Au début du Covid-19 en mars 2020, l’autrice lançait l’essai percutant Une planète en mal d’œstrogène (M Éditeur, 2020). Dans l’avant-propos de Justice, son nouvel ouvrage, elle précise qu’il vaut « mieux une pandémie qu’une guerre mondiale », dans l’esprit de la célèbre phrase de Simone de Beauvoir (« qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question »).
Or, les craintes d’affaiblissement des dénonciations ne se sont pas matérialisées. Depuis le dépôt des épreuves du manuscrit en janvier 2021, Thérèse Lamartine a répertorié au moins 65 cas d’allégations et d’accusations d’agressions sexuelles et de harcèlements au 64 décrits dans son bouquin (dont celui du chirurgien pédocriminel Joël Le Scouarnec qui compterait 349 victimes recensées). Le matin de notre échange, Lamartine revenait sur la une des médias, au sujet de la joueuse de tennis chinoise Peng Shuai, disparue après avoir accusé l’ancien vice-premier ministre Zhang Gaoli, de l’avoir contrainte à une relation sexuelle et d’en avoir fait sa maitresse1.
Revenons sur la bombe qui a tout déclenché. Le 5 octobre 2017, un article du New York Times relate les nombreux actes de harcèlement, d’agression sexuelle et de viol du magnat du cinéma Harvey Weinstein. Le 31 du même mois, le nombre de plaignantes s’élève à 93. Par une initiative de l’actrice Alyssa Milano, des milliers des femmes écrivent sur les réseaux sociaux pour dénoncer des agressions qu’elles auraient subies, d’où l’émergence rapide du mot-clé et du hashtag Moi aussi. En quelques semaines, de nombreuses histoires défrayent les manchettes dans divers pays. Le Québec n’échappe pas à cette vague planétaire. Dans Justice, nous croisons entre autres les noms de l’entraîneur de gymnastique Michel Arsenault, de l’éditeur (décédé depuis) Michel Brûlé, de l’homme d’affaires Gilbert Rozon ainsi que l’ancien animateur Éric Salvail.
« Le point d’ancrage de ces affaires sordides réside en un mot, un seul, le pouvoir. » Car la succession de tous ces « criminels à braguette » illustre que quand un homme détient de l’emprise sur son entourage, plus grande demeure l’omerta autour des méfaits. La convergence des divulgations laisse espérer « une libération de la parole et de l’écoute. La parole groupée de femmes apporte énormément. Les évènements autour de #Moi aussi se sont déroulés surtout autour de gens connus (et influents). Espérons que les effets se répercutent dans des milieux moins sous les feux de la rampe », soutient Lamartine.
Si la lecture de Justice ressemble parfois à un musée des horreurs (bien des incidents relatés donnent des frissons dans le dos), la plume de la féministe aguerrie ne tombe jamais dans l’apitoiement. Celle-ci voit même une parenté du #Moi aussi actuel avec le féminisme radical des années 1968-1989, féminisme universaliste auquel elle avait participé activement, entre autres, pour avoir cofondé la Librairie des femmes d’ici en 1975.
Dans La Scène québécoise au féminin (Pleine Lune, 2018), l’écrivaine Nicole Brossard me confiait que « le corps sexué et sexuel ressurgit dans le contexte de l’individualisme. #Moi aussi reconfigure à nouveau la solidarité ». Dans cette attention portée au corps humain, Thérèse Lamartine pourfend quant à elle des « égarements » comme le transgenrisme et l’intersectionnalité, courants actuellement en vogue. De telles « divisions pernicieuses nous affaiblissent tant. Les violences misogynes ont tout à voir avec le SEXE de l’être humain ». Par ailleurs, le livre n’occulte pas les victimes masculines, notamment le Français d’origine tunisienne Aniss Hmaïd qui accuse l’adjoint de la mairesse de Paris (Christophe Girard) de l’avoir agressé une vingtaine de fois dès l’adolescence. « Il se considère comme une terre brulée. »
Bien entendu, l’auteur français Gabriel Matzneff (« à la prose dépravée ») occupe une place importante dans ce panorama de prédateurs. Le 2 mars 1990, sur le plateau de l’émission Apostrophes animé par Bernard Pivot, Denise Bombardier confronte l’écrivain adulé par le Paris littéraire pour ses « excès transgressifs » et son apologie explicite de la pédophilie (garçons et fillettes). « Elle est allée contre vents et marées, fut fustigée longtemps après la diffusion. » Quand Vanessa Springora lance à l’automne 2019 Le Consentement, où elle relate les conséquences des abus commis durant son adolescence par Matzneff, l’ancienne victime cherche une « guérison réelle et une réparation symbolique », tandis que Gabriel « se cache et n’ose s’excuser publiquement ».
Thérèse Lamartine constate que des voix, même féminines, s’élèvent contre le mouvement, dont l’intellectuelle française Sabine Prokhoris qui a publié récemment Le Mirage #Me Too. « Dans ses entrevues, elle ne démontre aucune sensibilité pour les victimes. Élisabeth Badinter, autre figure connue de l’Hexagone, s’oppose aux dénonciations. Pour reprendre le titre de mon livre, mais quand justice sera-t-elle rendue ? Il faut rebâtir la confiance et repenser en profondeur le Code criminel. Je pense à la formule-choc d’Annick Charrette (plaignante dans le procès de Gilbert Rozon), pour qui, si les accusés ont droit à la présomption d’innocence, les victimes devraient avoir droit à la présomption d’honnêteté. »
Par ailleurs, l’autrice réitère l’importance des procès devant jurys. Pour éviter les dérapages, doit impérativement s’établir « une éthique politique. Il ne faut pas tout mettre sur le même pied d’égalité. Un baiser volé n’est pas un viol caractérisé. Je suis contre les dénonciations anonymes et non corroborées ». Des pistes de solutions pour celle qui prône la parité parfaite afin de combattre des millénaires de misogynie ?
« Au Québec, une date majeure est à signaler. Adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale le vendredi 12 juin 2020, le projet de loi 55 abolit la prescription dans les poursuites civiles en matière d’agression sexuelle, de violence subie pendant l’enfance et de violence conjugale. Les victimes peuvent réclamer justice plus de 30 après les actes reprochés. Les criminels à braguette auront moins l’esprit tranquille. »
Comme le rêvait la poétesse Madeleine Gagnon (allusion que l’on retrouve dans l’essai Justice), « le féminisme n’est pas la guerre des sexes, il la termine ». Thérèse Lamartine partage cette même philosophie. « Les femmes ont appris qu’elles avaient de la valeur. Fort heureusement, nous ne sommes pas encore dans l’après #Moi aussi. Il faut continuer de se battre avec sérénité, force, espoir. »
Olivier Dumas
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