Impérialisme
« Impérialisme » a des sens variables. Celui qui semble le plus pertinent aujourd’hui est celui qui en fait une forme du capitalisme et de l’Etat capitaliste. Sous cet angle, et sans développer plus ici, le célèbre petit livre sur le « stade suprême du capitalisme » écrit par Lénine en 1916 peut offrir un point de départ efficace. Il y énumère cinq critères : la concentration du capital, la fusion du capital bancaire et industriel dans le capital financier, la place centrale de l’exportation des capitaux, la formation de trusts mondiaux, et l’achèvement du partage territorial du globe entre grandes puissances. Il parle aussi de « réaction sur toute la ligne », notamment envers les aspirations démocratiques et nationales non réglées et que la bourgeoisie ne peut plus régler à l’époque impérialiste, « époque des guerres et des révolutions ». Ce dernier point est important dans le cas ukrainien, puisqu’on a là une question démocratique et nationale de premier plan, qui se développe en question géopolitique européenne.
Ces traits de l’impérialisme selon Lénine, et notamment le cinquième point sur le partage territorial, impliquent un rapport fondamental avec l’Etat, qui renvoie en fait à la nature du rapport social capitaliste. Ce rapport fondamental avait été appréhendé de manière plus globale, avant Lénine, par Nicolas Boukharine qui parlait de « trusts capitalistes d’Etat », et il avait aussi été remarquablement décrit, sous des angles différents, par Rosa Luxemburg dans L’Accumulation du capital.
Le mode de production capitaliste se reproduit de lui-même une fois constitué, mais l’Etat n’est pas quelque chose d’extérieur à cette reproduction. Les Etats en sont des composantes indispensables, pour maintenir la domination du capital sur le salariat, l’expropriation permanente de la masse humaine envers la terre et les moyens de production, la continuité des rapports marchands (respect des contrats, paiement des dettes) et, de plus, la concurrence loyale et déloyale avec les autres trusts et les autres Etats, qui se reproduit quel que soit le stade d’interpénétration mondial des différents capitaux. Quand le capital parvient au stade « impérialiste » de concentration et de mondialisation, les Etats jouent un rôle fondamental dans le processus. Il y a donc des Etats capitalistes qui deviennent impérialistes, et il y a une hiérarchie entre eux, d’autres Etats n’y parvenant pas bien qu’ils aimeraient bien, et sont plus ou moins dominés par les premiers et par le capital basé chez eux. La planète étant entièrement partagée depuis maintenant plus d’un siècle, les places sont chères.
Les impérialismes : Etats-Unis, Allemagne, France
Depuis la seconde guerre mondiale, l’impérialisme nord-américain (les Etats-Unis) est dominant, bien qu’il ne soit pas le seul et ne l’ait jamais été. La principale structure militaire de domination qu’il a mise en place est l’OTAN. Sous le couvert de « lutte contre le communisme », l’OTAN a avant tout permis aux Etats-Unis d’institutionnaliser et de pérenniser la soumission militaire et donc politique des autres puissances impérialistes européennes, Royaume-Uni et France puis à partir de 1955 et de sa réinsertion dans le concert des dites puissances, Allemagne, la présence militaire US en Allemagne, ainsi qu’au Japon, la prépondérance nucléaire, et la direction du commandement intégré de l’OTAN, assurant cette domination. On sait que l’impérialisme français sous De Gaulle avait tenté de contester ce dispositif, tout en y participant toujours. Si l’on comprend ce rôle de l’OTAN, on comprend aussi que l’OTAN ne pouvait pas disparaître avec l’URSS, qui avait servi de prétexte à sa mise en place. Son maintien et son extension en Europe centrale et orientale visent la Russie, mais aussi à maintenir l’impérialisme allemand dans un carcan, au moment précis où UE et euro sont devenus pratiquement les formes de domination continentale et de prépondérance économique de ce dernier.
Les crimes du 11 septembre 2001 ont permis à l’impérialisme nord-américain de mener une offensive mondiale qui l’a en fait, à moyen terme (à l’échelle de la décennie 2000), sérieusement « fatigué » et affaibli, mais qui a aussi amorcé un encerclement de la Russie, avec les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, les bases en Asie centrale, et sur le continent européen l’intervention au Kosovo engagée auparavant, le système de missiles anti-missiles destiné à neutraliser le potentiel offensif-défensif de la Russie (dans le nucléaire, toute défensive est offensive), et l’extension de l’OTAN doublant et recouvrant celle de l’UE, la finalité de containming de l’Allemagne apparaissant également ici. Les Etats-Unis à partir du milieu des années 2000 avancent ouvertement vers l’extension de l’OTAN à l’Ukraine, la Moldavie et la Géorgie.
