos des événements liés à la crise, pose plus de questions qu’elle n’en résout. Par exemple, pourquoi les femmes de la classe ouvrière ne rentrent-elles pas à la maison pour battre leurs maris, à partir du moment où les licenciements sont loin d’être l’apanage des hommes et qu’en réalité plus de femmes que d’hommes ont perdu leur emploi pendant la récession ?
Il n’y a pas de véritable rationalité dans les violences faites aux femmes, et pourtant, les êtres humains sont capables de rationaliser ces actes pour eux-mêmes, y compris au moins a minima comme un comportement funeste mais signifiant. L’idéologie capitaliste cherche à donner du sens à ces violences de deux façons élémentaires :
Une première manière consiste à s’appuyer sur les idées sexistes de la division du travail genrée au sein de la famille. Malgré le fait qu’une vaste majorité de ménages ont besoin que les hommes et les femmes aillent effectuer un travail rémunéré en dehors du foyer, les attentes sexistes envers les femmes continuent à leur demander de prendre soin du domicile conjugal. Les raisons à cela sont complexes et ont suscité des discussions riches dans le marxisme. Pour répondre à notre problème, il faut noter que du point de vue de cet aspect du sexisme, si les femmes ont la responsabilité d’assurer l’accès de leur foyer au produit social, elles sont aussi tenues pour responsables de toute lacune dans cet approvisionnement.
Une deuxième manière dont les idées sexistes se donnent une légitimité consiste à en appeler à la tradition. C’est en quelque sorte une vieille astuce du capital. Dès 1852, Karl Marx explique que quand la bourgeoisie souhaite trouver une justification :
ils évoquent craintivement les esprits du passé, [ils] leur empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain [31] […]
Ce « langage emprunté » dont parle Marx, trouve par ailleurs un usage bien spécifique. La plupart du temps, il se manifeste sous les oripeaux d’idéologies occultant les divisions de classe et accentuant ce que Benedict Anderson a appelé « une camaraderie horizontale [32] ». Les nations sont par exemple représentées comme étant dénuées de divisions de classe et les communautés religieuses dépeintes comme des groupes homogènes dans lesquels tous les membres ont des intérêts similaires, à l’exclusion de la classe. De façon comparable dans le cas du sexisme, de telles idées partent de l’hypothèse d’une fraternité masculine (probablement allant contre une sororité commune de toutes les femmes) qui dénie l’existence réelle de rapports de classe et d’exploitation entre les hommes. En quoi cette référence à une communauté mythique des hommes peut servir à justifier les violences faites aux femmes ? Il faut porter son attention sur les appels à la tradition et à la filiation dans le contexte des violences misogynes et des « crimes d’honneur ».
La pratique des crimes d’honneur, quand un parent assassine une femme accusée d’avoir dégradé l’honneur de la famille, a donné beaucoup d’eau au moulin impérialiste. Les racistes se servent des crimes d’honneur comme de preuves de l’arriération intrinsèque de tous les musulmans. Une source d’information sioniste a récemment titré l’une de ses principales tribunes, « Soyons honnêtes : les crimes d’honneur en Occident sont perpétrés par des musulmans [33]. » Et de la même manière, ces violences sont instrumentalisées pour justifier les interventions impérialistes occidentales au Moyen-Orient au nom de la libération des femmes.
Mais quelle explication donner aux crimes d’honneur ? Car il est indéniable que ceux-ci sont commis dans des familles le plus souvent non blanches et souvent originaires d’un certain nombre de pays du Sud.
Selon l’Organisation de défense des droits des femmes iraniennes et kurdes (IKWRO), plus de 2800 cas de violences « liées à un problème d’honneur » ont été signalés en Grande-Bretagne en 2010. Les chiffres de la police suggèrent une progression de 47 % depuis 2009.
