Dans son hôpital de Bukavu, dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC), plus de 50 000 femmes violées ont été soignées depuis 1999. Toujours menacé dans son pays, le docteur Denis Mukwege a reçu de multiples récompenses – prix Olof Palme et prix des Droits de l’homme des Nations unies (ONU) en 2008, prix Sakharov en 2014. Vendredi 5 octobre 2018, il s’est vu décerner le prix Nobel de la paix. Pour l’occasion, nous republions cet entretien, réalisé en 2016.
Annick Cojean : Je ne serais pas arrivé là si…
Denis Mukwege - Si je n’étais pas gynécologue-obstétricien et n’avais donc un accès privilégié aux femmes qui me parlent en confiance et peuvent me montrer leurs blessures. C’est à ce titre que j’ai vu et entendu des choses qui dépassent l’entendement. Des souffrances inouïes causées par des viols massifs et organisés, des lésions corporelles souvent irréparables, des traumatismes profonds transmis aux enfants, toutes sortes d’abjections.
Et moi, médecin dans le Kivu, en RDC, je suis donc devenu militant. Impossible de me taire et de me contenter de soigner ces femmes le mieux que je peux. Impossible de ne pas sortir de mon hôpital pour interpeller le monde, saisir toutes les tribunes possibles pour dénoncer ce qui est une arme de guerre au même titre que les autres.
Tout faire pour convaincre les leaders d’éradiquer le viol avec la même détermination que celle mise pour les armes biologiques, chimiques et nucléaires. Parce que le viol détruit tout autant, même s’il laisse les personnes en vie. Parce que c’est un déni d’humanité, un recul des acquis de la civilisation. Et parce qu’il faut tracer une ligne rouge absolue.
N’aviez-vous pas rêvé d’être pédiatre ?
Oh si ! Je me souviens même de ce dimanche de 1963 – j’avais 8 ans – où j’ai accompagné mon père, pasteur, en visite dans une famille dont le petit garçon était gravement malade. Il s’est incliné au-dessus de l’enfant et a déposé quelques gouttes d’huile sur son front tout en récitant une prière. Le petit gémissait et je souffrais avec lui.
Comment imaginer que la seule prière le guérirait ? Pourquoi ne pas lui donner des médicaments comme on m’en administrait quand j’étais mal ? « Je fais ce que je sais faire, m’a dit mon père. Ce sont les médecins qui donnent les médicaments. C’est un métier. » Alors, je serai médecin, ai-je décidé très sérieusement. Et je n’ai jamais dévié de cette résolution.
Mon père continuera de prier, me disais-je, et moi, je donnerai des médicaments. On sera complémentaires. J’ai fait ma médecine générale et une thèse en pédiatrie. J’avais toujours en tête le premier petit malade de mes 8 ans.
Qu’est-ce qui a provoqué le changement de cap ?
Un stage dans un hôpital de montagne qui m’a fait découvrir l’horreur de la mortalité maternelle en Afrique. Je n’en avais pas alors la moindre idée. Mais j’ai vécu là-bas des scènes insoutenables.
J’ai vu arriver des hommes portant leur épouse inconsciente sur le dos, victime de graves hémorragies après un accouchement compliqué, et dans un état désespéré. J’ai vu des femmes exténuées après des jours de marche, un fœtus mort pendant entre les jambes, déchirant leurs organes génitaux. J’ai découvert le problème de la fistule occasionné par l’extrême jeunesse des mamans dont le bassin trop étroit coince l’enfant qui décède sans sortir et les mutile.
Il fallait absolument aider ces femmes dans ce qui devrait être un acte naturel et joyeux de l’existence. Les aider à mettre des enfants au monde est devenu ma vocation.
Vous n’imaginiez pas alors l’épidémie de viols à laquelle vous seriez confronté ?
Non ! Et je suis tombé des nues lorsqu’une patiente, en septembre 1999, m’a raconté qu’elle avait été violée par six soldats et que l’un d’eux avait ensuite tiré dans son vagin. Comment une telle cruauté était-elle possible ? Pourquoi cette obstination à mutiler ? J’ai soigné cette femme en me disant qu’elle avait certainement croisé le chemin d’un fou.