Cette agressivité a suscité l’opposition russe et une première guerre s’est produite en Géorgie en 2008. Causée par une provocation inspirée par les services US, elle a vu une véritable invasion de la Géorgie par l’armée russe, et une médiation de l’impérialisme français donnant satisfaction à Moscou, sous couvert de la rhétorique « occidentale », quant au contrôle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. Cet épisode a établi un statu quo précaire et temporaire : Ukraine et Géorgie ne rentraient pas dans l’OTAN, entrée à laquelle l’Allemagne s’était opposée, mais la Pologne rentrait dans le dispositif « anti-missiles ». Les luttes de factions oligarchiques en Ukraine liées aux alliances et pots-de-vins des puissances extérieures au pays devaient forcément peser dans le maintien ou le basculement de cet équilibre fragile.
Mais 2008, c’est aussi la faillite de Lehman Brothers et l’ouverture de la crise financière mondiale, et, peu après, l’élection d’Obama. L’affaiblissement et le déséquilibre de l’impérialisme nord-américain sont allés crescendo, y compris avec l’irruption nouvelle d’importants mouvements sociaux sur le sol étatsunien. Les débuts de révolutions dans plusieurs pays arabes à partir de 2011 y ont contribué aussi. Cette situation a abouti récemment à des évolutions importantes. La velléité d’une grande gesticulation militaire en Syrie fin août-début septembre 2013 (soutenue à fond et même devancée par l’impérialisme français, pour ses raisons propres de vieille puissance méditerranéenne et africaine), a fait flop, dans des conditions de crise politique d’une exceptionnelle gravité pour la Maison blanche. C’est le président russe Poutine qui a sorti Obama d’une impasse qui allait conduire à son désaveu par le Congrès. Suite à quoi les Etats-Unis signaient un accord avec l’Iran (dont la première victime est le peuple syrien, qu’il n’ont jamais soutenu contre Bachar el Assad). Le tout dans une stratégie globale où c’est l’encerclement de la Chine qui est devenu la première préoccupation, ouvertement exprimée, de l’exécutif US, avec l’espoir, nullement irréaliste, d’opposer la Russie à la Chine.
Ces rappels sont ici nécessaires : on ne peut pas analyser une crise comme celle de l’Ukraine sans la situer dans les rapports de force mondiaux, dans lesquels la lutte des classes est le facteur n°1 même s’il est souvent souterrain. Ce sont notamment la résistance de la classe ouvrière américaine et les « révolutions arabes » qui ont abouti à l’affaiblissement et aux hésitations de l’impérialisme nord-américain, ainsi qu’à la profonde division de ses représentants politiques, qui se traduit jusque dans son appareil d’Etat, dans son appareil militaire, et donc dans l’OTAN, et dans ses services diplomatiques, division entre ceux qui veulent se replier peu à peu, et ceux qui voudraient reprendre la main par des provocations et des aventures, et combinaison des deux.
De la même façon, les développements que connait l’Ukraine depuis novembre 2013 ne peuvent en rien être compris sans prendre en compte la réalité d’un soulèvement populaire « inopiné » et « inattendu » (comme le sont toujours les soulèvements populaires).
Ce développement était inattendu pour l’impérialisme américain, qui se partage entre ceux qui veulent l’utiliser et ceux qui en craignent les conséquences. D’où le « surf », avec des émissaires officieux autoproclamés (comme le Républicain Mc-Cain) et, à partir de mi-janvier quand l’échec de l’écrasement des masses par l’état d’urgence est avéré, le projet de soutien d’un gouvernement s’installant à la place du président Ianoukovitch. Mais ce n’est pas un coup d’Etat de la CIA qui a produit cette installation, laquelle n’a en outre pas du tout satisfait la foule sur le Maidan, qui a immédiatement hué la plupart des membres de ce nouveau gouvernement. Dans cette affaire, nous voyons l’impérialisme américain non pas à l’initiative, mais courant derrière les évènements, et voulant les récupérer, ce qui ne veut pas dire qu’il n’aurait pas ses espions, ses nervis, etc., sur place, c’est une évidence. Pour combattre tout impérialisme, il faut comprendre sa situation.
