En effet, deux discours nationalistes diamétralement opposés s’affrontent au sein de cette mouvance. L’un, « historique », « occidental » et « intraverti », est incarné par des partis comme Svoboda et Secteur droit ; l’autre, « néo-nationaliste », « oriental » et « extraverti », est représenté avant tout par le mouvement Azov.
Pour comprendre cette dichotomie, il convient de la replacer dans son contexte et de détailler les idéologies et les traditions politiques dont elle relève.
Le nationalisme galicien : la mouvance originelle et le rejet de l’URSS
Si le nationalisme ukrainien dit « historique » trouve ses origines dans différentes organisations telles que le Congrès des nationalistes ukrainiens (KUN, un parti national-démocrate fondé en 1992 et dirigé par la deuxième génération d’émigrés en Allemagne et dans le monde anglo-saxon) et sa formation paramilitaire Tryzub, cette mouvance est principalement dominée aujourd’hui par l’Union pan-ukrainienne « Svoboda » (Liberté), un mouvement politiqué autrefois connu sous le nom de Parti social-nationaliste ukrainien (SNPU).
Né officiellement le 13 octobre 1991 à Lviv de la fusion de différentes organisations nationalistes, ce mouvement s’inscrit, schématiquement parlant, dans les traditions nationalistes et paramilitaires de l’Ukraine occidentale, notamment galiciennes. C’est dans cette région, dominée de 1772 à 1918 par les Austro-Hongrois puis de 1918 à 1939 par les Polonais, que se sont développées à partir du XIXe siècle les premières idées défendant la spécificité de l’Ukraine, et surtout son droit d’exister en tant que nation souveraine et indépendante.
Berceau d’une culture proto-nationaliste, la Galicie voit, au cours de l’entre-deux-guerres (l’Ukraine étant rattachée à l’URSS dès la création de celle-ci en 1922), se développer dans la clandestinité plusieurs mouvements politiques, au premier rang desquels l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) et sa branche armée, l’Armée insurrectionnelle d’Ukraine (UPA). Dirigé par des nationalistes ukrainiens d’origine galicienne comme Roman Choukhevytch et Stepan Bandera, notamment tenus pour responsables des massacres de Volhynie (1942-1944), ce mouvement-guérilla tentera de jeter les bases d’un nouvel État, indépendant du joug stalinien.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’OUN et l’UPA, fortes de 200 000 hommes, privilégient une collaboration de circonstance avec l’Allemagne hitlérienne ; elles se retournent ensuite contre l’occupant nazi qui leur refuse la création d’un État indépendant, avant d’être finalement défaites par l’URSS. Par leur lutte en faveur de l’indépendance et leur idéologie radicale animée d’un désir de rupture totale avec l’URSS, ces mouvements galiciens ont évidemment eu une influence après 1991 sur l’idéologie et la posture des ultra-nationalistes. Ces derniers profitent également de l’incapacité de la gauche ukrainienne à se débarrasser des connotations négatives liées au passé soviétique.
Réplique radicale au séisme de 1991 visant à parachever la sortie définitive de l’Ukraine de la dépendance russe, l’idéologie du SNPU se veut, lors de ses débuts, fondamentalement identitaire et raciste. Construite autour de la notion de « Terre » et de « Sang », cette idéologie monolithique s’arc-boute autour de l’ethnos ukrainien, compris comme un fondamentalisme blanc, et donc une supériorité raciale sur les ennemis présupposés de l’Ukraine, à savoir la Russie, la Pologne et le peuple juif. Cette vision s’inspire en majeure partie du national-socialisme allemand et des premières thèses intégralistes du théoricien ukrainien Dmytro Donstov (1883-1973) qui considérait les Russes comme un peuple d’Asie. C’est à ce titre que le SNPU reprend à son compte les couleurs rouge et noir de l’UPA mais également la rune SS « Wolfstangel » renversée pour symboliser l’« Idée de la Nation ». De plus, le SNPU entretient par un folklore – notamment de nombreuses marches au flambeau – la mémoire collective de l’UPA et de la division SS ukrainienne Halychyna, glorifiant ainsi la dimension militaire du combat de ces organisations.
