Le fait que cette lecture dominante soit construite comme le reflet inversé du discours médiatique censé être dominant, à savoir la présentation tout aussi sommaire des évènements ukrainiens comme un énième affrontement entre « démocratie libérale » et « totalitarisme », la conforte dans ses préjugés et ses oeillères en lui permettant de s’autoconvaincre de son caractère subversif, alors qu’elle n’est qu’une variante faussement oppositionnelle du discours dominant : comme il y a plusieurs impérialismes en opposition dans cette affaire, et des contradictions dans chacun d’eux, celui-ci se décompose en différentes facettes, complémentaires et se nourrissant mutuellement. Au bon peuple TF1, à ceux qui se pensent intelligents la « géopolitique » et les infos que cacheraient les « médias mainstream » (comme on dit chez Soral). J’ai abordé dans un autre article la réalité des différents impérialismes agissant en Ukraine [1]. Dans celui-ci, je reviens sur les moments successifs du story telling prorusse, qui n’a rien à envier aux légendes sur les couveuses débranchées dans les cliniques du Koweit.
Premier moment : la réalité d’une poussée révolutionnaire à Kiev depuis novembre et notamment en janvier-février dernier est niée par la théorie du coup d’Etat occidental.
Pourtant pendant quatre mois, des milliers d’occupants permanents de la place centrale de Kiev ont affronté Berkuts et titouchkis (police et pègre), avec morts, blessés, disparus, torturés. Ils n’auraient pu faire cela sans un soutien populaire majoritaire qui s’est traduit par plusieurs rassemblements de masse (un million le 8 décembre, de 400 000 à 800 000 à plusieurs reprises). La répression destinée à écraser ce mouvement l’a au contraire fait monter en puissance, entrainant une logique d’affrontement total jusqu’à la chute du président en place. Loin de se réduire à un mouvement de petits-bourgeois et de petits patrons « pro-européens », d’abord plutôt intellos, puis de plus en plus « populos » et d’extrême-droite, ainsi que le présentent tant les médias occidentaux que les tentatives de dénigrement prorusses, un tel mouvement, d’une confusion idéologique évidemment totale, et bien entendu pénétré par tous les provocateurs possibles (américains, russes, mafieux, d’extrême-droite …), est, clairement, une mobilisation de caractère démocratique et national, dont les couches sociales majoritaires, à l’image de la réalité sociale, sont prolétariennes - à cet égard il ne faut pas se laisser abuser par les statistiques sur la place des « petits patrons », lesquels d’ailleurs sont en révolte contre le capital concentré des oligarques : en Ukraine post-soviétique, le statut d’auto-entrepreneur est une réalité massive qui recouvre évidemment travail salarié précaire et chômage.
En ce qui concerne les interventions impérialistes extérieures, je renvoie à mon article sur ce sujet. [2]
Mais c’est bien entendu la focalisation, sur le mode de l’imprécation violente, sur « les nazis », qui permet d’interdire toute analyse et tout débat. La pédagogie bienveillante passant par la répétition, répétons que Svoboda, implanté surtout en Galicie, est une formation ethno-nationaliste qui a repris une rhétorique fasciste et nazie en prétendant représenter les aspirations nationales ukrainienne, avec une hésitation entre l’unité ukrainienne (la sobornos’t) et la focalisation galicienne sur son bastion, anciennement austro-hongrois puis polonais jusqu’en 1940. C’est pratiquement le seul véritable parti (en dehors des nombreux clubs et associations) a s’être constitué une base populaire militante, ne se réduisant pas à des liens clientélaires, depuis l’avortement du Roukh à la charnière des années 1989-1991. Ses chefs ont tenté de mettre quelque peu en veilleuse son antisémitisme pour ne pas faire trop « tache » par rapport à des soutiens comme BHL et les ministres des Affaires étrangères des pays de l’UE, pour qui la place de Svoboda en Galicie nécessitait qu’il figure dans le gouvernement d’union nationale (initialement conçu avec l’accord de Ianoukovitch, rappelons-le). Mais ce qui l’a surtout mis en veilleuse, c’est la mobilisation de masse sur le Maidan et autour, dans laquelle de nombreux Juifs se sont d’ailleurs mobilisés en tant que tels.
