Dans un rapport rendu public en mai 2004, le secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU), M. Kofi Annan, constate que « les recettes réduites et la pauvreté généralisée continuent à imposer de graves restrictions au développement social et économique » du Timor-oriental. L’exploitation des ressources potentielles – pétrole et gaz – de la mer de Timor « se matérialise plus lentement que prévu (1) ». Sur la base de ces ressources à venir, les Nations unies n’en conseillent pas moins au Timor-Oriental de demander des prêts, dont il n’aurait pas besoin si l’Australie, le pays le plus riche de la région, cessait de s’approprier son bien.
C’est en 1972 que l’Australie négocie avec l’Indonésie le partage de la mer qui sépare les deux pays. L’une des normes en vigueur à l’époque, pour fixer les frontières maritimes, privilégie la plate-forme continentale (2), ce qui donne la part du lion – 85 % – à l’Australie, ne laissant que 15 % à l’Indonésie. Alors puissance coloniale du Timor-Oriental, le Portugal refuse cette solution et la délimitation de la frontière entre l’Australie et Timor-Est demeure en attente d’un accord ; cette zone est appelée « Timor-Gap ».
Lorsque le Portugal décolonise en 1975, l’Indonésie envahit et annexe le Timor-Oriental. L’ambassadeur australien à Djakarta, M. Richard Woolcott, envoie alors un télégramme confidentiel, révélé depuis, à son gouvernement : arriver à un accord pour « fermer le “gap” actuel dans la frontière maritime pourra être plus facile avec l’Indonésie qu’avec le Portugal ou un Timor-Oriental indépendant ». L’Assemblée générale et le Conseil de sécurité des Nations unies ayant condamné l’invasion indonésienne, l’Australie attend que les protestations s’apaisent pour commencer, en 1979, les négociations avec les occupants. Dans l’intervalle, le critère des 200 milles de zone maritime exclusive gagne de la force sur le plan international et, lorsque la mer séparant deux pays n’atteint pas les 400 milles, c’est la ligne médiane qui détermine la frontière. En 1981, l’Australie accepte ce critère pour le partage des zones de pêche avec l’Indonésie, mais le rejette pour les ressources du fond de la mer.
En 1982, la « ligne médiane » est consacrée par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (elle entrera en vigueur en 1994, après sa ratification par 60 pays). L’Indonésie n’attend pas cette échéance, qui lui serait favorable, et signe en 1989 un traité cédant la grande majorité des ressources du Timor-Gap à l’Australie, en échange de la reconnaissance de jure de sa souveraineté sur le Timor-Oriental – une reconnaissance violant les résolutions de l’ONU.
Le Portugal intente alors un procès (1991-1995) contre l’Australie devant la Cour internationale de justice de La Haye (CIJ). En l’absence d’une des parties – l’Indonésie ne reconnaissant pas la juridiction de la CIJ –, le tribunal se déclare incompétent, mais avertit l’Australie que le traité n’engagera pas le Timor-Oriental s’il accède à l’indépendance.
Le gap dessiné par l’Australie et l’Indonésie dans le traité de 1989 définit une zone de coopération (ZOCA) dans la plus grande partie de laquelle les gouvernements se partageront les revenus (royalties) à parts égales (selon la ligne médiane conforme aux normes internationales, ces revenus devraient appartenir entièrement au Timor-Oriental). Qui plus est, les intérêts de Timor sont également violés dans les tracés latéraux de la ZOCA, déviés de façon à laisser de côté les gisements de Laminaria/Corralina, à l’ouest, et 80 % de Greater Sunrise, à l’est (voir carte).
En 1998, la chute du président indonésien Suharto ouvre la porte à une possible indépendance. Dans cette hypothèse, le concept juridique de l’Etat successeur sera déterminant. Si le Timor succède à l’Indonésie, il hérite des droits de celle-ci dans un traité qu’il n’a pas pu négocier. En revanche, si le traité est reconnu invalide, comme il l’a été de façon anticipée par la CIJ, tout peut être renégocié, y compris les frontières.
Le président Xanana Gusmão et le premier ministre Mari Alkatiri affirment la volonté du Timor-Oriental de renégocier la frontière maritime. En janvier 2000, l’Administration transitoire des Nations unies (Atnuto) obtient un accord entre le gouvernement australien et les représentants du Timor-Oriental. Timor ne sera pas l’Etat successeur : « Nous ne voulons pas légitimer ce qui était illégal (3). » Les termes du traité de 1989 pourront être renégociés lorsque Timor sera indépendant.