Mais il y en a eu une autre. Puis une autre. Et une autre. Au fil des mois, les cas se sont comptés par dizaines, par centaines, par milliers. Le phénomène s’est transformé en épidémie plongeant l’est du Congo sur le chemin des ténèbres. Et moi, je me suis retrouvé confronté à une situation qu’aucun médecin n’avait encore affrontée, et pour laquelle les manuels n’étaient d’aucun secours.
Ma vie en a été bouleversée. Je ne pensais plus qu’à mes patientes et passais des nuits entières à m’interroger sur les opérations du lendemain. Quelles techniques employer pour réparer cet appareil génital détruit ? Comment réparer les incontinences urinaires et fécales ? J’ai travaillé, étudié, inventé des solutions. J’ai formé des collaborateurs, perfectionné des techniques avec des résultats encourageants. Mais les récits de ces femmes étaient incroyablement perturbants.
Au point de vous affecter vous-mêmes psychologiquement ?
Oui. Et de nuire à la qualité de mon travail. Quand il manie le scalpel, le chirurgien doit être parfaitement concentré. C’est pour ça qu’il évite d’opérer ses propres parents.
Or j’avais tellement absorbé les histoires de ces femmes qui auraient pu être mes filles, mes sœurs, mon épouse, que j’avais en tête mille questions concernant leurs souffrances, leur avenir, les tourments qui les attendaient. J’ai donc dû me protéger de leurs récits pour mieux me consacrer à leur reconstruction physique, et avoir recours à des psychologues pour les écouter intimement. Cela m’a aidé à opérer avec un peu plus de sérénité. Mais, vous savez, tous ces vagins détruits parlaient d’eux-mêmes.
Et puis il y eut ce jour de 2007 où vous reconnaissez une des femmes se présentant dans votre service…
Oui. Je l’avais soignée huit ans auparavant à la suite d’un viol de masse et l’avais accouchée d’une petite fille. Et voici qu’elle revenait, violée une nouvelle fois ainsi que la petite née à l’hôpital. Ça m’a fichu un coup terrible. Il n’y aurait donc pas de fin au cercle vicieux dans lequel le pays s’enfermait ? Je n’avais plus le choix : il fallait que je quitte le bloc opératoire pour dire au monde ce qui se passait au Congo et tâcher de le responsabiliser sur ce qui est désormais une arme de guerre.
Rien à voir avec des pulsions sexuelles débridées ou le butin de guerre exigé par les vainqueurs depuis la nuit des temps ?
Non. Les viols dont nous parlons sont prémédités et méthodiques. Ils se déroulent en public, devant les pères, les maris, les voisins, les enfants. Ce qui démultiplie l’ampleur du traumatisme, empoisonne les familles, désintègre toute une communauté. Ils sont collectifs (c’est-à-dire qu’une personne peut être violée par plusieurs hommes à tour de rôle), massifs (200 femmes d’un village violées en une nuit), systématiques (les bébés comme les aînées de plus de 80 ans). Ils sont suivis de tortures : une baïonnette, une fois le viol achevé, est introduite dans le vagin, un bâton couvert de plastique ou de caoutchouc brûlant, de l’acide corrosif ou du fioul auquel on met le feu. Chaque groupe a sa méthode, et je reconnais la signature aux lésions occasionnées. En s’attaquant à l’appareil génital, on détruit la matrice, la porte d’entrée à la vie. Rien n’est laissé au hasard.
Quelles sont les conséquences ?
Des déplacements massifs de populations terrorisées qui fuient ainsi leur village, d’autant que, pour en prendre le contrôle, les milices ou les groupes de violeurs n’hésitent pas également à piller et à brûler les récoltes.
Un tissu social totalement délité, où les familles et les communautés explosent, privées de repères, de valeurs, d’autorité, d’honneur. Une réduction de la démographie, car la plupart des jeunes filles violées ne pourront plus avoir d’enfants, et les autres, contaminées par le sida ou d’autres maladies sexuellement transmissibles, deviennent des « réservoirs à virus » et des « outils de mort » pour leurs compagnons, voire pour les enfants à venir, car la transmission est autant verticale qu’horizontale.
Voilà pourquoi il s’agit d’une arme de destruction massive. Une arme dont les conséquences physiques et psychologiques porteront sur des générations. Comme l’arme nucléaire.
Vous avez donc pris votre bâton de pèlerin pour aller parler devant l’ONU et de très nombreuses instances internationales. Que s’est-il passé ?