Sur le Maidan, Svoboda a été débordé par Pravyi Sector, qui n’est pas une phalange structurée marchant d’un seul pas du type Sections d’Assauts, mais une nébuleuse confuse où de sordides paramilitaires et provocateurs vénérant Hitler, les agents de divers services secrets (dont le russe, on peut le parier), côtoient des groupes de jeunes déclassés et de chômeurs. Ou même d’étudiants et de lycéens souvent en dehors de tout contrôle de l’organisation Pravyi Sector proprement dite.
Vous remarquerez qu’en tentant ici de caractériser ce que sont exactement ces deux mouvements, je ne reprends pas les termes sommaires « ce sont des nazis », que l’on retrouve aujourd’hui accolés sur les sites prorusses ou soraliens sur des photos où il n’est plus besoin d’être en uniforme à la Svoboda, mais où il suffit d’être un jeune ukrainien en jean, où une jeune fille blonde avec des fleurs bleues et jaunes dans les cheveux, pour être appelé « nazi », ce qui constitue une dérive délibérée, de la part de ses promoteurs initiaux, et dangereuse, de la part de tous les idiots utiles qui la reprennent, dans le sens de la banalisation de termes tels que « nazi ». Les choses en sont d’ailleurs au point où la simple tentative, comme dans ces lignes, de décrire le réel, fera venir les chasseurs imaginaires de « nazi » : c’est la fonction de la propagande, empêcher de penser.
Ces deux organisations doivent être dénoncées et combattues, mais ce n’est pas les dénoncer, ce n’est pas les combattre, que de tenir un discours obsessionnel sur « les nazis ukrainiens » et le « gouvernement nazi de Kiev » : tout au contraire, ce décalque de la propagande impérialiste russe fait le jeu de leurs dirigeants et empêche les couches de jeunes qui les suivent de manière désordonnée et précaire de se séparer d’eux. La nature réactionnaire de ces deux mouvements pas plus que celle du gouvernement provisoire de Kiev ne caractérise le mouvement qui se désigne comme « Maidan » ou « Euromaidan », mouvement de masse national et démocratique dont la composante sociale principale est de fait prolétarienne, et dont la confusion politique est, pour le reste, totale, ce qui l’expose à tous les dangers.
Cette confusion politique totale est, plus généralement, la marque de la situation en Ukraine comme dans les anciens pays staliniens où se dire « de gauche » veut souvent dire pour un ouvrier que vous voudriez le faire travailler aux pièces et à coup de triques comme autrefois ! A vrai dire, ces pays sont à cet égard de moins en moins exceptionnels : la faillite des anciens « éléments de langage » de la gauche est profonde, ce qui ne met pas fin aux contenus sociaux réels des mouvements qui se produisent. C’est le sort de l’humanité contemporaine : ce constat ne donne que plus de sens à ce qui se passe en Ukraine et aux prises de positions à ce sujet.
Les mêmes qui ont décidé que l’Euromaidan, ce sont « des nazis », s’imaginent souvent qu’il y aurait en Ukraine un « parti communiste ». C’est là ne pas comprendre que les PC dans les anciens pays « de l’Est » ne proviennent pas du mouvement ouvrier, mais de son écrasement par les appareils d’Etat staliniens, et ne sont que des morceaux d’appareils d’Etat, ne recrutant pas principalement sur la base de l’idéologie mais sur celle du clientélisme. Le KPU (PC ukrainien) a pris part aux privatisations, a cultivé lui aussi antisémitisme et homophobie, a soutenu en janvier l’état d’urgence et l’écrasement physique du Maidan, et, tout en restant actif dans le parlement de Kiev, défend à présent « la fédéralisation pour sauver l’Ukraine ». En relation étroite avec l’Eglise orthodoxe prorusse, son rôle est important à l’Est d’autant que l’ectoplasme nommé « Parti des Régions », le parti des principaux oligarques, est très largement lié à lui et composé de ses anciens cadres. Beaucoup de sites « communistes » ou soraliens ont régulièrement annoncé en France, depuis des semaines, l’interdiction du KPU, sa répression par des hordes « nazies », sa résistance héroïque, etc. On notera ici que le gouvernement de Kiev a fait appel à lui pour représenter le Donbass et Lougansk dans les « tables rondes » qu’il a organisées après le 10 mai. L’interdiction du KPU, comme celle du Parti des Régions, est souhaitée par beaucoup d’ukrainiens qui veulent en finir avec l’ancien régime, mais qui constate que le gouvernement actuel reste celui des oligarques.