La journaliste du Guardian, Fareena Alam, propose une analyse accablante mais matérialiste de ces meurtres. En 2004, elle écrivait avec justesse que 1°) « Les crimes d’honneur ne sont pas un problème “musulman” » et 2°) « Les crimes d’honneur n’ont pas de rapport avec la religiosité [34]. » Par contraste avec ce type d’explications, elle insiste sur le fait que « beaucoup des familles immigrées, y compris la mienne, sont restées très en lien avec des parents “restés là-bas”. » C’est un lien enrichissant qui procure un « filet de sécurité dans une société hostile. » Alam est pourtant loin de se faire des illusions sur ce type de réseaux :
Trop souvent ces réseaux familiaux sont sexistes, étouffent les moindres oppositions et requièrent une loyauté sans borne […] Les jeunes hommes sont autorisés à mener une vie sociale relativement à l’abri des regards – socialiser, boire et courir les femmes. La responsabilité des femmes est d’être les garantes de l’honneur familial, qui se rapporte lui-même au statut social et à la mobilité ascendante. Le simple soupçon d’un comportement impropre – comme le fait d’être vue avec un homme en dehors du réseau de la famille – peut dégrader la réputation d’une femme et conséquemment l’honneur de la famille […] Les crimes d’honneur ne sont ni seulement une thématique hommes-femmes ni une aberration individuelle. Ils sont le symptômes de ce que les familles immigrées ont dû faire pour s’intégrer à une urbanisation aliénante. Dans les villages « là-bas », la sphère de contrôle des hommes était plus large, avec de forts appuis et soutiens systématiques […] Des efforts déçus de reprendre le contrôle peuvent avoir des conséquences désastreuses – suffisamment funestes pour susciter l’incroyable rage nécessaire pour décider de tuer ses propres congénères [35].
De notre point de vue, il faut retenir les analyses d’Alam sur la perception de perte de contrôle qu’ont les hommes comme déclencheur des violences. Si les crimes d’honneur peuvent être considérés comme des exemples extrêmes, un large spectre de violences sexistes semble être perpétué au nom de la perte d’une autorité masculine « traditionnelle ».
Une étude publiée par le British Medical Journal en 2012 a mis en évidence que les taux de suicide en Europe ont fortement progressé de 2007 à 2009, au moment où la crise financière faisait grimper le chômage et cassait les salaires. Les pays les plus sévèrement touchés par ces violents ralentissements économiques, tels que la Grèce ou l’Irlande, ont observé les hausses les plus brutales. En Grande-Bretagne, les hommes sont trois fois plus susceptibles de commettre un suicide que les femmes. L’étude en conclut qu’« une grande partie de l’identité et du sens que donne la population masculine a sa vie est connectée au fait d’avoir un emploi en tantque source de revenu, de statut social et d’importance [36] […] » En 2011, le Time Magazine faisait écho à l’opinion que les rôles « traditionnels » des hommes ont été déstabilisés par la récession, produisant une montée des phénomènes de dépression dans la population masculine :
C’est que les hommes sont culturellement envisagés comme les premiers soutiens de famille, et l’un des facteurs de risque principaux de la dépression dans la population masculine dépend le plus souvent de ce rôle-là [37].
Le terme opérant dans ce contexte est celui d’être « culturellement envisagé » pour assouvir un certain rôle. Tous ces rapports et études indiquent que, bien que les hommes n’aient pas toujours historiquement été les principaux soutiens de famille, la population masculine croît ou attend d’elle-même de remplir ce rôle.
Aux États-Unis, comme dans le reste des pays industrialisés, la vérité est que, de plus en plus les hommes et les femmes font un travail salarié pour subvenir aux besoins de leurs foyers ; et les hommes et les femmes effectuent du travail domestique. Les plus récentes enquêtes étatsuniennes sur l’emploi mettent en évidence le fait que les femmes sont les principaux soutiens de 40 % des familles – une grande majorité d’entre elles sont des mères célibataires et des non-Blanches. Il faut présenter ces données en les accompagnant des chiffres de la participation des hommes aux tâches ménagères dans 20 pays industrialisés sur la période 1965-2003, qui indiquent bien une progression de cette contribution masculine.
