Que les contempteurs dudit islamo-gauchisme se rassurent (s’ils respectent Lénine) ou retiennent leur joie (s’ils le méprisent) : tout ceci est évidemment de la fiction. Il s’agit de photo-collages réalisés en 2005 par Rinat Voligamsi, artiste russe d’Oufa, capitale de la République du Bachkortostan [1]. Quelles qu’aient été les intentions de l’auteur, son « album non officiel » peut être perçu comme la répétition ironique d’une vieille angoisse, celle, pour emprunter les mots du sulfureux écrivain italien Curzio Malaparte dans Le Bonhomme Lénine (1932), de voir « se précipiter à la conquête de l’Europe » un « Gengis Khan prolétarien issu du fond de l’Asie », ou, précisément, un « Mahomet marxiste ». Déjà Malaparte affirmait-il qu’une telle crainte n’était rien d’autre que « [l]e signe le plus clair de la décadence de la bourgeoisie en Occident », laquelle se révélait incapable de comprendre qu’à l’instar de Robespierre et tant d’autres avant et après lui Lénine n’était qu’une incarnation du « fanatisme petit-bourgeois » qui avait allumé des feux partout en Europe au cours des trois siècles précédents [2].
S’il y a encore certainement des individus pour dépeindre la Révolution de 1917 comme la manifestation sauvage d’un despotisme asiatique atemporel, qui se trahirait dans les yeux légèrement bridés de Lénine, force est de constater qu’un tel orientalisme a, heureusement, fait long feu. Considérons deux biographes récents de Lénine, Lars Lih et Robert Service [3] : leurs interprétations respectives de sa trajectoire et de sa pensée s’opposent presque terme à terme, mais ils n’en partagent pas moins la thèse, ou mieux la prémisse, que Lénine était essentiellement un homme d’éducation européenne, dont le regard était entièrement tourné vers l’Occident en tant que source des grandes idées émancipatrices et foyer de la révolution socialiste à venir. La révolution d’Octobre apparaît alors comme l’apothéose d’une séquence historique initiée à la fin du 18e siècle, comme la dernière grande tentative pour réaliser les idéaux, ou les illusions, de la modernité occidentale ou, envers du miroir, pour les dévoyer, les trahir.
Quoique cette approche soit salutaire à plus d’un titre, il y a un revers de la médaille. Dans cette perspective, le monde extra-européen disparaît presque intégralement : la révolution rouge s’offre comme étant essentiellement une révolution blanche. Certes, on aime à souligner qu’au tournant des années 1920, se serait produit chez Lénine un retournement vers l’Asie et la « révolution en Orient », inauguré par ses thèses sur les questions nationale et coloniale pour le 2e congrès de l’Internationale communiste (IC, Comintern) à l’été 1920. Mais on ne voit généralement en cela qu’un détour tardif, opéré sous le fouet de la nécessité, après l’échec des révolutions allemande et hongroise et la guerre russo-polonaise. L’intérêt de Lénine pour les luttes de libération nationale serait essentiellement celui d’un étranger pour un monde qu’il aurait jusque-là ignoré et qui ne pouvait manquer de garder son irréductible part de mystère. Quant au premier congrès des peuples de l’Orient à Bakou (septembre 1920), l’aura dont il jouit aujourd’hui, chez ceux qui revendiquent encore un héritage de 1917, tient largement au fait qu’on se l’imagine, non sans romantisme, comme un acte fondateur, originel, fruit d’une soudaine révélation chez les dirigeants bolcheviques que le destin de la révolution allait peut-être se décider ailleurs, non à l’ouest, mais à l’est.