A la veille de la fuite de Ianoukovitch, les ministres des Affaires étrangères allemand, français et polonais avaient imposé la signature d’un accord pour un gouvernement d’union nationale entre lui-même et les trois partis autoproclamés représentants de « Maidan », celui de Timochenko et Iatseniouk, celui du boxeur Klitschko et Svoboda. Telle n’était pas la ligne de l’impérialisme américain, qui estimait qu’il fallait miser tout de suite sur la chute de Ianoukovitch, et qui s’énervait fortement de la politique de l’UE, c’est-à-dire de la politique allemande, comme l’étala publiquement une conversation téléphonique enregistrée et publiée par les services russes, où Mm. Nuland, émissaire US, s’exclamait « Fuck the UE ». Cet épisode a été utilisé massivement pour attester de la manipulation américaine des évènements ukrainiens, alors qu’il montre surtout les contradictions entre Etats-Unis et Allemagne, et que sa diffusion montre la volonté russe de les exploiter.
Ianoukovitch a décidé de fuir Kiev, en s’imaginant revenir, dans la nuit qui a suivi cet accord, alors que les affrontements armés s’intensifiaient dans le centre-ville, et que son propre parti, le Parti des Régions, voyait ses dignitaires exiger son départ pour sauver leur peau et leurs prébendes. Du coup, le gouvernement mis en place n’était autre que le gouvernement d’union nationale prévu avec Ianoukovitch, mais sans Ianoukovitch. Il n’est en rien l’expression du mouvement du Maidan dont la seule victoire est la fuite de Ianoukovitch. Ce gouvernement ne comporte que des factions achetées par les impérialismes occidentaux, et pas de factions prorusses (Ioula Timochenko, dont le jeu est double, s’est d’ailleurs faite son opposante). Donc, l’association de l’Ukraine avec l’UE, ses liens avec l’OTAN, ainsi que ceux de la Moldavie enclavée entre Ukraine et Roumanie, sont remis sur le tapis, brisant le statu quo précaire de 2008, ce que refuse l’impérialisme russe.
L’analyse de la politique des puissances impérialistes suppose de distinguer faits et déclarations. En ce qui concerne les faits, Obama a fait savoir à plusieurs reprises qu’aucune intervention militaire n’était envisageable. Par contre, les agents et mercenaires convergent vers l’Ukraine. Les Etats-Unis ont beaucoup gesticulé à propos de la Crimée mais n’avaient aucunement l’intention de faire quoi que ce soit, d’autant que cette annexion ne change pas les rapports de force militaires et maritimes en mer Noire. Ils ont, le 17 avril, signé avec la Russie et l’Allemagne (celle-ci sous le couvert de l’UE), et imposé au gouvernement de Kiev, un accord qui permettait en fait la poursuite de l’installation de paramilitaires liés à la Russie dans les préfecture des oblasts du Donbass et de Lougansk. S’il y a rapport de force entre Etats-Unis, Allemagne et Russie, il concerne le partage des zones d’influence en Ukraine. J’ai commenté en détail cet accord clef du 17 avril dans mon article du 5 mai.
Les conflits et contradictions entre impérialismes « occidentaux » jouent un rôle important dans leurs attitudes réelles envers l’Ukraine. Il est évident que la contradiction principale oppose Etats-Unis et Allemagne et suscite, en Allemagne, un vrai enjeu, un choix politique, entre l’alignement sur les Etats-Unis ou bien, sinon une alliance russe, du moins une politique plus indépendante des Etats-Unis et de l’OTAN, que défendent bien sûr M.M. Schroeder et Schmidt et que représente aussi, en fait, le ministre SPD des Affaires étrangères du gouvernement de coalition, Stenmeier. La source ou la caution principale des rumeurs sur « qui a tiré sur le Maidan » met d’ailleurs en évidence ce rôle de l’Allemagne ou de certains secteurs allemands. Il semble bien que la majorité du patronat industriel et financier allemand soit sur une ligne « continentale » de coopération étroite avec Poutine. Ces divisions se répercutent sur les positionnements de la Pologne, des pays baltes, de la Hongrie, de la Roumanie et de la Bulgarie.