Après vingt-quatre ans de résistance à l’occupation indonésienne, puis un référendum mis en place par l’ONU, le Timor-Oriental accède à l’indépendance le 19 mai 2002. Avant de se retirer, les militaires indonésiens et les milices ont détruit plus de 75 % des infrastructures. Le pays est désormais indépendant, mais c’est le plus pauvre d’Asie.
L’apparente générosité de Canberra
Cependant, plusieurs consortiums de compagnies pétrolières (les deux plus connus étant dirigés par ConocoPhilipps et Woodside) exigent un accord rapide sur le gisement de Bayu-Undan, entièrement situé dans la ZOCA, pour poursuivre les investissements visant à son exploitation. Les Etats qui fournissent de l’aide au nouveau pays pressent aussi les Timorais en ce sens parce que les revenus prévus, partagés à 50 % avec l’Australie, devraient permettre de réduire l’aide à partir de 2005.
Derrière des déclarations d’apparente générosité, le gouvernement australien tente surtout de convaincre les Timorais qu’ils peuvent tout perdre s’ils exigent trop. « Nous ne savons pas si les négociations vont donner 60-40 % ou 50-50, mais nous ne refusons pas de discuter ce point », déclare M. Daryl Manzie, ministre australien des Territoires du Nord, devant l’Asia Pacific Petroleum Conference, en septembre 2000. Il ajoute que les réserves de gaz de Bayu-Undan ne sont pas vitales pour l’Australie, qui en possède dix fois plus hors de cette zone (4). L’Australie pourrait donc exploiter d’autres gisements si les Timorais n’acceptaient pas ses conditions. Et M. Downer de menacer : des modifications dans le partage des royalties « auront un effet sur tout le programme d’aide australienne au Timor-Oriental (5) ».
Appuyant les Timorais, M. Peter Galbraight, responsable de ce dossier au sein de l’Atnuto, menace l’Australie de recourir à la CIJ, amenant Canberra à céder 90 % des royalties de Bayu-Undan. Outre les 10 % restants, l’Australie profitera des infrastructures de transformation et d’exportation du gaz situées à Darwin et des emplois associés. De leur côté, les dirigeants timorais acceptent ce partage parce que 90 % des royalties de Bayu-Undan représentent environ 100 millions de dollars annuels pendant vingt ans, une somme significative pour le nouveau pays, dont le budget est alors de 75 millions, dont 40 % provenant de l’aide internationale ; un budget modeste, environ 94 dollars par habitant, alors que presque tout reste à faire au niveau des infrastructures de base, de la communication, de l’éducation et de la santé...
Toutefois, l’accord des 90 % ne s’applique qu’au gisement de Bayu-Undan, situé dans la ZOCA, désormais nommée Joint Petroleum Development Area (JPDA). Rien n’a changé pour les gisements de Laminaria/Corralina à l’ouest – exploités unilatéralement par l’Australie, et qui fournissent 150 000 barils par jour – et Greater Sunrise, à l’est. Ces gisements multiplieraient par trois les réserves du Timor-Oriental (6) si les frontières étaient revues dans le sens revendiqué par les Timorais et que la plupart des experts considèrent comme juridiquement fondé. L’Australie n’en conteste pas moins cette prétention au titre de la plate-forme continentale.
Malgré les proclamations de leur bon droit, les dirigeants australiens montrent par leurs actes qu’eux-mêmes n’y croient pas : en l’an 2000, M. William Campbell, directeur du Bureau international des lois au ministère de la justice, s’affirmait favorable à un accord négocié et opposé à une solution judiciaire dans laquelle « les Etats perdent le contrôle (7) » des négociations et de leur résultat. En mars 2002, deux mois avant l’indépendance du Timor-Oriental, le gouvernement australien se retirait de la juridiction de la CIJ, refusant aussi l’arbitrage du Tribunal international du droit de la mer, qui siège à Hambourg. Le recours aux tribunaux éliminé, il ne reste que la loi du plus fort.
Après l’indépendance de Timor, le gouvernement australien met dix-huit mois pour répondre à la demande de négociation des frontières formulée par le gouvernement timorais et en retarde la première session jusqu’en avril 2004. Les Timorais exigent des réunions mensuelles. Prétextant un manque de temps et de personnel, l’Australie impose des réunions semestrielles. Pendant ce temps, elle empoche 1 million de dollars par jour provenant de Laminaria/Corralina.
Les compagnies pétrolières réclament un accord avant la fin de 2004 pour investir dans l’exploitation de Greater Sunrise. Situé à 95 milles de l’île de Timor et à 250 milles de l’Australie, du côté timorais de la ligne médiane, ce gisement se trouve à cheval sur la frontière est de la JPDA et doit être exploité en commun. Sans renégociation des frontières, l’Australie demeure l’unique bénéficiaire des 80 % du gisement qui se trouvent hors de la JPDA, les Timorais n’ayant droit qu’à 90 % de la partie restante, soit 18 % du total.
