« Que faire ? », la brochure écrite par Lénine en 1902, est considérée comme la « bible » des conceptions « léninistes » sur le parti : une vision géniale, dont découlerait toute la pratique du grand révolutionnaire au cours des vingt années qui suivirent. Légende ! Lénine en personne signala très vite (1907 !) qu’une lecture stéréotypée de son travail faisait de celui-ci un handicap pour la pratique : « La faute la plus importante (…) consiste à vouloir absolument tirer ce travail de son contexte historique. »
Quel contexte historique ? Le retard du mouvement ouvrier socialiste en Russie et l’urgence de le combler ; la difficulté de recruter des travailleurs et de discipliner les intellectuels et les étudiants ; l’obligation de militer sous une dictature militaro-bureaucratique brutale.
La préoccupation de Lénine n’était pas de se séparer de ses camarades : il voulait tirer de façon conséquente les conclusions organisationnelles et politiques de la conception de « l’agitation politique » développée par son maître en marxisme, Plékhanov. « Que faire ? » fut d’ailleurs accueilli avec enthousiasme par tout le monde !
Centralisation
Lénine ne pensait pas davantage à cette époque à rompre avec la social-démocratie. Il se comportait en bon élève de Kautsky, le « pape » de la Deuxième Internationale. « Que faire ? » s’appuie d’ailleurs sur la théorie de la formation de la conscience de classe de… Kautsky.
Plus fort : toute une série de conceptions de Lénine considérées aujourd’hui comme proto-staliniennes, furent empruntées à la social-démocratie allemande. Par exemple l’idée que la classe ouvrière a besoin d’un parti et d’un syndicat ; que le parti doit être subordonné au parti ; que le parti doit être fortement centralisé ; que le parti a besoin d’un appareil professionnel aussi fort que possible.
Même le fameux « centralisme démocratique », dont on fait la cause de tous les maux, ne fut pas un produit de l’appétit de pouvoir de Lénine. Il fut conçu par les menchéviks russes (1905) et la social-démocratie allemande (1908) pour faire agir ensemble, dans un même parti, une majorité et une minorité.
Les nombreuses exhortations de Lénine à plus de centralisation et de discipline témoignent seulement des difficultés des révolutionnaires russes dans les années 1895-1917. C’est précisément sur ce plan que Lénine se montre plus acharné que beaucoup d’autres. Et qu’il tira de façon plus conséquente les conclusions pratiques de considérations théoriques générales.
Avant-garde
Lénine se démarqua pourtant, inconsciemment d’abord et de plus en plus consciemment ensuite, de l’aile réformiste-parlementaire de la social-démocratie. Il voulait un parti de combat pour diriger la classe ouvrière vers le renversement du capitalisme tsariste par la lutte extra-parlementaire. Il voulait un parti où les travailleurs auraient leur mot à dire grâce à leur apport militant et à leur lien avec les masses. Cela signifiait un parti dont la base tenait la direction sous contrôle, par sa propre conscience et sa propre activité. Telle est la véritable signification du parti « d’avant-garde ».
Il faut piétiner les faits pour prétendre que la conception de Lénine sur le parti fut élitiste et anti-démocratique. Son obsession au contraire fut toujours de faire en sorte que le système organisationnel du parti serrât au plus près le mouvement réel de la lutte de classe.
Avant 1905, cela signifia travailler en petits comités clandestins pour faire malgré tout de la propagande et protéger les structures du parti. En 1905-1906, Lénine mena bataille contre les « comitards » (Rykov, Staline,…) qui refusaient d’ouvrir le parti et d’accueillir tout travailleur « pour peu qu’il soit capable d’un minimum d’organisation ». En 1905 il combattit la tendance sectaire de Bogdanov qui exigeait que les soviets se soumissent au Parti. En 1907 Lénine prit position contre ceux qui voulaient lier les syndicats au parti. En 1912-13 il exprima sa méfiance par rapport aux syndicats et orienta le parti bolchevique vers la conquête de ceux-ci par un débat de tendance démocratique.