La même chose se vérifie au sujet de la contribution des pères au sein du foyer. La sociologue Francine Deutsch a enregistré une contribution des pères, en termes d’heures consacrées aux enfants, plus élevée dans le cas des hommes de classes populaires que dans celui des cadre [38]. Selon une enquête de 2011 menée auprès de 963 pères salariés en col-blanc d’entreprises faisant partie du classement Fortune 500, 53 % d’entre eux prétendent qu’ils préféreraient être des parents dédiés au foyer conjugal si leur famille pouvait ne dépendre que du salaire de leur épouse [39]. Tandis que les élites reprochent aux hommes non blancs d’abandonner leurs familles, une étude l’American Psychological Association et l’Institut national de la santé infantile et du développement humain réfutent cette mystification raciste :
Les pères au revenu faible, issus de minorités, divorcés qui ont un travail et un bon niveau d’éducation sont plus susceptibles d’être aux côtés de leurs enfants. […] Les hommes africains-américains sont plus susceptibles de s’occuper, de nourrir et de cuisiner pour leurs enfants que les pères blancs ou hispaniques.
Certaines données ethnographiques ont révélé qu’un fort soutien financier paternel (en argent ou en nature) est probablement invisible du point de vue des mesures de l’économie formelle [40].
Voilà effectivement un bien étrange phénomène. Alors que la réalité matérielle pour la plupart des hommes est que les deux membres du couple d’une même famille travaillent pour des salaires de plus en plus faibles et de plus en plus longtemps, les rôles sociaux de genre semblent fondés sur le modèle mythique de l’heureuse épouse qui fait la cuisine en attendant le retour de son mari. Si la grande majorité des femmes travaillent dans des maquiladoras, à Wal-Mart et Starbucks, ou font des ménages pour les plus riches, alors qui servent les rêves que propagent ces images en carton de la féminité ? Nous devons examiner avec rigueur ces images en carton car, à partir du moment où l’on peut retracer leur véritable provenance, il est possible de saisir les liens entre la justification des violences sexistes et la combinaison des conditions matérielles et des idéologies du genre.
La juriste Joan C. Williams fait une observation importante sur la masculinité prolétarienne dans son travail récent sur les relations entre le genre et la classe en Amérique. Selon Wiliams, le genre fonctionne comme « une importante “blessure de classe dissimulée” » qui s’exprime dans « le sentiment d’inaptitude que ressentent les hommes de la classe ouvrière quand ils peuvent de moins en moins remplir leur rôle de soutien de famille [41]. » Il vaut la peine de citer tout le passage où Williams décrit la façon dont cette inaptitude ressentie se joue dans les termes de la classe :
Pour deux brèves générations dans l’après-guerre, cet idéal des deux sphères séparées s’est démocratisé. Mais aujourd’hui, l’accomplissement de l’idéal du soutien de famille est de nouveau un privilège de classe.
Dans la mesure où ce modèle de famille dual, avec un soutien de famille d’un côté et une ménagère de l’autre, est un marqueur du statut de la classe moyenne depuis les années 1780, parvenir à remplir ces rôles est vu comme un enjeu vital par les familles des classes populaires […] Les performances de genre conventionnelles sont donc, pour le dire brièvement, des performances de classe [42].
La chronologie adoptée par Williams, pour rendre compte du moment où le modèle « dual » est devenu impossible à assumer par la classe ouvrière, correspond exactement à la chronologie de Neil Davidson sur la mise en place d’un ordre néolibéral. Les rôles de soutien de famille et de ménagère et les rôles de genre qui en découlent, n’ont jamais été une tradition prolétarienne, pour commencer, mais ont été prêtés à la classe ouvrière par le capital. La force d’un tel modèle a précisément la capacité de a) effacer les différences de classe réellement existantes en proposant une fraternité masculine universelle et b) diviser les classes populaires sur des clivages de genre en faisant peser des attentes genrées irréalistes sur les hommes comme sur les femmes – des attentes qui doivent nécessairement être déçues par le cours réel des choses.