Notons aussi, en passant et à propos des story telling en vigueur, le thème de « l’interdiction des cérémonies commémorant la victoire de 1945 sur le nazisme ». Que certaines composantes de Svoboda et de Pravyi Sector aient brandi ce colifichet provocateur est vrai, et cela a bien servi la propagande russe (comme bien de leurs agissements), mais en fait d’interdiction officielle, il n’y a eu que le déplacement du jour de commémoration officiel du 9 mai, date fixée par Staline au motif du décalage horaire, au 8 mai, et la proclamation du 9 mai « jour de tristesse nationale » en raison de l’oppression russe venant gâcher la défaite allemande (Poutine est d’ailleurs venu parader en Crimée ce jour là). On pourrait tout aussi bien accuser le peuple algérien, pour qui le « 8 mai » ce sont les massacres de Sétif et de Guelma, de « nazisme » (il y a eu droit d’ailleurs lui aussi en son temps). Les mêmes sites qui ont tenté de faire croire qu’il était interdit en Ukraine de commémorer la fin de la seconde guerre mondiale ont d’ailleurs diffusés photos et vidéos de sa commémoration en voulant croire que des Waffen SS étaient aux aguets …
La suite du story telling proimpérialiste russe est l’affabulation sur une libre volonté populaire pour le rattachement de la Crimée à la Russie. La Crimée n’est pas l’Ukraine, mais aucun mouvement populaire ne s’est déclenché en Crimée pour le rattachement. La population russe, majoritaire, n’a partiellement manifesté un soutien qu’une fois les paramilitaires solidement installés aux commandes. Les pieds-noirs d’Alger ou les protestants d’Ulster avaient, en leur temps, manifesté de façon encore plus massive. Une partie des Russes, la quasi totalité des Ukrainiens et des Tatars, se sont calfeutrés dans la crainte. L’exode des Tatars hors de Crimée a repris : au moins 10 000 (sur prés de 200 000 soit déjà 5%) sont partis ou ont déjà été chassés. Lv’iv est la principale ville ukrainienne qui les accueille.
Etape suivante du story telling proimpérialiste : les soi-disant « Républiques populaires » du Donbass et de Lougansk. Là non plus, aucun mouvement de masse, si ce n’est celui d’une partie des Russes une fois les paramilitaires en place. La participation réelle au scrutin dit « d’autodétermination » du 10 mai ne sera jamais connue : il a suscité la mobilisation massive de 10% à 40% de la population, se considérant comme russe. En aucun cas ces groupes armés, constitués de Berkuts, de paramilitaires russes et de la pègre, ne relèvent de près ou de loin de quelque chose que l’on pourrait faire passer pour une « milice ouvrière ». Il y a adhésion à l’antiMaidan de la majorité sans doute des Russes d’Ukraine orientale, la majorité de la population étant passive, mais d’une passivité au fond très active : elle refuse courageusement de répondre aux appels dont elle est l’objet, et rejete le gouvernement oligarchique de Kiev.
Les deux larrons qui dirigent la « République populaire » du Donbass sont Pavel Gubarev et Denis Pouchiline. Le premier, patron d’une agende de pub, fut militant néonazi à Moscou dans les années 1990, puis cadre du « Parti Socialiste Progressiste » ukrainien, un parti financé par Lyndon Larouche (dont le représentant français est Jacques Cheminade). Arrêté en mars par l’armée ukrainienne, il a été libéré, Poutine ayant salué sa libération. Il est associé à Denis Pouchiline, capitaliste connu pour avoir dirigé la succursale ukrainienne de MMM, la « pyramide de Ponzi » des privatisations de masses des années 1990, en relation avec l’Etat russe qui était l’organisateur central des privatisations, et faisait pression sur l’Ukraine en ce sens. Valeri Bolotov, « gouverneur populaire » de Lougansk, est un parachutiste de l’armée russe. Ces personnages ne sont pas plus sympathiques que les membres du gouvernement de Kiev, assurément, et représentent des couches sociales similaires -en aucun cas la classe ouvrière.