Les Etats-Unis utilisent cette pression sur l’Allemagne en faveur du Traité de libre-échange transatlantique. Mais envers ce sujet, eux-même sont divisés : le soutien du Congrès n’est pas acquis à Obama. La crise de domination nord-américaine est bel et bien systémique et, au lieu de fétichiser chacun de leurs projets comme un complot maléfique dont la mise en place serait apocalyptique, mieux vaudrait analyser réellement, là aussi, les contradictions réelles de l’objet réel « impérialisme nord-américain ».
Quant à la France, qui n’a pas la possibilité d’avoir ici sa zone d’influence, elle gesticule et s’associe aux manœuvres, en réalité très limitées, de l’OTAN en mer Noire. Envers l’impérialisme français aussi, il faut pour le combattre tenir compte et des déclarations, et des faits. Ainsi, la visite de François Hollande en Azerbaidjan, Arménie et Géorgie fut, de prime abord, un acte « courageux » contre la méchante Russie ou, inversement, un acte « agressif » contre la pauvre Russie encerclée (ce sont là les deux versions symétriques des discours dominants). Mais c’est précisément pendant ce voyage que fut confirmée l’intention française d’importantes ventes de navires de guerre Mistral à la Russie (intégrant des dispositifs de transmission high tech), dont la signification en terme de force de frappe est au moins aussi forte que l’envoi de quelques frégates en mer Noire dans le cadre de l’OTAN. Washington a vertement protesté et Paris a vertement répondu à Washington, ripostant même sur le plan syrien en « révélant » d’autres emplois d’armes chimiques par Bachar el Assad, histoire de dénoncer la « couardise » US. L’impérialisme français lui aussi essaie de jouer sa carte, et elle passe pour l’heure par un fructueux commerce d’armements avec la Russie. Combattre l’impérialisme suppose, encore une fois, de prendre en compte et les gesticulations verbales, et les faits réels, surtout quand il s’agit de « notre » propre impérialisme.
Les impérialismes : Russie
Et la Russie ?
Sommairement : le capitalisme russe sort tout droit de la bureaucratie stalinienne. Celle-ci résulte de l’échec historique de la révolution socialiste européenne, en vue de laquelle s’était constitué l’ancien mouvement ouvrier, qui avait failli en 1914 : la révolution éclatait cependant en Russie en 1917. Notons, ceci a son importance, que l’Ukraine soviétique, dont les frontières vont jusqu’au Donbass et à Lougansk inclus, fut un résultat et une conquête de cette révolution. L’appareil d’Etat (la bureaucratie) a pris son autonomie envers la classe ouvrière, notamment en exprimant le retour du chauvinisme dominateur grand-russe, envers les Géorgiens, les Tatars ou les Ukrainiens. A partir de 1923 il échappe totalement à tout contrôle de la classe ouvrière. A partir de 1929, sous les noms de « collectivisation » et de « planification », il effectue l’expropriation de la paysannerie et la généralisation du salariat. Dans la seconde partie des années trente il extermine physiquement les restes des organisations de la classe ouvrière qui avaient fait la révolution de 1917, le parti bolchevik en tête, dont le PCUS n’était pas la continuation, mais la négation par extermination. Dans ce système social, les rapports marchands, qui affleurent par tous les pores, sont substitués par le contrôle d’Etat faussement appelé « socialisme ». Avec la pérestroïka ils triomphent et, pour préserver et étendre leurs privilèges face au mouvement ouvrier renaissant et aux aspirations nationales et démocratiques, les bureaucrates se constituent un capital privé. Ce processus s’achève sous Eltsine par un pillage prédateur généralisé.
Durant les années 1990, cette phase d’accumulation privée par pillage et mise à l’encan des biens d’Etat voit se dérouler une crise implosive de cet Etat, commencée avec l’éclatement de l’URSS et l’indépendance des anciennes républiques soviétiques en 1991. Une issue possible de cette crise était la formation d’un capitalisme de second rang, compradore et largement vassalisé par l’impérialisme nord-américain. A la fin des années 1990 toutefois, la résistance vitale de la classe ouvrière, matérialisée par les piquets de mineurs montés à Moscou, au moment même où s’effondraient les cours de la toute récente bourse de Moscou, a montré les risques majeurs pour l’ordre social capitaliste, d’une quasi colonisation du pays. Ce que les Etats-Unis avaient renoncé à faire en Europe occidentale après la seconde guerre mondiale, après l’avoir envisagé (plan Morgenthau de désindustrialisation de l’Allemagne, abandonné finalement au profit du plan Marshall), s’avère au delà de leurs forces aussi dans le cas de la Russie.