Revenons maintenant à notre image en carton. La femme idéale de la famille idéale, qu’on la voie préparer un dîner parfait à New York ou à New Delhi, est en réalité la combattante d’une classe. Sa famille idéale est une relique conservée des temps immémoriaux des heures glorieuses du capital, un temps où les hommes seront toujours des hommes, les syndicats seront toujours invisibles et les esclaves ou castes subalternes devront toujours apporter le coton pour la maison du maître.
Les voies de la résistance
Dans la crise actuelle du capitalisme, le genre est une arme idéologique essentielle pour dissimuler les lignes de fractures de classe. La montée des figures autorisées qui excusent le viol, l’avalanche de décrets et de lois qui s’attaquent aux droits reproductifs et aux droits des personnes LGBTQ, le slut shaming, l’accusation portée sur les victimes de violences, tous ces éléments sont les différentes façons de réorganiser la féminité et réinvoquer la mythique famille duale du soutien de famille et de la ménagère, alimentant des attentes genrées et des modèles irréalistes pour les hommes et les femmes de la classe ouvrière.
Comment combattre les valeurs familialistes du capitalisme ? Pour conclure, il vaut la peine d’examiner les défis auxquels nous sommes confronté⋅e⋅s aujourd’hui pour régénérer notre analyse marxiste de la société et du monde actuel.
Il y a principalement trois défis interdépendants que nous avons à traverser aujourd’hui en tant que militant⋅e⋅s révolutionnaires : 1°) comprendre la nature précise du capitalisme comme système de production ; 2°) identifier le sujet de la transformation révolutionnaire du système ; et 3°) déterminer la nture de ce processus de transformation – qu’est-ce qui initie ce changement, quels sont les lieux qu’il investit, etc. Répondre à ces trois questions doit nous aider à déterminer si l’on peut et comment changer la trajectoire du genre dans le monde actuel.
Le néolibéralisme comme nouvelle manière d’organiser l’accumulation du capital est en place depuis déjà un certain temps. Mais il est nécessaire de clarifier l’ampleur et les limites de cette nouveauté. Nous devons aussi bien débattre des nouvelles formes d’arrangement économiques et de rapports sociaux que la nouvelle configuration du capital nous a imposées, que de souligner les continuités importantes qui demeurent entre une configuration et une autre. L’économie néolibérale, bien qu’ayant des manifestations nationales assez variées, n’a pas vocation à faire naître un capitalisme entièrement nouveau, mais plutôt un ensemble de tentatives hétérogènes, initialement expérimentales puis systématisées, de la part des classes dominantes pour surmonter la crise de rentabilité que doit périodiquement affronter le capitalisme. En d’autres termes, et contrairement à ce qu’en disent certains chercheurs et certaines chercheuses, il ne s’agit pas d’un nouveau capitalisme mais plutôt d’une nouvelle forme par laquelle le capitalisme s’évertue à recouvrir et maintenir ses profits. Cela signifie que les intuitions fondamentales du marxisme classique sur la nature du système capitaliste sont toujours valables, tout comme ses hypothèses sur la manière de combattre ce système – c’est-à-dire par l’auto-activité de la classe ouvrière.
Comme nous l’avons vu tout au long de ce texte, l’une des dimensions clés du triomphe du néolibéralisme a été et demeure une offensive victorieuse et genrée sur la classe ouvrière du monde entier. En fin de compte, c’est un ordre qui s’est construit avant tout par des défaites de notre camp, dont les plus spectaculaires ont été celles des contrôleurs aériens aux États-Unis (1981), des mineurs en Inde (1982) et des mineurs en Grande-Bretagne (1984-1985) [43]. Les syndicats, qui demeurent l’une, sinon la seule, des formes d’organisation du prolétariat et de ses outils pour combattre, continuent d’être l’objet des attaques néolibérales. Mais la longue histoire des défaites et les rares exemples de contre-offensives victorieuses par le monde du travail dans la même période ont conduit certains chercheurs à remettre en question la centralité de la classe ouvrière dans le changement social et à mettre en doute le fait que les travailleurs et les travailleuses aient encore la capacité de briser ce système et de construire une nouvelle société. Par contraste, beaucoup ont cherché le nouveau sujet révolutionnaire dans des collectivités plus amorphes – la plus fameuse étant la notion de multitude forgée par Negri et Hardt [44].