Celle-ci, ce sont surtout les mineurs du Donbass, groupe social mythique en raison de l’histoire – 1905, le bolchevisme, la guerre civile, la seconde guerre mondiale, sans oublier la grève générale de 1989 … A aucun moment aucun signe de soutien venant des mineurs envers les « républiques populaires » ne s’est manifesté. C’est même le contraire. Les grèves pour la hausse des salaires, suscitées aussi par la peur de voir leur paiement cesser, ont commencé dans la région de Marioupol fin avril. Quelques sites « communistes » ont commencé à s’emballer sur le thème « les mineurs du Donbass vont mettre la patée aux nazis ukrainiens », mais ils ont vite cessé d’en parler car ce mouvement tenait en fait à affirmer sa totale indépendance, si ce n’est son hostilité, aussi bien envers le gouvernement de Kiev qu’envers ceux des « Républiques populaires ».
Selon un communiqué de la Ligue socialiste-Opposition de gauche [3], à Krivoï Rog, une brigade armée de mineurs a empêché la pègre titoushky d’agresser les « Euromaidan », sans pour autant s’aligner sur ces derniers, et à l’extrême-Est, prés de la frontière où s’alignent les chars russes, à Krasnodon, la ville est passée sous le contrôle des mineurs armés, qui en interdisent l’entrée aux milices « antiMaidan » et revendiquent la hausse des salaires et l’arrêt de la sous-traitance dans les mines.
Parallèlement, les incidents se sont multipliés entre les milices antiMaidan et le syndicat des mineurs, la KVPU. La KVPU est la principale centrale syndicale significative en Ukraine (en dehors de groupements locaux, parfois anarchistes ou anarcho-syndicalistes) à exister en dehors des soi-disant « syndicats » issus de l’époque « soviétique », et les mineurs sont leur principale composante. Ses dirigeants sont issus des dernières grandes grèves (avant aujourd’hui), celles de 1992-93. Plusieurs sont au parti de Timochenko, ce qui ne saurait suffire à décréter que la KVPU n’est pas un syndicat et témoigne sans surprise de la confusion ambiante et des possibilités de corruption. Quoi qu’il en soit le ton n’a cessé de monter entre la KVPU et les « Républiques populaires » qui ont déjà commandité des agressions physiques contre les syndicalistes [4].
Un élément important du tableau est l’inquiétude concrète, économique, des mineurs : les pseudos « nationalisations » des « Républiques populaires », soutenues et applaudies dans les communiqués du KPU et de Borotba diffusés à l’étranger, ne touchent pas à la propriété des oligarques, mais menacent de couper les crédits de l’Etat central, et le sort des mineurs russes de Rostov, poche de misère et de chômage, n’est pas enviable, la classe ouvrière ukrainienne ayant en réalité mieux préservé à ce jour ses intérêts que sa soeur russe. Tels sont les faits.
Ils expliquent sans doute le revirement apparent du grand oligarque Rinat Akhmetov, qui joue double ou triple jeu, fut autrefois un tireur des ficelles de Ianoukovitch, qui dirigeait le Parti des Régions, qui a été nommé gouverneur par Kiev, et qui a, selon les paramiliaires eux-mêmes, financé leurs agissement, et qui maintenant prend les devants pour appeler « ses » mineurs à imposer la tenue des élections du 25 mai et circonvenir les milices antiMaidan. A Marioupol, cet « ordre des mineurs », mais sous la conduite d’un oligarque et dans un rapport clientélaire, semble s’être imposé (rappelons que dans le story telling impérialiste russe relayé par la blogosphère « anti-impérialiste », Marioupol est censé avoir été le théâtre d’un soulèvement populaire contre l’entrée de l’armée ukrainienne qui y aurait commis un « génocide »).
Résumons en ce qui concerne les mineurs du Donbass : à ce jour, ils commencent à entrer en mouvement, et ce mouvement est dirigé en premier lieu contre les « Républiques populaires » autoproclamées. La première mobilisation en tant que telle de la classe ouvrière dans la crise ukrainienne se fait contre ceux que l’on appelle « les séparatistes », « les antiMaidan » ou les « prorusses » et qui sont censés, dans la mythologie soit-disant « anti-impérialiste », incarner l’ « antifascisme », alors qu’il s’agit en réalité de la pointe avancée de la réaction menaçant de destruction la nation ukrainienne dans ses frontières issues de la Révolution d’Octobre.