Cette représentation est chimérique : d’une part, dans la mesure où Lénine n’a jamais pensé que la révolution (anticoloniale) en Orient pourrait être un substitut, même temporaire, à la révolution (socialiste) en Europe, l’une et l’autre étant reliées par mille fils ; d’autre part, et surtout, parce qu’il n’aura nullement attendu les dernières années de sa vie pour porter une attention étroite au devenir du capitalisme et des mouvements révolutionnaires dans le monde non-européen ; qu’il suffise pour le moment de mentionner ses textes sur les impacts de la Révolution de 1905 en Asie et ses écrits, avant et pendant la Première Guerre mondiale, sur l’autodétermination nationale en Europe et dans les (semi-)colonies extra-européennes. Il ne s’agit nullement de nier qu’il y ait eu une évolution à cet égard chez Lénine, elle est indubitable, mais de soutenir que, loin de se présenter comme une coupure brutale, elle a pris la forme d’un long et progressif décentrement révolutionnaire.
Il faut plus spécifiquement parler d’un décentrement du décentrement dans la mesure où la Révolution russe per se était déjà le produit d’un déplacement de la tradition révolutionnaire occidentale vers l’est, préparé, comme l’écrit l’historien marxiste caribéen C. L. R. James, par l’inlassable effort de Lénine pour « traduire le marxisme dans des termes russes pour le peuple russe [4] ». De ce point de vue, ladite théorie du maillon le plus faible – invention stalino-althussérienne qui ne manque néanmoins pas de sources dans les écrits de Lénine [5] –, rendant compte des raisons pour lesquelles la révolution a éclaté dans un « pays arriéré » tel que la Russie, plutôt qu’à la pointe du développement capitaliste, en Europe occidentale, au niveau du maillon le plus fort, constitue l’apogée d’une telle dé/re-localisation de la théorie et de la pratique révolutionnaires. Dans La Maladie infantile du communisme (Le « Gauchisme ») (1920), Lénine cite les mots, datés de 1902, de celui qui n’était pas encore à ses yeux un « renégat », Karl Kautsky :
Le centre de la révolution se déplace d’Occident en Orient. […] Le nouveau siècle débute par des événements qui nous font penser que nous allons au-devant d’un nouveau déplacement du centre de la révolution, à savoir : son déplacement vers la Russie. […] La Russie, qui a puisé tant d’initiative révolutionnaire en Occident, est peut-être maintenant sur le point d’offrir à ce dernier une source d’énergie révolutionnaire [6].
Lénine n’avait néanmoins pas tardé à comprendre qu’un tel « voyage » n’allait pas s’arrêter aux frontières du « monde slave » que Kautsky avait en vue. Il savait que l’impetus révolutionnaire avait déjà gagné toute l’Asie sous domination coloniale et semi-coloniale. Dans ces conditions, l’enjeu, après 1917, n’était pas uniquement de re-traduire la révolution des soviets pour l’Occident en en démontrant la « portée internationale [7] », mais également d’œuvrer à son exportation-acclimatation en Orient. Quoique de ses premiers écrits jusqu’aux tout derniers, Lénine n’ait eu de cesse d’en appeler à une européanisation-désasiatisation de la Russie, des pratiques et des techniques comme des mentalités, il était devenu toujours plus conscient de la situation d’entre-deux qui échoyait à son pays, placé, géographiquement, mais aussi économiquement et politiquement, à la frontière entre l’Europe et l’Asie, et des tâches de médiation révolutionnaire qui lui incombaient de ce fait. Alexander Herzen avait autrefois écrit : « Les Européens considèrent que la Russie, c’est l’Asie ; des Asiatiques, eux, considèrent que la Russie, c’est l’Europe [8] ». Pour Lénine, il était capital de conjurer cette double malédiction afin que les uns et les autres, Européens comme Asiatiques, se reconnaissent dans le devenir révolutionnaire de la Russie, centre, temporaire savait-il, de la révolution mondiale anti-impérialiste.
