Tribune. Les femmes qui prennent la parole ne sont pas des « petites choses », et encore moins « des proies » qui auraient décidé de lancer une campagne contre les hommes en propageant la haine au nom d’un puritanisme d’un autre âge ! Ignorer à ce point le sens de l’émancipation au nom de la liberté d’importuner et d’être importuné, c’est être aveugle au monde réel. Vous qui prétendez libérer une autre parole semblez ignorer ce qui se passe aujourd’hui.
Cette révolution de la parole, à la fois individuelle et collective, non violente, révèle pour la première fois massivement ce qu’émancipation veut dire. Le corps effacé, ou cultivé, le corps tel qu’il est choisi, est désormais revendiqué par celles qui non seulement redressent la tête, disent qu’elles existent, en tant que sujet pensants et agissants, mais affirment qu’elles ne toléreront plus, au nom d’une culture ou d’une nature masculine, d’être convoitées, palpées, violentées, harcelées sans leur consentement.
En quoi cette attitude responsable, profondément libre, ressemble-t-elle à une délation ? En quoi cette révélation remet-elle en cause la liberté des hommes ? Il est vrai que les femmes ne confondent pas la liberté du dominant avec la vraie liberté, responsable, telle que définie par les hommes des Lumières. Condorcet est de ceux-là. Impossible d’être libre, écrivait-il en 1791, dans un monde où l’autre ne l’est pas.
Déstabilisation des privilèges masculins
Les femmes se sont battues au XIXe et au XXe siècle pour dire que la liberté n’appartiendrait à personne tant que l’autre, la femme, l’esclave, l’étranger, ne l’était pas. Leur parole n’a pas été entendue. Après des décennies d’échec de luttes contre la domination, l’exploitation, l’indépendance, tandis que le monde entier s’organise sur la loi du plus fort, tandis que le mot « liberté » est travesti en servitude volontaire, une nouvelle fois des femmes redonnent sens au mot « émancipation » en se libérant des tutelles qui les enferment.
Après bien des revendications et des manifestes solitaires, l’idée reprend vie par la voix de celles qui massivement s’expriment au risque de déstabiliser non seulement les privilèges masculins mais les rapports de domination qui s’exercent au quotidien contre l’autre décrété inférieur ou différent : l’immigré, le musulman, le juif, bref l’étranger lui-même. Une centaine de femmes, dans Le Monde du 10 janvier, s’insurgent contre ce mouvement inédit et revendiquent les jeux de l’ancien monde au nom de la liberté créatrice qui « sous-tendrait l’offense à l’autre ». Comment confondre à ce point la créativité et les fantasmes avec la réalité du rapport à l’autre ?
Sans doute ces dames assimilent-elles les jeux de rôle de salon avec la vie réelle. Et les réactions conservatrices à l’encontre de l’art, ici et là, ne peuvent servir de prétexte à la mise en cause d’un mouvement bien plus fondamental.
La coutume et la loi contre l’émancipation des femmes
Depuis deux siècles des femmes ont tenté, en vain, de revendiquer pour elles-mêmes une émancipation qui leur était interdite non seulement par l’habitus ou la coutume mais aussi par la loi. Longtemps le code civil, ou l’équivalent, a placé, au nom d’une nature spécifique, l’ensemble des femmes sous la tutelle masculine, essentialisant ainsi les fonctions sociales et justifiant une hiérarchie dont les effets sont toujours à l’œuvre aujourd’hui.
INLASSABLEMENT, DES FEMMES RÉPÉTÈRENT SOUS TOUS LES TONS CE MOT, « LIBERTÉ ». ON NE LES ENTENDIT PAS
Faut-il rappeler quelques paroles singulières qui, au XIXe siècle, disaient ce que « liberté » voulait dire ? Faut-il revenir sur le passé enfoui de celles qui, précisément au nom de la liberté réelle, ont dit l’impossible existence à laquelle quelquefois elles renoncèrent, comme Claire Démar (1799-1833), une pionnière ? « La révolution dans les mœurs conjugales ne se fait pas à l’encoignure des rues ou sur la place publique pendant trois jours d’un beau soleil, mais elle se fait à toute heure, en tout lieu, dans les loges des Bouffes, dans les cercles d’hiver, dans les promenades d’été, dans les longues nuits qui s’écoulent insipides et froides comme on en compte tant et tant sous l’alcôve maritale… », écrivait cette dernière en 1833.
Inlassablement, des femmes répétèrent sous tous les tons ce mot, « liberté ». On ne les entendit pas. Elles ne se découragèrent pas et, à chaque moment de l’histoire, leurs rangs s’étoffèrent. Elles furent encore plus nombreuses dans les années 1970 à proclamer que « le privé est politique », conscientes de ne pas être tant que leur corps ne leur appartiendrait pas.
Le flambeau de la liberté humaine
Faute d’avoir persisté dans la sphère du politique en se mêlant de ce qui, selon les normes sociales, ne les regardait pas, elles ont laissé le champ politique à ceux qui s’occupent, traditionnellement, du gouvernement des hommes. La force des choses l’a de nouveau emporté et la marchandisation des corps s’est imposée massivement. Mondialement. Le fétichisme de la marchandise a visé, comme on le sait, le corps des femmes, redevenu chose que l’on convoite ou rejette.
LA RÉVOLUTION ESPÉRÉE AU XIXE SIÈCLE EST EN TRAIN DE S’ACCOMPLIR. IL NE S’AGIT PAS D’UNE GÉNÉRATION NOUVELLE OU D’UN NOUVEAU MOUVEMENT
Contre toute attente et à l’encontre de cette forme de marchandise humaine, dont le milieu du spectacle représente la quintessence, des femmes se sont soulevées. Une insurrection inaccoutumée, à bas bruit, reprend l’éternel flambeau de la liberté humaine, dans les termes d’une Claire Démar ou d’une André Léo (1824-1900), socialiste qui, après la Commune de Paris, en 1871, interpellait ses camarades en leur reprochant d’avoir négligé la liberté de leur compagne. Tout comme aujourd’hui les jeunes socialistes et les jeunes communistes décident de lever les interdits en révélant le harcèlement sexuel dont elles sont l’objet. Ce sont des sujets libres qui parlent et non des proies ou des femmes victimes. Aujourd’hui elles retrouvent le chemin de l’émancipation dont elles ne s’étaient jamais détournées.
La révolution espérée au XIXe siècle est en train de s’accomplir. Il ne s’agit pas d’une génération nouvelle ou d’un nouveau mouvement, simplement avec des formes différentes, comme toujours, elles « re »commencent par le début en s’émancipant de la tutelle masculine, dont l’exercice se manifeste par l’appropriation du corps de l’autre. Mais cette fois-ci, le mouvement, presque inorganisé, spontané, est global. Il sera difficile de revenir en arrière. La difficulté est ailleurs, elle consiste à imaginer demain en l’absence d’une domination réelle. Si la liberté des femmes n’a cessé d’être contestée, c’est que sa logique politique entraîne toutes les autres et par là l’organisation des sociétés, fondée sur la domination du plus vulnérable. Là est le défi réel.
Michèle Riot-Sarcey (Historienne du politique et du féminisme, professeur d’histoire contemporaine et d’histoire du genre à l’université Paris-VIII-Saint-Denis)