Selon le story telling impérialiste russe « le nazisme » règne en Galicie. A Lv’iv, l’administration tenue par Svoboda est en fait sévèrement mise à mal par des manifestations, des mouvements anti-corruption, des groupes anarchistes, des comités populaires, des groupes d’accueil des réfugiés tatars fuyant la Crimée. Nous avons là un niveau d’activité sociale sans commune mesure avec Donetsk ou les groupes armées « prorusses » occupent les lieux publics et où la réaction de la majorité a surtout consisté jusqu’à présent à ne pas manifester, à rester chez soi, à continuer à travailler. La « République populaire du Donetzk » a pondu un projet de constitution dans lequel le christianisme orthodoxe, dans le cadre, évidemment, du patriarcat de Moscou, serait religion d’Etat, et dans lequel la propriété privée est garantie, quelle surprise !
L’antisémitisme joue un rôle central dans l’idéologie des « antiMaidan », se mélangeant à l’autoproclamation « antifasciste », au panslavisme et à l’eurasisme, aux séquelles tsaristes et staliniennes, aux composantes obscurantistes - selon un communiqué des anarchistes d’Odessa, le refus des vaccinations, de la chimiothérapie, la crainte des chemtrails et autres délires du complotisme « antimondialiste » de ces dernières années ont un grand succès dans les petits groupes armés « antiMaidan ».
Dans le story telling « anti-impérialiste » prorusse, les « fascistes » sont à l’ouest et les « antifascistes » à l’Est, comme il se doit, et Svoboda et Pravyi Sector sont là pour l’attester. Or il est à craindre que l’antisémitisme, dans l’Ukraine réelle de maintenant, soit le plus menaçant … dans le Donbass et à Lougansk. Non pas, répétons-le encore, qu’il ne soit pas présent dans Svoboda et Pravyi Sector, mais la réalité démocratique et sociale du mouvement du Maidan ne l’a pas attisé, mais l’a fait reculer ou l’a forcé à se tenir à carreau. Il n’en va pas de même dans le Donbass, où n’est toujours pas éclaircie la provocation massive du 17 avril dernier, lorsque des paramilitaires antiMaidan ont distribué à la sortie des synagogues un document appelant les Juifs à se faire recenser en vue d’être expulsés. Le pire, qui demande à être étudié, analysé, car c’est un phénomène politique important et régressif, est que la thématique « antifasciste » et l’antisémitisme ont ici d’ores et déjà fusionné. Comment est-ce possible ? Très simplement : pour la plupart des groupes antiMaidan, derrière les « nazis » il y a … les Juifs, évidemment ! C’est aussi ce que raconte Aube dorée en Grèce, c’est ce que propagent de nombreux sites, et c’est un thème central des discours des chefs des « Républiques populaires ».
En particulier, l’échec de leur prise de pouvoir à Kharkiv et à Dniepropetrovsk s’explique pour eux par le rôle des « Juifs », en centrant sur l’oligarque gouverneur de Dniepropetrovsk, Kolomoïsky. Ce personnage (pas plus recommandable qu’aucun autre oligarque) est devenu une figure centrale dans la propagande eurasienne. Les paramilitaires antiMaidan ont été prestemment battus à Dniepropetrovsk, ce qui ne peut de son point de vue que s’expliquer ainsi : le « capitaliste juif » a payé des « hordes nazies » pour venir y semer la terreur et « interdire de parler le russe ». Dans les discours des eurasistes et du groupe Oplot de Kharkov, l’alliance de Kolomoïsky et de Iarosch, dirigeant de Pravyi Sector (dont on rappellera au passage qu’il a une très grosse casserole aux yeux de ses propres troupes, avoir rencontré Ianoukovitch en cachette peu avant sa chute …) est celle du Juif, de l’Ukrainien et du Tatar, traités de « Khazars ».