Lénine n’ignorait cependant pas que la Russie soviétique ne pouvait prétendre être le fer de lance de l’anti-impérialisme à l’échelle internationale sans elle-même donner l’exemple, autrement dit sans rompre avec son propre passé impérial-tsariste. Car on oublie trop souvent qu’en 1917 les bolcheviks héritèrent bon gré mal gré d’un immense empire, fût-ce un empire arriéré ou, pour reprendre librement l’heureuse formule de Viatcheslav Morozov, un empire subalterne dans un monde eurocentré [9]. La Russie était le maillon le plus faible non seulement de la grande chaîne du capitalisme, mais aussi et inséparablement du système impérial mondial, ce qui lui conféra le privilège non seulement d’être la première à « réalis[er] la dictature du prolétariat et fond[er] la République des Soviets [10] », mais aussi de déclencher une lutte anticoloniale mondiale qui allait atteindre son paroxysme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. L’Empire russe, en pleine décomposition, était donc le théâtre originel, le premier champ d’expérimentation. Les minorités nationales peuplant les marges (occidentales, méridionales, orientales) de la Russie avaient trop longtemps ployé sous le joug du tsarisme ; elles attendaient impatiemment d’être libérées, ou de se libérer elles-mêmes si le pouvoir soviétique y rechignait.
Parmi elles, les minorités musulmanes de Russie, divisées en groupes nationaux aux histoires et de culture profondément hétérogènes : Tatars de la Volga et de Crimée, Bachkirs, Nord-Caucasiens ou encore Azéris, intégrés de plus ou moins longue date à l’empire et plus ou moins russifiés, sans oublier les musulmans d’Asie centrale, le Turkestan russe, conquis et annexé dans la deuxième moitié du 19e siècle et soumis à un régime colonial au sens le plus strict. Au nombre d’environ 16 millions à la veille de la Révolution de 1917, les musulmans représentaient alors pas moins de 10 % de la population totale de l’Empire russe. S’il serait absurde de prétendre que cet Orient intérieur occupait dans la géopolitique léninienne une place aussi importante que le centre du pays, ou même que ses périphéries occidentales (Ukraine, Pologne, Finlande), Lénine n’en donna pas moins à maintes reprises la preuve qu’il avait pleinement conscience des défis, singuliers et inédits, que soulevait l’émancipation nationale des musulmans « russes » eu égard à la tâche de désimpérialisation de la Russie et d’exportation de la révolution en Asie et dans le Moyen-Orient, mais aussi des dangers que recelait une telle émancipation du point de vue des stratégies de consolidation, ou ne serait-ce que de survie, du régime soviétique. Ce sont les rapports de Lénine – marqués on le verra par une ambivalence constitutive – à ce que l’on n’appelait pas encore la « question musulmane », à l’intérieur des frontières de l’(ex-)Empire russe, avant et après 1917, que ce livre explore.
« Lénine décolonial » : le titre de la présente introduction est une provocation ; quiconque est plus ou moins familier des perspectives théoriques décoloniales qu’il ou elle y adhère ou les rejette, refermera certainement ce livre conforté·e dans l’idée qu’on ne saurait trouver chez Lénine, et chez les bolcheviks plus généralement, aucune trace d’un quelconque désir de rupture-déconnexion, politique et épistémique, avec l’Occident en tant que tel. Rien de nouveau sous le soleil. Mais, pour nous, l’enjeu n’est pas là, il est de déplacer les termes même du débat « marxisme versus pensée décoloniale », et cela à double titre : premièrement, en partant de la prémisse que le décentrement constitutif de la Révolution de 1917, se reflétant dans l’évolution de la géophilosophie léninienne de l’histoire, interdit d’appréhender les politiques soviétiques en Orient « russe » dans les termes d’une alternative binaire entre l’Europe (occidentale) et les sociétés extra-européennes, et oblige à se placer d’emblée, pour ainsi dire, à leur limite ; deuxièmement, au sens où la combinaison, les convergences et les divergences, les alliances et les conflits, en contexte révolutionnaire, entre une lutte sociale « majeure-majoritaire » (pour le communisme) au centre, et une multiplicité de luttes nationales-anticoloniales « mineures-minoritaires » aux marges, soulevaient des problèmes d’une complexité insoupçonnée, qu’on évacue en général à trop bon compte en subordonnant l’analyse des secondes aux enjeux préposés par la première, ou inversement, là où elles exigeraient d’être traitées à parts égales, dans toutes leurs tensions et leurs contradictions.