Entre temps, le printemps arabe et le mouvement Occupy aux États-Unis ont mis sur la table une autre remise en question potentielle du marxisme classique, cette fois sur le lieu privilégié de la lutte. Dans la mesure où les mouvements des places – en Espagne, à Tahrir, au parc de Zucotti, et plus récemment le parc de Gezi – ont été les luttes les plus militantes et massives des dernières années, il est tout à fait compréhensible que beaucoup considèrent que la forme politique de mouvements urbains représente un nouveau et meilleur chemin pour renverser le capitalisme, en lieu et place des grèves et de l’agitation des travailleurs et des travailleuse sur le lieu de production [45].
La tâche du marxisme n’est pas de jouer les devins. Il ne s’agit pas de prévoir où la prochaine étape de la lutte aura lieu, ni de dire à l’avance quelle lutte particulière prendra une forme généralisée et s’attaquera au système. Dans le cas de la Grande-Bretagne thatchérienne, le combat le plus attendu était celui des mineurs, précisément sur le lieu de travail. Mais tandis que la lutte des mineurs s’est soldée par un échec, un mouvement plus inattendu, cette fois extérieur au lieu de travail – les émeutes contre la poll tax – ont eu un impact beaucoup plus grand sur le régime de Thatcher. La force des concepts autour de la reproduction sociale est dans leur capacité à comprendre le capitalisme comme un système unitaire où production et reproduction, bien que situées dans des sphères séparées spatialement, sont dans le cours réel des choses totalement interdépendantes. Comme l’affirme Miriam Glucksman, « la nécessité d’analyser chaque pôle de ces deux termes de façon autonome ne doit pas nous faire oublier que leur spécificité se comprend à partir de leur relation mutuelle et de la structure totalisante qui les intègre tous les deux [46]. » À l’heure où nous entendons reconstruire et renforcer nos organisations pour résister à l’ordre néolibéral – qu’il s’agisse des syndicats ou d’organisations marxistes révolutionnaires – nous devons garder à l’esprit cette unité de la production et de la reproduction. Le syndicat des enseignant⋅e⋅s de Chicago (CTU) applique un syndicalisme axé sur la justice sociale dont les principes doivent nous inspirer et être repris plus largement, car c’est justement cette intuition sur la reproduction qu’il tente de mettre en pratique. La grève des enseignant⋅e⋅s de Chicago menée par le CTU n’était pas seulement une grève pour obtenir de meilleures conditions de travail pour les membres du syndicat. La grève s’est construite de manière à relier des questions plus larges au-delà du lieu de travail – les politiques racistes de fermetures des écoles, la situation économique des élèves et de leurs familles, l’histoire urbaine – avec les questions posées au sein du lieu de travail, comme les salaires ou les avantages des enseignant⋅e⋅s [47].
Le combat pour des centres d’aides pour les victimes de viol beaucoup plus accessibles ne peut dès lors pas être séparés de la défense des services publics qui facilitent la répartition du produit social et de nos combat pour de meilleurs salaires et la justice reproductive. Mais la victoire finale contre l’injustice du genre sera remportée quand nous nous rebellerons contre la tyrannie fondamentale du capital qui vole notre travail pour faire des profits. La bataille peut démarrer partout dans la société, mais elle devra être victorieuse sur le lieu de travail, sur nos lieux de travail et sur les barricades, là où par l’unité des trajectoires de nos luttes spécifiques nous pourront faire le fameux saut « à l’air libre de l’histoire [48]. »
Tithi Bhattacharya
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