Le tournant d’Eltsine à Poutine, de l’alcoolique au boxeur, se situe à ce moment là. Mais Poutine n’exprime pas la résistance du peuple russe à l’asservissement, mais la restauration pleine et entière d’un capitalisme russe ayant échappé à une domination impérialiste, et il est donc lui-même impérialiste. Sa consolidation se fait sur la base de la défaite des mouvements sociaux et nationaux de la fin des années 1990 : c’est l’écrasement barbare du peuple tchétchène (et la promotion d’une couche de « harkis caucasiens » mafieux collaborant avec le pouvoir russe), et c’est la mise au pas de la classe ouvrière avec un nouveau code du travail atomisant les salariés et enlevant toute légalité à la plupart des grèves. L’élément clef de la nouvelle consolidation de l’Etat au service du capital est l’absence de partis, et même de structures syndicales nationales autonomes et non liées à l’Etat, représentant, que ce soit de façon légitime ou déformée, la classe ouvrière. Cette absence est l’héritage maintenu du stalinisme qu’incarne la persistance des anciens « syndicats » officiels. C’est sur cette base que Poutine a pu, à travers l’arrestation symbolique de plusieurs oligarques comme Federovsky et finalement Khodorkovski, terminer la structuration de la couche capitaliste dominante, en tant que couche à la fois indépendante du capital étranger, et placée dans une égalité relative envers le centre de l’Etat, sur la base d’une stabilisation des lois et des contrats – ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, d’avoir ses comptes en Suisse, aux Bahamas, à Chypre (jusqu’en janvier 2013), ses traders à Londres, et ses villas sur la côte d’Azur.
La mise en œuvre des attaques anti-ouvrières de Poutine dans les années 1999-2003 a d’ailleurs fait de la Russie un Etat à certains égards beaucoup plus « marchandisé », concernant par exemple ce qui reste de services sociaux, de santé et d’éducation, que plusieurs anciennes républiques soviétiques dont l’Ukraine, où le maintien de factions oligarchiques à la manière des années Eltsine en Russie est allé de pair avec une moindre mise en œuvre des privatisations et de la marchandisation, surtout dans la partie orientale du pays. C’est ainsi par exemple que mieux valait, jusqu’à présent, être mineur dans le Donbass ukrainien (région de Donetzk) que dans son voisin russe (région de Rostov-sur-le-Don), où le chômage de masse est pire qu’en Ukraine et où les mines ne sont plus soutenues à bout de bras par l’Etat oligarchique …
Le fait qu’un capitalisme impérialiste russe s’affirme comme indépendant de l’impérialisme nord-américain dominant, comme le fait de l’affirmation du capitalisme impérialiste chinois, aujourd’hui plus puissant que le russe, et comme, en général, la montée de puissances capitalistes régionales à vocation impérialiste que l’on appelle les « BRICS » (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud ...), ne sont absolument pas des phénomènes progressistes, si ce n’est par le développement de la classe ouvrière qu’ils suscitent aussi – et l’on remarquera à ce sujet que ce dernier aspect est précisément celui qui a été absent en Russie et dans l’ex-URSS passées par la désindustrialisation.
Relevant totalement du mode de production capitaliste à son stade impérialiste, ces nouveaux développements sont porteurs de guerre. Fétichiser le rapport social capitaliste dans la forme d’un Etat, d’un peuple ou d’une culture que l’on abominerait, celles par exemple de « l’Occident » ou des « anglo-saxons », ouvre la voie non à la révolution émancipatrice, mais au chauvinisme, à l’union sacrée, au racisme, et à la guerre impérialiste.
Les caractéristiques sommaires de l’impérialisme énumérées par Lénine, signalées ci-dessus, se retrouvent toutes dans le cas russe contemporain, y compris le point clef de l’exportation des capitaux et de la recherche de champs d’investissements pour ceux-ci, et en précisant que la financiarisation est immédiatement poussée à son paroxysme, à l’image du capitalisme comme réalité mondiale. La particularité du capitalisme « poutinien » dans les années 2000 est qu’il repose sur l’exportation d’énergie et de matières premières, autour de deux firmes, Rosneft et, en n°1, Gazprom, qui est directement le trust « soviétique » d’Etat du pétrole (créé en 1954), converti en firme pétrolière mondiale, associant des capitaux européens et notamment des intérêts allemands, symbolisés par le siège occupé par l’ancien chancelier allemand Schroeder, ainsi que Ioukos. Ces caractéristiques exportatrices font de l’impérialisme russe un impérialisme de second rang, assez largement dépendant des prix mondiaux, qui étaient à la hausse dans les années 2000. Cette dépendance renforce l’importance relative des composantes militaires et politiques de son équation propre.