A la veille d’une réunion des pays donneurs d’aide, en avril 2004, M. Gusmão, exaspéré, en appelle à l’opinion publique : « Si le voisin, grand, puissant, nous vole l’argent destiné à rembourser , nous allons être endettés. Nous serons un pays de plus sur la liste des endettés du monde entier ! » Se prétendant offensé, M. Downer accuse à son tour les Timorais de flétrir l’image de l’Australie ; il rappelle la générosité de Canberra, qui a cédé 90 % des royalties et dépensé 170 millions de dollars en aides diverses. La section australienne de l’ONG Oxfam calcule que, durant cette période, l’exploitation de Laminaria/Corralina a rapporté plus de 1 milliard de dollars à l’Australie !
Regroupés dans la Timor Sea Justice Campaign, des Australiens suggèrent que les revenus des zones contestées soient déposés en comptes bloqués pour être partagés lorsque les nouvelles frontières seront établies. Leur gouvernement fait la sourde oreille, comme il avait fait la sourde oreille aux appels des Eglises. En décembre 2000, déjà, un rapport de la commission des affaires étrangères, de la défense et du commerce du Sénat australien était resté lettre morte. Celui-ci suggérait qu’en « agissant de façon honorable et en tenant compte de la loi internationale actuelle, le gouvernement australien peut non seulement gagner la bienveillance du Timor-Oriental mais aussi d’autres parties, et fournir au Timor-Oriental une base économique nécessaire pour réduire sa dépendance de l’aide extérieure ».
Bien que les compagnies pétrolières annoncent qu’elles renonceront aux investissements à Greater Sunrise si l’Australie et Timor n’arrivent pas à un accord avant la fin de 2004, le Parlement timorais refuse de ratifier l’accord si l’Australie ne s’engage pas à résoudre la question des frontières dans un délai de cinq ans.
Le débat a enflé en Australie à l’approche des élections législatives du 9 octobre ; le Parti travailliste reprochait au gouvernement de coalition – Liberal Party (LPA) et National Party (NPA) – de manquer de souplesse dans les négociations avec le Timor-Oriental, et son leader, M. Mark Latham, avait promis de reprendre les négociations s’il était élu. Se sentant obligé de poursuivre l’initiative, M. Downer invita alors M. José Ramos Horta, Prix Nobel de la paix en 1996 et actuel ministre des affaires étrangères du Timor-Oriental, à débattre de la question sur le plan politique. In fine, malgré un sondage indiquant qu’une forte proportion d’Australiens ne l’accompagne pas dans son refus d’une décision de la CIJ, le Parti libéral a obtenu une nouvelle victoire électorale.
Sans l’Australie, qui a assumé le commandement des forces internationales de l’ONU en 1999, le Timor-Oriental ne serait pas libre, avait proclamé M. Ramos Horta, en mai 2004. Personne ne peut garantir que l’appui de Canberra ne sera plus nécessaire à l’avenir ; M. Downer en a alors profité pour enfoncer le clou : « Timor peut perdre son ami international le plus proche (8). » Le 11 août, dans une conférence de presse commune, les deux ministres se sont montrés optimistes : une solution provisoire, nécessitant d’être affinée, reviendrait à donner plus de revenus aux Timorais sans changer les frontières. M. Downer s’est permis d’annoncer : « Pour le Timor-Oriental, la question de souveraineté n’est pas importante, mais les revenus le sont. »
Pour M. Ramos Horta, il s’agit d’être « réaliste » puisque les tribunaux ont été mis hors jeu. Toutefois, il a précisé en public que l’idée de « mettre de côté la question de la souveraineté pour dix ou vingt ans et de mettre l’accent sur le partage des ressources » n’était qu’une opinion personnelle (9) et qu’il appartiendra au Parlement timorais de ratifier les accords.
Notes
(1) Nations unies, S/2004/333, New York, 29 avril 2004.
(2) Région sous-marine de la masse continentale qui descend graduellement vers le large et qui peut s’étendre jusqu’à une profondeur d’environ 200 mètres. C’est sur la plate-forme continentale qu’on relève la plus forte productivité dans les océans.
(3) Atnuto, Public Information Office, Dili, 19 janvier 2000.
(4) Dow Jones Newswires, Paris, 26 septembre 2000.
(5) Reuters, 9 octobre 2000.
(6) Dow Jones Newswires, 7 juin 2004.
(7) Energy Asia, Shanghaï, 24 juillet 2000.
(8) Time, New York, 10 mai 2004.
(9) Green Left Weekly, Canberra, 25 août 2004.