En 2016, plus de 131 ONG avaient exprimé leurs vives inquiétudes quant à la direction que prend l’Union européenne (UE) dans ses relations avec les pays tiers, en faisant de la dissuasion et du retour des personnes migrantes son objectif principal au détriment de sa crédibilité dans la défense des valeurs fondamentales et des droits humains [1].
Ces critiques ne semblent pas avoir perturbé l’avancée des politiques mortifères de l’UE. Frontex, rebaptisée Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, a indiqué avoir aidé au retour de plus de 10 000 personnes migrantes en 2017, soit près de deux fois plus qu’en 2016 et presque trois fois plus qu’en 2015 [2]. L’Agence a fait ses premiers pas dans l’établissement d’une coopération avec Israël, pays dont les antécédents en matière de traitement des personnes réfugiées suscitent l’indignation, et participe également à la formation des gardes-côtes libyens, connus pour leurs multiples violations des droits humains [3].
L’Europe fournit des armes à la Libye en situation de crise humanitaire
La Libye est l’un des principaux pays de départ de migrants et migrantes cherchant à rejoindre l’Europe en passant par la Méditerranée, voie de passage par laquelle plus de 8 000 personnes ont perdu la vie au cours de deux dernières années [4]. Dans ce pays plongé dans la guerre civile depuis 2014, le gouvernement d’entente nationale (GEN) intérimaire, dirigé par Ali Fayez Al-Sarraj et soutenu par les Nations unies, ne contrôle qu’une petite partie du pays et de vastes régions sont sous l’emprise de groupes armés.
Anne-Sophie Simpere nous signale que « dès 2006, l’entreprise d’armement italienne Finmeccanica – devenue depuis Leonardo – s’empresse de vendre une dizaine d’hélicoptères Augusta A109 au régime de Kadhafi, pour des missions de contrôle des frontières. Un deal à plus de 80 millions d’euros. » [5] Malgré un embargo sur les armes voté en 2011 par le Conseil de sécurité de l’ONU et dont la levée est appuyée par la communauté internationale en 2016, celui-ci a été violé un nombre incalculable de fois par une multitude de pays acteurs dont la Turquie, le Qatar ou les Émirats arabes unis [6]. Mais l’UE n’est pas en reste puisque entre 2007 et 2016, elle aurait fourni des licences d’exportation d’armes à la Libye pour plus de 1,3 milliard d’euros [7]. La population libyenne, qui rêve de paix plus que de livraisons d’armes, n’a qu’un accès limité aux services de santé, subit des pénuries de nourriture, de carburant, d’eau et d’électricité. Selon les chiffres de l’ONU, 1,3 million de personnes nécessitaient une aide humanitaire d’urgence en 2016.
L’Europe puise dans l’APD pour stopper l’immigration
Dès le départ, les projets du Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (FFU) [8] destinés à la Libye, avaient pour objectif « d’améliorer la gestion des migrations » et de faciliter le rapatriement volontaire des migrants et migrantes de la Libye vers leurs pays d’origine. Différents budgets ont été octroyés dont celui de 90 millions d’euros en avril 2017 [9]. Les 22 et 23 juin 2017, le Conseil européen a particulièrement insisté sur la nécessité de former et d’équiper davantage les garde-côtes libyens : « La formation et l’équipement des garde-côtes libyens est un élément clé de l’approche de l’UE et devrait être accélérée », peut-on lire dans ses conclusions [10]. Un mois plus tard, le FFU adoptait un programme, cofinancé de manière bilatérale par l’Italie, d’un montant de 46 millions d’euros afin de renforcer les capacités (formation, équipement, installations de base) des garde-côtes et gardes-frontières libyens, pourtant responsables de violations des droits humains [11].
Au total, l’UE a affecté 237 millions d’euros [12] – presque intégralement puisés dans l’Aide publique au développement (APD) – à la Libye par le biais du FFU, une somme d’argent répartie géographiquement sur les zones des routes migratoires sans tenir compte des besoins du pays. La politique de financement de l’UE en Libye contribue au refoulement des personnes migrantes vers les camps de détention où déjà plus de « 20 000 personnes restent confinées dans ces centres de détention surpeuplés et insalubres », selon Amnesty International. Ils et elles demeurent bloqué-e-s, sans échappatoire, et ne peuvent bénéficier des structures indispensables de réception et d’accueil. « Cette situation entraîne une surpopulation incontrôlée des prisons et une multiplication des centres de détention non-officiels gérés par des milices », mettant en danger la vie des personnes migrantes et le respect des droits humains [13].
Pour Nicanor Haon de la FIDH (Fédération internationale des Ligues des droits de l’homme), les accords entre l’UE et l’Afrique sont intrinsèquement biaisés, car « on mélange la question de la migration, celle du terrorisme et de la sécurité, et celle du développement des pays africains (…) Lier la migration au terrorisme revient à traiter les personnes migrantes comme des ennemies, et lier le développement à la migration conduit à financer des barbelés, des centres de rétention plutôt que des structures qui bénéficient vraiment à la population » [14].
Un récent rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, « Detained and dehumanised » atteste de multiples violations des droits humains envers les personnes migrantes en Libye qui sont victimes d’assassinats, d’arrestations arbitraires, de torture, de viol, de violence sexuelle et de travail forcé. Selon le quotidien Die Welt et l’hebdomadaire Stern, l’ambassade d’Allemagne au Niger aurait même rédigé une note comparant les conditions dans lesquels les migrants sont détenus à celles des camps nazis [15].
L’Union européenne ne s’attaque pas aux causes des migrations
Plutôt que de s’attaquer aux causes des migrations, l’Union européenne renforce son système sécuritaire quitte à bafouer le droit international. Elle alimente les conflits en vendant les armes de ses multinationales et, main dans la main avec les institutions financières internationales, asservit les populations sommées de payer une dette insoutenable. Les personnes fuyant les situations de guerre civile, de misère et de violation de droits humains, sont condamnées à emprunter des routes toujours plus dangereuses au péril de leurs vies.
Rappelons que l’accord controversé entre l’Union européenne et la Turquie adopté en mars 2016, permet au régime ultra répressif turc de recevoir 6 milliards d’euros de la part de l’UE, pour renforcer ses patrouilles aux frontières et ses garde-côtes afin d’empêcher les personnes migrantes de quitter la Turquie pour rejoindre l’Europe. Déni de démocratie, cet accord repose sur une simple déclaration du Conseil européen [16] et n’est pas passé par les parlements européen et turc.
Alors que des ventes d’esclaves avaient été signalées par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) six mois plus tôt, les images diffusées sur CNN en novembre 2017 montrant des personnes déplacées de force en Libye pour être vendues aux enchères sur des marchés aux esclaves ont choqué le monde entier [17]. « Les gouvernements européens n’ont pas seulement été pleinement conscients de ces abus : en aidant activement les autorités libyennes à arrêter les traversées maritimes et à contenir la population libyenne, ils sont complices de ces abus », affirme John Dalhuisen, directeur d’Amnesty International [18].
Jérôme Duval
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