La crise mondiale ouverte depuis 2008 accentue pour lui la nécessité de passer à une nouvelle phase, dans laquelle un secteur industriel produirait plus de plus-value sur place, transition à laquelle travaille le pouvoir russe, en vue de développer les secteurs militaire, des infrastructures, et des transports. Les chantiers liés aux JO de Sotchi illustrent cette volonté. Cet impérialisme non pas jeune, mais « ressuscité » et tout aussi « pourrissant » que ses rivaux, ne peut pas avoir de débouchés et surtout de champs d’investissements propres suffisants, en dehors d’une projection militaro-politique.
Or, il est corseté et étouffé par l’impérialisme nord-américain, lui-même mal portant, lui-même arcbouté sur sa puissance militaire comme jambe de bois de la préservation de sa domination économique. J’ai résumé ci-dessus les principales étapes de cet encerclement.
Depuis 2008-2010, la réaction russe consiste surtout à chercher à se constituer une zone d’investissements qui agrège à la Russie plusieurs anciennes républiques soviétiques, dans une « union eurasienne » avec l’Ukraine, le Kazakhstan, la Biélorussie, l’Arménie. Le président-dictateur éternellement réélu du Kazakhstan, Nazarbaïev, représentant la continuité totale de l’Etat et du capital (il était premier secrétaire du PC kazakh sous Gorbatchev), joue ici un rôle clef. L’union douanière eurasienne, pour impérialiste qu’elle soit, est, à l’échelle mondiale, une entreprise relativement limitée puisqu’elle ne recouvre même pas le champ de l’ancienne URSS.
Tout aussi importants sont donc l’intégration du capital russe dans les circuits financiers mondiaux, et, au plan politique avec les conséquences que ceci a en matière de puissance et de soft power, le fait que la Russie de Poutine se pose en facteur d’ordre social et de réaction. Dans une large mesure, elle l’a fait à son corps défendant en regard de l’affaiblissement et des hésitations nord-américaines. Un point critique a été atteint à l’été 2013. La chute de la présidence islamiste en Egypte, causée par la plus grande vague de manifestations de l’histoire, n’entrait pas dans les plans US, et l’on a vu alors des contacts inattendus se nouer entre militaires égyptiens, services saoudiens et Russie. Comme je l’ai déjà évoqué, Obama a tenté de réagir en montant une vraie-fausse intervention contre Bachar el Assad, il s’est pris les pieds dans ses propres contradictions et c’est Poutine qui l’en a sorti. L’aide militaire russe joue un rôle important dans l’écrasement militaire progressif du peuple syrien, à ce jour plus importante victoire contre-révolutionnaire dans les pays arabes depuis 2011. Poutine s’affirme comme un pilier de l’ordre mondial, proportionnellement à la baisse du crédit US, mais sans toutefois avoir les moyens, pas plus que quelque impérialisme que ce soit, de se substituer au rôle de gendarme mondial que les Etats-Unis n’arrivent plus à jouer correctement. Mais ce faisant, ses intérêts propres ont reçu une belle promotion.
S’il est courant de dénoncer la russophobie souvent évidente et ridicule de nos médias, surtout depuis quelques mois, il convient aussi de comprendre qu’elle comporte un mélange d’hostilité et de fascination qui lui donne sa tonalité hystérique particulière, et que la fascination pour l’ordre social, la discipline, la supposée protection des « valeurs » religieuses et familiales, dans le régime de Poutine, pèse d’un poids croissant auprès de larges couches bourgeoises et petites-bourgeoises des pays « occidentaux ». Aussi est-il important de dire quelques mots des constructions idéologiques que cultive ce pouvoir, ou plus exactement ses think tanks et autres lobbies satellites, car, imitant les néolibéraux, il a su se construire ou attirer à lui de tels réseaux, à l’image de la sphère culturelle, médiatique et idéologique du néolibéralisme aux Etats-Unis.