En interpellant les dirigeants du monde, en les conjurant de refuser que le corps des femmes serve de champ de bataille, j’ai découvert que le viol de guerre existait dans toutes les sociétés. En Bosnie, pendant la guerre de 1992. En Libye, au moment de la révolution et à l’initiative de Kadhafi, qui fournissait ses miliciens en Viagra avant de les lâcher comme des chiens sur les femmes. En Syrie, dans les prisons de Bachar Al-Assad, où l’on viole les femmes pour atteindre et décourager les rebelles.
Cette pratique a longtemps été perçue comme un aléa de la guerre, un simple dommage collatéral. Les esprits heureusement évoluent. Depuis dix ans, le concept d’arme véritable s’est imposé peu à peu. Mais il manque une vraie volonté politique. Le lobbying financier est décidément le plus fort. L’argent, propre ou sale, ferme les bouches.
Que voulez-vous dire ?
Peu de pays recèlent autant de ressources naturelles que le Congo. Et 80 % des réserves mondiales de coltan se trouvent dans la zone où les femmes sont attaquées. Faire main basse sur les richesses de notre sous-sol est donc la grande affaire. De même qu’en contrôler les cours pour ne pas provoquer une hausse des prix de nos smartphones, auxquels le coltan est essentiel. Les armées et d’innombrables milices se sont emparées de ces eldorados. La mondialisation a des conséquences inattendues. Et si elle n’est pas animée par une éthique, une morale…
Vous avez échappé à une tentative d’assassinat en 2012, subi des pressions pour ne pas parler à l’ONU, reçu des flots d’insultes et de menaces…
Mon combat et ma franchise dérangent. On m’accuse de salir la réputation du Congo et de nuire à un gouvernement corrompu qui protège l’impunité des violeurs. C’est effarant, car le silence et l’inaction valent complicité.
Les femmes devraient avoir droit, au minimum, à la protection de l’Etat. Droit à se voir reconnaître un statut de victimes et des réparations. Mais pointer la responsabilité de l’Etat me vaut encore des menaces, alors même que le pays s’enfonce dans un état de non-droit. Depuis l’attentat contre mon domicile, je vis avec ma famille dans l’enceinte de l’hôpital de Bukavu et sous la protection des soldats de l’ONU. Malheureusement, celle-ci vient de m’être retirée. [En 2017, cette aide a été réactivée, et a été renforcée.]
C’est scandaleux !
Oui. Très ennuyeux.
Avez-vous craint que votre engagement mette votre famille en danger ?
Oui, bien sûr. Et c’est la raison pour laquelle j’évite d’en parler, car je ne veux pas l’exposer. Ce qui est vrai, c’est que sans le soutien indéfectible de Madeleine, mon épouse, et de mes cinq enfants, il m’aurait été impossible de poursuivre ce combat. Ils ont toujours été à mes côtés. Ils ont porté ce fardeau, dans l’ombre. Cette famille très unie fut mon plus grand atout.
Depuis l’infection neuronatale qui aurait pu être fatale dans les jours suivant votre naissance, vous dites avoir survécu, un peu mystérieusement, à de nombreux périls.
C’est vrai. J’ai échappé à bien des incidents qui auraient dû me tuer. Mais que dire ? Qu’il y avait là de l’irrationnel ? Qu’une force me protégeait ? Et que Namuzinda – ou Dieu – est intervenu ? Je ne crois pas totalement au hasard, c’est un fait. Si ma vie a été sauvegardée, c’est donc pour une cause. « Aider les autres », dit ma mère. En tout cas, faire ce que je peux.
De nombreux prix internationaux ont récompensé votre engagement. Mais votre discours dépasse le sujet du viol et vous incarnez la cause des femmes.
Plus je parcours le monde, plus je suis touché de voir à quel point elles sont instrumentalisées, rejetées, déshumanisées. Et combien les normes sociales continuent de les maintenir dans une classe de sous-hommes. C’est inacceptable. Partout où on leur fait confiance, où on leur donne une juste place, familles, communautés et pays s’en sortent beaucoup mieux. Se passer d’elles équivaut à amputer son potentiel de développement.
Desmond Tutu (prix Nobel de la paix 1984) nous disait un jour qu’il était temps de remettre aux femmes les clés du monde.