Des centaines de personnes en Ukraine défilent en l’honneur de soldats SS nazis https://t.co/hJmrA7QUhx
— The Times of Israel (@TimesofIsraelFR) May 4, 2021
Si la posture extrême et provocatrice du SNPU légitime dans l’Ukraine post-soviétique le recours à la violence à des fins politiques, elle ne permet pas à ce parti de s’extraire de son berceau électoral galicien – où ses scores tournent autour de 1 % des suffrages – et de gagner d’autres territoires. Contrairement à d’autres partis nationalistes comme le Congrès des nationalistes ukrainiens, beaucoup plus démocrate et modéré, le SNPU n’obtient aucun siège à la Rada centrale en 1994 et 1998.
C’est pourquoi, en 2004, ses dirigeants Andriy Parubiy et Oleh Tyahnibok entreprennent la refondation du SNPU en l’expurgeant de tous ses symboles néo-nazis et le rebaptisant Svoboda. Si Svoboda entend proposer un programme plus social, la rhétorique chauviniste galicienne anti-russe dénonçant l’« ukrainophobie » reste de mise.
Même si la percée de Svoboda à travers l’ensemble du territoire ukrainien (10,4 % des voix lors des élections législatives de 2012, et jusqu’à 30 % en Galicie) tient largement à l’hybridation de son programme et à des enjeux sociaux liés aux difficultés de l’Ukraine indépendante, il convient de préciser que la diffusion de ce nationalisme historique doit beaucoup aux politiques mémorielles conduites en 2009-2010 par le président Iouchtchenko (2004-2010) qui nomma à titre posthume, « Héros de l’Ukraine » Stepan Bandera ainsi que les principaux membres et théoriciens de l’OUN, cherchant ainsi à promouvoir une mémoire ukrainienne jadis frappée de l’anathème soviétique. La revitalisation du nationalisme galicien s’explique également par la médiatisation qu’en a faite le successeur de Iouchtchenko à la présidence, Viktor Ianoukovitch (2010-2014), qui souhaitait pour sa part favoriser la montée en puissance de Svoboda afin d’apparaître comme le rempart contre le fascisme en vue de la présidentielle de 2014.
Loin de s’imposer, en dépit de sa participation à la Révolution du Maïdan, comme une force suffisamment légitime, les partis représentant le nationalisme historique passent au second rang dans le contexte post-révolutionnaire de 2014 qui ouvre définitivement l’ère post-soviétique en Ukraine. Échouant à l’élection présidentielle de 2014 (Oleh Tyahnibok et Dmytro Iarosh, respectivement candidats de l’Union Svoboda et du Secteur droit, n’obtiennent que 1,2 % et 0,7 % des suffrages) puis aux législatives tenues cette même année (4,7 % pour la liste de Svoboda et 1,8 % pour celle de Secteur droit), le nationalisme historique s’efface dans les années suivantes au profit d’une autre mouvance, dite « néo-nationaliste ».
Le néo-nationalisme ukrainien : entre « Troisième Voie » et ambition impériale
Aussi semblable qu’il puisse être en termes de radicalité et d’importance que son idéologie confère au thème national, le néo-nationalisme se distingue du nationalisme historique sur de nombreux points.
Face à la polarisation du pays autour de nouveaux enjeux identitaires, économiques et militaires hérités de la dissolution de l’URSS, certains mouvements implantés dans l’est et le centre du pays, comme l’Assemblée nationale ukrainienne – Autodéfense ukrainienne (UNA-UNSO), ont décidé de reconsidérer les paradigmes du nationalisme ukrainien. Il ne s’agit plus seulement de plaider pour une restauration des permanences ethno-culturelles de la nation ukrainienne en se séparant d’un empire, mais bien de repenser sa place dans son environnement géographique. Ainsi, ce « néo-nationalisme » s’oppose au nationalisme historique ukrainien en se référant à une conception « civilisationnelle » de l’Ukraine, qu’il rattache à l’Europe par son héritage culturel et historique.
