Fallait-il que la chancelière allemande se précipite à Ankara, le 18 octobre et que les Européens multiplient les ouvertures au président turc Recep Tayyip Erdogan alors que les négociations d’adhésion, entamées en 2005, étaient, pour le moins qu’on puisse dire, au point mort depuis quelques années ?
L’enjeu immédiat : obtenir du gouvernement turc, au mieux et au plus vite, qu’il « coopère » à la gestion des passages frontaliers, telle que l’Union européenne (UE) la conçoit, et contenir les arrivées d’immigrants, notamment syriens, dont l’Europe ne sait plus comment les recevoir décemment, sans parler, pour certains pays, de les intégrer à long terme.
Depuis des années, l’UE n’a eu de cesse que de s’entourer de pays dits « amis » et de repousser à leurs frontières externes le contrôle des migrants et réfugiés pénétrant sur leurs territoires pour gagner l’Europe. Et dans l’affolement qui suivit l’offre généreuse d’accueillir les réfugiés syriens en Allemagne, la chancelière allemande et, avec elle, le président de la Commission et une bonne partie des chefs d’Etat et de gouvernement, ont ignoré ce qui leur a paru primordial durant toutes ces dernières années : le mépris des droits de l’homme, le non-respect de la règle de droit et l’autoritarisme grandissant de l’ancien premier ministre devenu président de la République, M. Erdogan.
La Turquie, pays sûr ?
Car, outre l’octroi de 3 milliards d’euros destinés à mettre en œuvre le plan d’action portant sur la gestion des flux de migrants et réfugiés, il serait question d’un donnant-donnant entre visas destinés aux Turcs se rendant dans l’Union et conclusion d’un accord de réadmission, autorisant le renvoi de nationaux turcs et de citoyens de pays tiers traversant la Turquie, considérée comme pays sûr. La Turquie, pays sûr ?
On se rappellera qu’avec la Russie, c’est le pays dont le plus grand nombre de citoyens en appellent à la Cour européenne des droits de l’homme pour faire valoir leurs droits. Enfin, les Européens ouvriraient de nouveaux chapitres alors que, depuis le début des négociations, en 2005, un seul chapitre est clos et huit sont bloqués du fait de la non-reconnaissance de la République de Chypre par la Turquie, alors que pour celle-ci, seule existe l’entité cypriote turque.
L’histoire des négociations d’adhésion de la Turquie à la Communauté et à l’Union européennes prend ainsi un tour éminemment pervers. Elle fut certes toujours malaisée, par le fait et la nature même des deux partenaires. La Turquie posa sa candidature pour la première fois en 1987, à la fois trop tard et trop tôt. Trop tard car la Grèce, sa sœur ennemie d’alors, déjà membre de la Communauté, opposa son veto. Et trop tôt, parce qu’Ankara s’extrayait à peine d’un coup d’Etat militaire qui ne fut d’ailleurs pas le dernier. Il était pour la Communauté et pour l’Union difficilement acceptable d’accueillir un Etat à peine sorti d’une gangue étatiste, peu respectueux des droits, et qui occupait militairement une partie d’un territoire étranger, Chypre, membre de l’UE à partir de 2004.
Corruption et autoritarisme
La libéralisation de l’économie et de la société turque, à partir de la deuxième moitié des années 1990, et la venue au pouvoir, en 2002, d’un parti islamiste modéré, l’AKP, qui donnait en fait la parole à ces musulmans de la « périphérie » que le pouvoir kémaliste avait ignorés, parurent changer la donne, au moment où, à Berlin, Gerhard Schröder accueillait avec bienveillance l’entrée de la Turquie dans l’UE. En 1999, au sommet d’Helsinki, la candidature de la Turquie fut acceptée, sans que les méprises et les malentendus fussent levés.
Depuis le début du nouveau millénaire, les opinions européennes se montrent de plus en plus hostiles aux élargissements et à l’adhésion de la Turquie. Non pas nécessairement au nom d’une hostilité au monde musulman, mais bien parce que la Turquie dans l’UE en déplacerait le centre de gravité, parce que les droits des minorités n’y sont pas respectés, parce que le génocide des Arméniens n’y est pas reconnu, parce que l’AKP a promis sur le papier plus de réformes qu’il n’en accomplit et parce que le régime d’Erdogan sombre de plus en plus dans la corruption et l’autoritarisme, au prix de violences et de profonds clivages qui minent la société.
Mais l’UE elle-même n’est pas dépourvue d’immenses faiblesses. Pendant trop longtemps, certains gouvernements se sont volontiers cachés derrière la Grèce ou Chypre, espérant que les promesses ne seraient jamais tenues. Et voilà que maintenant, par une volte-face cynique si elle n’était désespérée, l’UE offre au pire moment des concessions qui eussent peut-être été dignes il y a quelque quinze ans.
Anne-Marie Le Gloannec (Directrice de recherche au CERI, Sciences Po, Paris)