Il a raison. Se passer d’elles a abouti à un échec. Elles ont un sens beaucoup plus élevé du respect de la vie quand les hommes ont le sens du respect du pouvoir. Ouvrons-leur tous les centres de décision. Et disons-leur : soyez vous-mêmes. Ne nous imitez pas. Si on se bat pour avoir des femmes au pouvoir, c’est précisément parce qu’elles apportent ce que les hommes n’ont pas. Alors dirigez en tant que femmes. Réagissez en tant que femmes. C’est là votre force. Et ce sera notre chance.
Propos recueillis par Annick Cojean
« Plaidoyer pour la vie. Autobiographie du docteur Mukwege », de Denix Mukwege (éditions l’Archipel, 2016).
• LE MONDE | 06.11.2016 à 07h38 • Mis à jour le 07.10.2018 à 06h27 :
https://abonnes.lemonde.fr/la-matinale/article/2016/11/06/docteur-mukwege-mon-combat-et-ma-franchise-derangent_5026195_4866763.html
Nobel de la paix : Denis Mukwege, un médecin dévoué à la cause des femmes violées
Depuis près de vingt ans, le gynécologue, qui a reçu, vendredi, le prix Nobel de la paix, soigne des victimes de sévices sexuels au Sud-Kivu, en République démocratique du Congo.
Il faut avoir vu l’immense silhouette du docteur Denis Mukwege visiter l’une des salles communes de sa clinique de Panzi, à Bukavu (Sud-Kivu), s’arrêter à chaque lit pour prendre des nouvelles, saisir une main, caresser une joue, se pencher vers un visage avec tendresse afin de recueillir une confidence murmurée en un souffle, pour avoir une idée du charisme de l’homme et du lien qu’il entretient avec ses patientes.
Il faut avoir observé celui qui vient de recevoir le prix Nobel de la paix, voix douce, regard profond et triste, écouter dans son bureau un énième témoignage de viol – ici, une jeune fille de 15 ans tenant dans ses bras sa petite de 3 ans, issue d’un viol, enlevée il y a peu et retrouvée à l’aube, le sexe détruit –, pour comprendre son engagement viscéral, depuis plus de vingt ans, au service des femmes de son pays, et sa révolte devant ce qui ressemble à un cercle vicieux et infernal.
Il faut l’avoir entendu, enfin, lors d’un sommet mondial consacré en 2014, à Londres, aux violences sexuelles dans les conflits, implorer un parterre subjugué de 80 ministres venus de 23 pays de ne plus détourner le regard sur « ce déni d’humanité » pour saisir la force d’une croisade entreprise, la rage au cœur, comme un devoir.
« Ce n’est jamais de gaîté de cœur que je quitte le bloc opératoire – tant d’opérations à mener, tant de femmes qui arrivent, encore, encore, et qui ont besoin d’aide – mais il me faut saisir toutes les tribunes pour dire au monde ce qui se passe au Congo et tâcher de le responsabiliser sur ce qui est désormais une arme de guerre. »
Il parle et il dérange
Il parle donc, ce médecin gynécologue né le 1er mars 1955 à Bukavu, dans ce qui était encore le Congo belge avant de devenir la République démocratique du Congo (RDC). Il s’exprime avec force, et depuis des années, devant les politiques, devant les chefs d’Etat, à l’ONU ou à la Maison Blanche, au Parlement européen et devant toutes les instances où il s’est déjà vu décerner de nombreuses récompenses (prix Olof Palme, prix des droits de l’homme des Nations unies, prix de la Fondation Clinton, de la Fondation Chirac, prix Sakharov…).
Il parle et il accuse. Il parle et il dérange, adversaire farouche du gouvernement Kabila, dont il dénonce les compromissions, trahisons et atteintes à la démocratie. Contraint de fuir la RDC à l’automne 2012 après avoir réchappé à une tentative d’assassinat, il s’est empressé de revenir à Panzi rejoindre ses équipes, bouleversé devant la panique des femmes et leurs multiples appels (opération ville morte, occupation de sa fondation) pour qu’il ne les abandonne pas.
Troisième d’une famille de onze enfants, il a été très tôt inspiré par son père, pasteur pentecôtiste dévoué aux autres, qu’il accompagnait très jeune dans ses visites aux malades. « Ma carrière de médecin vient de cette affinité, de cette amitié avec mon père. » Après des études au Burundi voisin, il rentre au pays en 1983 pour exercer à l’hôpital de Lemera, sur les hauts plateaux du Sud-Kivu.