Si le Donbass et l’oblast de Lougansk pourraient hélas bien être les secteurs dans lesquels le risque réel, au delà de toute intox omniprésente, est aujourd’hui pour les Juifs le plus important en Ukraine, il en va de même pour les Roms. A Slaviansk, ville à majorité russe dont la population est prise depuis plusieurs semaines en otage par les paramilitaires, les Roms ont été pillés, frappés et expulsés, sous la direction du maire autoproclamé qui a présenté la chose comme une opération sécuritaire. Ce n’est pas à Lviv, ce n’est pas chez les « nazis ukrainiens », que les Roms et les Juifs ont à ce jour et à cette heure le plus à craindre en Ukraine.
Enfin, dans le story telling, nous avons le plus terrible : le « pogrom d’Odessa », événement non encore éclairci, où d’une quarantaine à une centaine de personnes dirigées par les AntiMaidan ont été assassinées dans le bâtiment qu’elles avaient choisi d’investir, la Maison des syndicats. L’évènement est tellement horrible que, pour le story telling impérialiste russe, il est parfait : des « nazis » ont brûlés vifs des militants de gauche et des syndicalistes. Le petit problème est que cette horreur a été d’une utilité remarquable précisément pour la propagande russe, au niveau international. D’autre part, elle a fait suite à un affrontement de masse dans d’autres parties de la ville, affrontement dans lequel les paramilitaires antiMaidan, scouts orthodoxes et Garde d’Odessa eurasienne et antisémite, assistée du groupe « marxiste » Borotba, ont les premiers attaqué une manifestation pour l’unité de l’Ukraine.
Cette attaque, dans laquelle des miliciens russes de Transnistrie semblent avoir été impliqués, et qui bénéficiait, comme partout en Ukraine orientale et méridionale, de bienveillance et de complicité dans la police et l’appareil d’Etat, se voulait décisive. Il est permis de penser qu’elle tentait de mettre en œuvre la ligne définie par Poutine dans son discours du 17 avril lorsqu’il avait repris le terme tsariste et eurasien de Novorossia, dont Odessa est le point clef.
C’est cette attaque qui a totalement échoué et a déclenché une réaction de masse violente, et c’’est dans ce cadre que, de manière périphérique aux affrontements principaux, une partie des antiMaidan et des groupes de Pravyi Sector, de jeunes surexcités et de provocateurs, se sont affrontés jusqu’au dénouement épouvantable que l’on sait, qui a permis à la propagande russe et à ses relais « anti-impérialistes » de passer sous silence le fait premier : la tentative de mainmise sur Odessa, maillon entre la Crimée et la Transnistrie, a échoué. A la suite de cet échec, enregistrant aussi ceux de Kharkov et de Dniepropetrovsk et le début de réaction hostile du prolétariat minier, Poutine a pris ses distances envers les « Républiques populaires » du Donbass et de Lougansk et leurs référendums.
Tenter d’analyser sérieusement ces faits montre que des forces vives s’affrontent, et que tant le gouvernement de Kiev que Svoboda et Pravyi Sector, par eux-mêmes, ne sont pas la force motrice de la résistance populaire que rencontre de plus en plus l’entreprise impérialiste de dépeçage de l’Ukraine.
Cette entreprise est menée avant tout par l’impérialisme russe mais elle pourrait convenir aussi aux Etats-Unis et à l’Allemagne. Le gouvernement ukrainien et les chefs de Svoboda et de Pravyi Sector ont d’un côté peur de la mobilisation populaire et refusent de laisser la population s’armer, et de l’autre ils privilégient les opérations commandos violentes, coûteuses en vies humaines, exposées aux provocations, ne faisant aucun tri parmi leurs adversaires. A Odessa il y a eu les deux : la contre-offensive populaire massive, les jeunes filles confectionnant des cocktail Molotov pour aller à l’affrontement (dénoncées comme des « nazies » sur la blogosphère formatée, bien sûr !) et la provocation sanglante aux cruautés inutiles faisant le jeu de l’adversaire impérialiste.
Dépecer l’Ukraine, dépecer une nation européenne, voilà la réaction sur toute la ligne en acte. Le story telling impérialiste sur « les pogroms commis par les nazis contre les antifascistes » est non seulement un écran qui interdit de comprendre les faits, interdit aussi au passage de combattre Svoboda et Prayi Sector, mais il s’avère la couverture de l’antisémitisme et du racisme.
Vincent Présumey, 24 mai 2014.