Coup d’Etat ?
L’image d’un Lénine « proclamant » un parti d’avant garde pour organiser un putsch ne tient pas debout. Le contraire est vrai : le parti et ses cadres furent souvent dépassés par une classe ouvrière exceptionnellement dynamique. Toutes les recherches scientifiques récentes le confirment. Cela ne diminue en rien le mérite de Lénine. Cela prouve au contraire l’existence chez lui de cette capacité essentielle pour un marxiste : donner à une classe ouvrière qui s’organise par elle-même une direction politique anticapitaliste et faire de ses éléments les plus actifs les dirigeants d’un parti. Cela témoigne du sens profond de ce parti.
Démocratie
Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (tel était son nom) fut un parti dans lequel on discutait ferme sans s’incliner devant l’autorité de personne. La démocratie y fut réelle. Avant la scission entre bolcheviques et mencheviques (1912) on compta pas moins de douze fractions organisant leurs propres réunions, leur propre journal, leur propre école de cadres, etc. Ce n’était ni simple ni idéal ! Mais ça marchait ! Car la conception de Lénine incluait les tendances et les fractions qui, chacune sur base de sa propre plate-forme, partageaient un programme marxiste et appliquait la discipline dans l’action.
Quand les bolcheviques eurent formés un parti autonome, ce parti fut naturellement plus homogène que l’ancien POSDR, mais le débat de tendances se poursuivit sans interruption entre 1912 et 1922. Les relations étaient brutales mais personne ne fut exclu pour « déviations idéologiques ». En 1917, Lénine exigea l’exclusion de Kamenev et Zinoviev, qu’il traita de « briseur de grève »… mais ils avaient publié dans la presse les plans de l’insurrection qui se préparait !
Il y a donc une double confusion (consciente et inconsciente) dans les images d’Epinal sur le régime du « parti léniniste » : 1) confusion entre le droit de divergence d’opinion et l’interdiction de saboter dans l’action les décisions majoritaites ; 2) confusion entre le parti dans son ensemble – qui comprenait un large éventail d’opinions, de tendances et de fractions, et les fractions qui, au sein du parti, reposaient sur des plates-formes précises. Lénine n’a jamais exclu personne pour divergence d’opinions.
Staline
La prise du pouvoir par Staline ne fut possible que parce que les conditions avaient radicalement changé : après six années de guerre ininterrompue, d’intervention impérialiste et de guerre civile, l’élan révolutionnaire du prolétariat gisait brisé au milieu d’un océan de misère. C’est sur ce terreau là qu’un groupe d’ex-révolutionnaires proliféra et chercha au sein du parti la garantie pour ses propres privilèges. La bataille a duré une dizaine d’années (entre 1923 et 1934). Au cours de cette période, Staline formula un certain nombre de conceptions et de mesures qui signifiaient une rupture radicale avec la théorie et la pratique de Lénine. Il put à l’occasion s’appuyer sur certaines citations qui justifiaient le « communisme de guerre ». Mais le résultat final ne laisse aucun doute.
Premièrement, toute opposition au sein du Parti fut interdite et le monolithisme fut introduit dans les statuts. Deuxièmement, l’appareil connut une énorme croissance et prit de plus en plus les décisions à la place des membres. Troisièmement, l’URSS devint officiellement, par la Constitution de 1936, un Etat de parti unique où seul le PC pouvait participer aux élections et où il était défini comme « le noyau dirigeant de toutes les organisations ouvrières, tant sur le plan sociale que sur le plan de l’Etat ». Quatrièmement, les membres du parti reçurent plus de droits que les autres citoyens soviétiques, par la suppression de la règle du « revenu minimum pour les membres du Parti » et l’octroi de privilèges à la nomenklatura.
Voilà comment le parti de militants actifs devint un parti de gouvernement, un parti de carriéristes et de bureaucrates.
François Vercammen