Azov, nouvel étendard de l’extrême droite ukrainienne https://t.co/vM5RP0WrLh pic.twitter.com/8wUnq1RKnZ
— La Croix (@LaCroix) October 15, 2018
L’émergence et la structuration d’une force néo-nationaliste comme le mouvement Azov, qui en est le principal porte-drapeau depuis la fondation de son parti, baptisé Corps national, le 14 octobre 2016, est à l’aval de cette mutation politique favorisée par le contexte géopolitique immédiat. Centralisé autour d’Andriy Biletsky, le fondateur du régiment Azov puis du parti Corps national, le mouvement Azov peut être considéré comme l’incarnation d’un « nationalisme soldatique » situé à l’intersection de l’extrême droite parlementaire de Svoboda (qui compte aujourd’hui un député à la Rada) et des groupuscules paramilitaires ultra-nationalistes et néo-nazis, à l’exemple de Patriotes d’Ukraine, dont le commandement initial du régiment Azov puis du parti Corps national est majoritairement issu. Capitalisant sur la renommée de ce régiment d’élite de la garde nationale ukrainienne fort d’environ 4 000 hommes ayant joué un rôle conséquent dans la reconquête de la cité portuaire de Marioupol, ce mouvement entend s’inscrire durablement dans le paysage politique ukrainien.
Par son interprétation des événements révolutionnaires de 2014 comme étant l’avènement d’un nouvel « ordre ukrainien » et par son engagement militaire sur le front du Donbass, le mouvement Azov est dépositaire d’un combat politique qui entend non pas détruire un « système » auquel est imputée la perte de la grandeur nationale, mais plutôt le remodeler de l’intérieur selon ses propres normes. Il s’agit là d’une forme de nationalisme révolutionnaire qui cherche à bâtir une communauté de destin à l’échelle de la nation. Ce projet trouve ses origines dans les principes de la « natiocratie » de Mykola Stsiborsky (1897-1941) et du « social-nationalisme » de Iaroslav Stetsko qui constituèrent l’idéologie définitive de l’OUN à partir du mois d’août 1939. Rejetant les principes ethnicistes et centralisateurs des régimes nazis et fascistes, de même que les principes libéraux des démocraties et les principes collectivistes du communisme, il entend recomposer l’État autour du principe de solidarité et d’une « Troisième voie » où l’Ukraine ne s’inscrirait dans aucun bloc géopolitique existant.
Ainsi établi sur le rejet de l’Occident libéral et de l’Orient « néo-bolchévique » et eurasiatique, le néo-nationalisme ukrainien entend dépasser la complexité des enjeux identitaires propres à l’histoire ukrainienne, qui reste prise dans un choix géopolitique et civilisationnel entre l’Europe et le « Monde ruse » (Rousskiï Mir).
Si pour s’éloigner de l’orbite russe, des partis comme Svoboda se sont montrés favorables à une adhésion à l’OTAN et à une coopération accrue avec l’Occident – ce qui leur permet au passage de cultiver une certaine proximité avec des partis européens de droite dure comme le Rassemblement national au sein de l’Alliance européenne des mouvements nationaux –, les néo-nationalistes ukrainiens, eux, sont majoritairement partisans d’une « guerre perpétuelle » contre la Fédération de Russie, pays perçu – tout comme l’Occident – comme le principal obstacle à la création d’un État-nation ukrainien pleinement consolidé et prédominant dans le monde slave.
Cette stratégie se déploie aujourd’hui autour de l’Union Baltique Mer Noire-Intermarium, que le mouvement Azov entend populariser avec l’aide d’une Nouvelle droite ukrainienne en formation. Organisée autour du club métapolitique Plomin, celle-ci est dirigée par la philosophe Olena Semenyaka. Plus qu’établir un nouveau réseau d’alliances contre la Russie, les néo-nationalistes ukrainiens souhaitent, à travers l’idée d’Intermarium, raviver et réenraciner l’idée d’identité et de civilisation européennes. Autrefois périphérique à l’Europe et en marge du débat d’idées, l’extrême droite ukrainienne tente de devenir le nouveau point de convergence et de départ d’une révolution nationale paneuropéenne.
Adrien Nonjon
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