Il souhaite alors être pédiatre, mais devant les souffrances des femmes, qui, faute de soins, décèdent en accouchant ou sont victimes de graves lésions génitales, il décide de devenir gynécologue afin de lutter contre la mortalité maternelle et « conserver le contact avec les enfants ». C’est à Angers qu’il fait sa spécialité en gynécologie-obstétrique avant de repartir à Lemera en 1989. La guerre l’y rattrape en 1996, son hôpital est dévasté, plusieurs de ses malades et infirmiers sont assassinés.
« Atroce épidémie »
Le gynécologue Denis Mukwege devant l’hôpital de Panzi, situé près de Bukavu, en République démocratique du Congo, le 18 mars 2015.
Il se réfugie temporairement au Kenya avant de revenir au Congo, où il fonde, grâce à l’aide d’un organisme caritatif suédois, l’hôpital Panzi. C’est là, dans ce qu’il pensait être avant tout une maternité et « un lieu de paix », qu’il est confronté en 1999 à sa première victime de viol collectif, et que, débordé par ce qui se révèle être « une ahurissante et atroce épidémie », il transforme Panzi en centre spécialisé dans l’accueil des victimes de viols.
Car les « réparer », les soigner, les opérer ne peut suffire. Les femmes, traumatisées, fréquemment chassées de leur famille ou de leurs villages pillés ou brûlés, ne savent où aller. Le docteur Mukwege adopte alors ce qu’il appelle une démarche « holistique » : chirurgie, soutien psychologique, conseils juridiques (pour porter plainte), formation professionnelle pour devenir autonomes, prise en charge des enfants…
Le lieu est désormais immense, soutenu par de nombreux parrains et militants bienveillants, comme Eve Ensler, l’auteure des Monologues du vagin, qui a créé auprès de l’hôpital Panzi une « Cité de la joie » où les femmes reprennent force et allant. Le docteur assure également sa relève en formant inlassablement de nombreux jeunes médecins à cette chirurgie si particulière dont il est devenu un expert. L’argent reçu par ses différentes distinctions lui a permis de décentraliser ses activités et de créer d’autres dispensaires, centres de santés et cliniques mobiles dans le reste du Kivu.
Surpris par la nouvelle du Nobel dans sa salle d’opération, au matin du 5 octobre, le médecin, heureux, a dédié son prix « aux femmes de tous les pays du monde, meurtries par les conflits et confrontées à la violence de tous les jours. » S’adressant à elles, ce féministe convaincu, père de cinq enfants et toujours accompagné de son épouse, a poursuivi : « Je voudrais vous dire qu’à travers ce prix, le monde vous écoute et refuse l’indifférence… C’est vous, les femmes, qui portez l’humanité. »
Annick Cojean
• LE MONDE | 05.10.2018 à 12h01 • Mis à jour le 06.10.2018 à 10h17 :
https://abonnes.lemonde.fr/prix-nobel/article/2018/10/05/docteur-mukwege-l-homme-qui-repare-les-femmes-et-prix-nobel-de-la-paix_5365135_1772031.html
L’appel à sanctionner l’utilisation du viol comme arme de guerre
A la veille de la Journée internationale pour l’élimination de la violence sexuelle en temps de conflit, Denis Mukwege, gynécologue et Prix Sakharov 2014, réclame une action de l’Europe.
En zone de conflits, forces armées et bandes organisées violent femmes et filles, mais aussi hommes et garçons, dans le but de déplacer, punir et terroriser les populations civiles.
L’utilisation à grande échelle des violences sexuelles, tout comme celle des armes chimiques et des mines antipersonnel, est bon marché et terriblement efficace. Les violences sexuelles incluent viols collectifs, viols publics et l’insertion forcée d’armes et autres objets divers. Les victimes peuvent aussi bien être des vieillardes que des enfants et parfois même des nourrissons.
Après vingt ans de conflit armé violent, la République démocratique du Congo (RDC) peut témoigner des conséquences dévastatrices, parfois fatales, de l’utilisation du viol comme arme de guerre. De ces actes odieux découlent un traumatisme physique et psychologique à vie, la destruction des liens familiaux et la diffusion de maladies, alors que des communautés entières sont marquées profondément et à jamais.