Poutine est au départ un bureaucrate terne et un flic sans idéaux, bien loin de l’image de costaud de foire que ses communiquant ont forgée. A la reconsolidation de l’Etat russe en tant qu’Etat capitaliste, correspondait l’adhésion officielle à une rhétorique néoconservatrice plutôt qu’ultra-libérale, visant à appréhender l’histoire russe sur le mode de la continuité : tous les dirigeants russes sont bons par définition, et les dissidents du passé (pas ceux du présent) le sont aussi dans la mesure où ils leur ont ouvert la voie, le seul moment désagréable de l’histoire russe est la révolution de 1917, le personnage de Lénine est condamnable (mais pas ses statues hiératiques de facture stalinienne, qui font partie du patrimoine au même titre que les icônes), celui de Trotsky doit rester en enfer, Staline c’était bien et les tsars aussi. Cette vision de l’histoire avait été propulsée lors du 850° anniversaire de Moscou en 1997, sous le nom de « synthèse rouge-blanche », par la revue Zavtra de tendance « eurasiste », et avait la côte tant chez les monarchistes qu’autour du dirigeant du PC russe, Ziouganov. Les liens entre l’Etat et l’Eglise orthodoxe vont avec.
Le think tank politiquement le plus actif et le plus productif au service de l’appareil de Poutine est celui du théoricien eurasiste Alexandre Douguine, qui dispose de puissants sponsors parmi les capitalistes du complexe militaro-industriel, et est également lié au président du Kazakhstan, Nazarbaïev. Alexandre Douguine, animateur de Pamiat, association de droite stalino-tsariste née sous la pérestroïka, puis co-dirigeant du « Parti national-bolchevique » de Limonov, se rapproche de Poutine comme conseiller officieux dés 1999-2000. Son « eurasisme » (qui n’est pas la seule variante de ce courant, mais la plus influente actuellement) combine de la sauce occulto-ésotérique avec des conceptions géopolitiques et racistes reposant sur l’opposition entre pays de la terre (la Russie) et pays de la mer commerçants et prédateurs (les anglo-saxons). Sa conception de la société, capitaliste et religieuse, fait la part belle aux expériences fasciste et nazie. Le nazisme était dans l’ensemble une bonne idée à ceci prés qu’il a commis une erreur, celle d’attaquer l’Union soviétique, puissance de la terre, en même temps que les anglo-saxons. Quand au génocide des Juifs, ce n’était pas du tout une erreur : l’antisémitisme ouvert et rentré est une composante fondamentale de cette idéologie. Le rétablissement des puissances terriennes et traditionalistes, instaurant une forme corporative et bien réglée de capitalisme, passe par la puissance russe et son assimilation des peuples de la steppe, turco-mongols. Outre les Juifs, cosmopolites inspirant la finance et les puissances maritimes anglo-saxones, deux peuples se trouvent dans le colimateur des « eurasiens » version Douguine. Les Tatars, surtout ceux de Crimée, parce qu’ils font obstacle à l’alignement des peuples turco-mongols et caucasiens sur le statut de harkis de la sainte Russie : enjuivés, ce sont des « Khazars ». Et les Ukrainiens, qui n’existent pas et ont le culot de prétendre à l’existence nationale, alors qu’ils doivent être intégrés à l’ensemble panrusse, dans leur majorité, ceux du Donbass étant en réalité des Russes et ceux de Galicie pouvant être laissés aux Polonais et à l’Union européenne (ceci ouvre la possibilité d’une entente pour se partager l’Ukraine avec l’extrême-droite ukrainienne). Ces constructions idéologiques laborieuses ont récemment fait l’objet d’une publication massive en français, sous le titre de La quatrième théorie politique, avec une préface d’Alain Soral, bateleur qui se présente comme le national-socialiste français.
Douguine en prenant l’étiquette « eurasiste » se référait à une importante composante intellectuelle de l’émigration blanche des années 1920 et 1930, celle qui, avec Oustrialov dés 1921, affirmait que l’appareil du PC au pouvoir serait fatalement conduit à se russifier et à incarner les intérêts nationaux, ce qui les conduisit à soutenir la NEP mais aussi la collectivisation. Ce courant n’était pas marginal, mais représentait un secteur conséquent de la bourgeoisie russe émigrée – en fait à peu prés tout ce qu’elle a pu produire comme intelligentsia, en dehors des religieux et des mystiques qui avaient d’ailleurs souvent des idées politiques voisines. Avec l’ « eurasisme », l’oligarchie que représente Poutine, issue de la bureaucratie stalinienne, réalise donc une double opération idéologique : elle justifie ses propres appétits dominateurs, et elle se donne une filiation avec l’ancienne bourgeoisie russe, celle que la révolution d’Octobre avait expropriée, celle du temps des tsars.
