Dans un point de vue intitulé « Désobéir à l’Union européenne », Cédric Durand et Razmig Keucheyan critiquent les « secteurs majoritaires de la « gauche de la gauche » », coupables à leurs yeux de soutenir qu’une « autre Europe » est possible. Ils opposent à cette perspective celle de la désobéissance européenne.
Rompre avec le néolibéralisme
Un point important nous rassemble avec eux, celui de considérer qu’aucune transformation sociale progressiste n’est possible sans rompre avec les traités européens actuels, dont la logique est fondée sur la primauté du droit de la concurrence et sur le dumping social et fiscal – même si comme dans tout texte juridique, il existe des marges (petites) de manœuvre. Un gouvernement de gauche voulant rompre avec le néolibéralisme devrait donc refuser d’appliquer les traités européens et prendrait toute une série de mesures unilatérales.
Il s’agirait de mesures unilatérales coopératives, en ce sens qu’elles ne seraient dirigées contre aucun pays – contrairement aux dévaluations compétitives prônées par les partisans de la sortie de l’euro –, mais contre une logique économique et politique, et que, plus le nombre de pays les adoptant serait important, plus leur efficacité grandirait. Elles auraient donc vocation à être étendues à l’échelle européenne. Ainsi, par exemple, un gouvernement de gauche pourrait enjoindre sa banque centrale de financer les déficits publics par de la création monétaire. Fondamentalement, il s’agirait d’engager un processus de désobéissance aux traités et par là même, un bras de fer avec les institutions européennes.
Mais cette perspective n’est nullement contradictoire avec celle « d’une autre Europe », bien au contraire. D’une part, un gouvernement de gauche désobéissant aux traités au nom d’une autre conception de l’Europe mettrait les gouvernements européens au pied du mur, et les confronterait à leur opinion publique. Ce serait un encouragement formidable pour les peuples à se mobiliser. Un discours résolument pro-européen, tourné vers la démocratie, la justice sociale et environnementale, trouverait un écho considérable auprès des autres peuples européens et des mouvements sociaux. En montrant concrètement qu’il est possible de rompre avec le néolibéralisme, un gouvernement de gauche rendrait cette perspective crédible au niveau européen et la mettrait à l’ordre du jour des mobilisations européennes.
Le besoin d’une Europe refondée
D’autre part, et c’est un point que n’abordent pas Cédric Durand et Razmig Keucheyan, nous avons besoin d’Europe. Pas de celle-là, certes, mais d’une Europe refondée et ce, pour quatre raisons. La première trouve sa source dans les transformations du capitalisme contemporain. La seconde guerre mondiale avait accouché d’un capitalisme organisé et régulé sur une base essentiellement nationale. Dans ce cadre, l’État nation était un instrument très efficace pour contrer la logique spontanée du capital, borner son activité et faire en sorte que les affrontements sociaux débouchent sur des compromis porteurs de progrès social. La situation change progressivement à partir de la fin des années 1960, pour aboutir à la situation actuelle d’un capitalisme financiarisé et globalisé. Dans ce cadre, les marges de manœuvres au niveau national n’ont certes pas disparu, mais elles se sont réduites, ce d’autant plus que les économies européennes sont aujourd’hui fortement intégrées. Première raison donc : face à la puissance du capital globalisé, notamment face aux transnationales et aux marchés financiers, il faut un espace politique et économique qui puisse faire contrepoids. Une Europe refondée pourrait remplir ce rôle.
La deuxième raison renvoie à la montée de la xénophobie et au regain des tensions nationalistes. Les causes en sont multiples : disparition de la domination soviétique, ravivant la question des nationalités, suivie de l’application brutale des thérapies néolibérales, poids de la crise avec la montée apparemment irrésistible du chômage qui favorise la recherche de boucs émissaires, mode de construction de l’Europe qui tend à exclure les peuples des décisions. Quoi qu’il en soit, cet état de fait exige d’autant plus de ne pas aggraver cette situation en favorisant les replis nationaux pour que l’Europe devienne un espace politique de coopération.
L’éclatement de l’Europe serait un facteur d’aggravation
L’Europe actuelle s’est construite sur la concurrence entre les États et sur le moins-disant fiscal et social. Le dumping règne en maître, ce qui favorise la montée de la xénophobie. L’éclatement de l’Union européenne, loin de mettre fin à cette situation, risquerait même au contraire de l’aggraver, chaque pays cherchant à accroître encore plus ses avantages concurrentiels aux dépens des autres pour gagner en compétitivité. Mettre fin au dumping social et fiscal serait un objectif majeur d’une Europe refondée. C’est là notre troisième raison pour garder une perspective européenne.
Il en est une quatrième : celle qui tient aux rapports de forces dans les négociations internationales. Les relations internationales ont vu la montée de nouveaux acteurs de taille continentale, dont le poids économique va croissant. Dans cette situation, aucun des États européens, y compris les plus grands, ne peut réellement jouer un rôle important tout seul. C’est le cas, par exemple, des négociations qui ont lieu sur le réchauffement climatique : face à la crise écologique, il faut un acteur continental pour peser sur les négociations globales.
Refuser, comme le font Cédric Durand et Razmig Keucheyan, la perspective d’une Europe refondée, c’est donc – dans le meilleur des cas – laisser la transformation sociale isolée dans un pays, et donc à terme la condamner. Au pire, cette rupture avec l’Union européenne sera le fourrier d’un repli nationaliste dont pourrait tout à fait s’accommoder un patronat obsédé par la compétitivité et les gains de parts de marché.
Alors, désobéir aux traités européens, oui, mais dans la perspective « d’une autre Europe ». Rupture et refondation, voilà notre mot d’ordre !
Pierre Khalfa, 9 janvier 2014