L’utilisation du viol comme arme de guerre ne connaît pas de frontières. D’après les Nations unies (ONU) et certains observateurs indépendants, les violences sexuelles font parties de l’arsenal utilisé par les autorités syriennes pour obtenir informations et « confessions ».
Attirer l’attention
Au Myanmar, l’armée viole des femmes devant leur famille afin de provoquer le déplacement de villages entiers de la communauté Rohingya. Alors que l’emploi des violences sexuelles comme méthode de combat a suscité de plus en plus d’attention ces dernières années, celle-ci demeure faible et ces attaques ne font que rarement la « une » des journaux.
Au fil du temps, de nombreux types d’armes ont été interdits ou régulés afin de limiter pertes civiles et souffrances inutiles. En avril 1997, la Convention sur l’interdiction des armes chimiques est entrée en vigueur, non seulement interdisant l’utilisation des armes chimiques, leur fabrication et leur stockage, mais exigeant aussi la destruction des arsenaux existants sous la supervision d’experts internationaux.
Quelques mois plus tard, fin 1997, la communauté internationale prit la décision d’interdire également l’utilisation des mines antipersonnel avec la Convention d’Ottawa. Le déminage intégral devrait être achevé en 2025 et un monde sans mines antipersonnel serait alors à la portée de tous.
Quelles leçons tirer de ces processus pour mettre fin à l’utilisation des violences sexuelles, une autre méthode cruelle de combat largement répandue dans les zones de guerre du monde entier ?
Le processus d’interdiction des mines antipersonnel a montré que le premier pas pour mettre fin à l’utilisation de ces dernières a été d’attirer l’attention sur le problème. Dans les années 1980 et 1990, les chirurgiens et les organisations médicales sur le terrain ont été les premiers à exprimer leur préoccupation à ce sujet. Ils ont réussi à réunir différents acteurs et à créer une campagne mondiale contre ces armes cruelles.
Conventions juridiquement contraignantes
La deuxième étape pour l’élimination des mines antipersonnel et des armes chimiques a été de renforcer les normes au travers de moyens légaux et institutionnels. Les Etats ont développé des conventions juridiquement contraignantes, aujourd’hui reconnues de manière quasi universelle, et créé un régime de vérification.
La troisième phase a vu les Etats commencer à intérioriser l’interdiction des armes chimiques et des mines et modifier leur comportement en conséquence. Aujourd’hui, l’emploi de ces armes est extrêmement rare, il cause l’indignation mondiale et fait des pays qui les utilisent des parias sur la scène internationale. Ainsi, lorsque la Syrie a employé des gaz toxiques en avril, les Etats-Unis ont immédiatement réagi par des bombardements aériens et le Conseil de sécurité de l’ONU a tenu une réunion d’urgence.
Il n’existe pas de réponse similaire en ce qui concerne les violences sexuelles. En mai, le président de la République des Philippines, Rodrigo Duterte, a encouragé ses soldats à violer des femmes, allant jusqu’à dire qu’il en porterait la responsabilité. La réponse de la communauté internationale n’a pas été à la mesure de la gravité de la situation face à une telle déclaration de la part d’un chef d’Etat.
Néanmoins, les victimes sont de plus en plus nombreuses à s’exprimer pour attirer l’attention sur ce problème mondial si souvent négligé. Leur donner une tribune et écouter ce qu’elles ont à dire est une première étape cruciale pour éliminer les violences sexuelles en zone de conflit.
Dans un second temps, les gouvernements devront s’impliquer et développer des mécanismes pour s’attaquer au problème. Les pays européens ont la possibilité, la capacité et le devoir d’unir leurs efforts pour faire respecter l’interdiction d’utiliser les violences sexuelles, par exemple au travers de sanctions par l’Union européenne. L’engagement de tous est nécessaire pour marquer le début d’un monde où le viol comme arme de guerre n’est plus toléré.
Denis Mukwege (Prix Sakharov 2014, Fondateur et Directeur médical de l’hôpital de Panzi)
• LE MONDE | 18.06.2017 à 06h41 • Mis à jour le 05.10.2018 à 11h42 :
https://abonnes.lemonde.fr/idees/article/2017/06/18/l-engagement-de-tous-est-necessaire-pour-que-le-viol-comme-arme-de-guerre-ne-soit-plus-tolere_5146384_3232.html