Malgré son caractère de délire idéologique, cette construction est cohérente, et elle n’est pas marginale. Il est à craindre que la dénonciation frénétique des « nazis ukrainiens », à savoir les références fascistes et nazies d’une partie de la droite nationaliste ukrainienne dite « bandériste » (en fait surtout formatée par cinq décennies de régime stalinien durant lesquels les Ukrainiens se sont fait traiter de nazis), ne serve surtout à dissimuler l’émergence d’une idéologie de facture proche du nazisme, conçue volontairement dans cet esprit, dans l’optique de justifier les entreprises impérialistes russes.
Faire de cette idéologie, qui, sous des formes adaptées, tend à être dominante dans l’Etat et les médias russes d’aujourd’hui, une simple réaction à la pression occidentale (ce que fait par exemple Jean-Marie Chauvier, qui donne beaucoup d’informations à son sujet mais la justifie au fond comme une « réaction musclée à l’expansionnisme occidental », in Le Monde Diplomatique de mai 2014), serait une « erreur » du même type que celle des historiens révisionnistes allemands, qui tentèrent de présenter le nazisme comme une réaction au « communisme » ou au traité de Versailles : sont ainsi passés sous silence le caractère impérialiste de la Russie et le caractère fondamental des justifications idéologiques de cet impérialisme.
La destruction de l’Ukraine, programme de l’impérialisme « réaction sur toute la ligne »
Pour l’idéologie impérialiste russe contemporaine, nourrie à la nostalgie de la Russie tsariste en pleine expansion d’avant 1914, l’Ukraine ne doit pas exister, parce qu’elle n’a pas à exister, elle est la petite Russie ou, pour reprendre une expression à nouveau popularisée par Alexandre Douguine, il faut la dépecer en formant sur ses ruines une « Nouvelle Russie » comprenant le Donbass, Lougansk, Kharkov, Odessa et la Transnistrie. Ce terme de Novorossia est tsariste, tout simplement : il désigne les steppes du Sud prises par la force aux cosaques Zaporogues, c’est-à-dire aux Ukrainiens, et aux Tatars. Or, il a été repris par Poutine en personne dans son discours du 17 avril dernier, sonnant comme un encouragement aux paramilitaires de pousser vers Odessa, avec les suites que l’on connaît le 2 mai dernier.
La destruction de l’Ukraine, que l’on fait passer, parmi les nostalgiques qui s’imaginent encore que l’URSS construisait le socialisme, pour une manière de refaire l’URSS, approfondit en réalité la contre-révolution. L’Ukraine, comme 13 autres Etats d’Europe centrale et orientale, du Caucase et d’Asie centrale, est une république issue de l’ancienne URSS tout autant que la Russie, et ses frontières sont le fruit de la révolution de 1917 et de son développement en une révolution paysanne et nationale ukrainienne qui a permis aux rouges de vaincre les blancs. Ce sont ces frontières de 1920 que Poutine a déclarées absurdes, imposées à la vieille Russie, celle du temps des tsars. La mise en place de républiques postiches paramilitaires dans le Donbass et à Lougansk est une entreprise contre-révolutionnaire absolue, qui se situe totalement dans la perspective impérialiste « eurasienne », celle pour qui le décorum « soviétique » ne sert qu’à mettre en valeur les étendards tsaristes, les rubans de Saint-George, les insignes des Centuries noires, et la société qui leur correspond.
La destruction de l’Ukraine, c’est la « réaction sur toute la ligne » au sens de Lénine en 1916, et c’est le terrain d’entente possible entre impérialismes russe, américain et allemand. C’est ce à quoi s’affronte la nation ukrainienne, avec en son cœur la classe ouvrière, comme tendent à le montrer les récents développements dans le Donbass opposant de plus en plus les mineurs aux paramilitaires « antiMaidan ». Si les mots « internationalisme prolétarien » doivent renouer avec leur sens premier tout en se mettant au diapason du XXI° siècle, ils commencent par la solidarité avec la nation ukrainienne dans son combat pour sa souveraineté démocratique et son unité.
Vincent Présumey, le 24 mai 2014