Pourquoi néanmoins centrer la présente étude sur Lénine ? Pourquoi pas, par exemple, sur Staline qui, en tant que commissaire du peuple aux nationalités de 1917 à 1923, fut sans conteste le principal maître d’œuvre de la mise en place, tortueuse, de la « politique nationale » soviétique dans les confins de l’(ex-)empire ? Pourquoi pas, autre alternative, sur les communistes musulmans dont nous croiserons à plusieurs reprises la route, qui se sont d’emblée efforcés de nationaliser la révolution, d’en opérer la traduction pour les peuples opprimés-colonisés ? La raison en est simple et renvoie directement à ce qui vient d’être dit : il s’agit de ne s’épargner aucune difficulté et d’interroger la portée décoloniale, en un sens délibérément (ré)ouvert, de la révolution soviétique à son plus haut point de développement, devrait-on dire d’intransigeance, théorique et stratégique. Qu’on le veuille ou non, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, c’est aujourd’hui encore Lénine qui, osons le mot, « personnifie » l’esprit de la révolution de 1917 avant sa liquidation sous Staline. C’est lui qui incarne toujours les immenses espoirs qu’elle a fait naître tout comme les désillusions qu’elle a suscitées dès le tournant des années 1920. Qu’il n’existe à ce jour aucune monographie, dans aucune langue, sur la révolution de 1917 dans l’Orient soviétique telle que vue à travers les yeux de Lénine n’a fait que nous conforter dans le choix de cette perspective.
Comprenons bien que la tâche qui nous attend ne peut se limiter, comme cela a trop souvent été le cas, à exposer in vacuo les grandes thèses et positions de Lénine sur l’autodétermination nationale et la « révolution en Orient », à en restituer, pour mieux les célébrer, l’incontestable puissance et cohérence théoriques, en oubliant allègrement qu’elles ne pouvaient manquer d’être concrètement et immédiatement mises à l’épreuve à l’intérieur des frontières de l’(ex-)Empire russe lui-même. Ces thèses exigent d’être replongées dans l’histoire des péripéties, quasi quotidiennes, de l’expansion du processus révolutionnaire en Russie musulmane, rappelant à bon entendeur que les considérations politiques de Lénine sur le « droit des nations à disposer d’elles-mêmes » sont, que lui-même l’ait reconnu ou non selon les conjonctures, indissociables de problématiques économiques et militaires qui viennent en déstabiliser l’implacable géométrie. Ici comme ailleurs, du moins pour la période post-1917, la stratégie théorique, essentiellement polémique, de Lénine doit être constamment confrontée à sa pratique de la révolution au sens le plus prosaïque, dans l’urgence des problèmes et des crises qu’avait à résoudre le pouvoir soviétique ; et cela sans pour autant tomber dans l’écueil inverse, lui aussi trop courant, consistant à soutenir que la révolution en acte a été la négation permanente de la doctrine et des principes définis avant 1917, auxquels, pour cette raison même, il serait inutile de se rapporter, sinon à l’occasion pour y retrouver les germes de l’autoritarisme bolchevique.
À cette fin, il faut s’interdire d’imposer une hiérarchie préétablie, quelle qu’elle soit, entre les « discours majeurs » de Lénine (ouvrages, brochures, rapports présentés au congrès du parti et de l’Internationale communiste, ou autres) et ses « discours mineurs » (articles de circonstance, correspondance, télégrammes, instructions et ordres divers). Le décentrement du regard vers les marges orientales de la Russie requiert corrélativement de bousculer le panthéon des grands protagonistes, et souvent adversaires, de Lénine, d’éclipser certains des plus illustres d’entre eux pour mettre au premier plan des acteurs habituellement jugés de second rang, voire presque inconnus, tels que, on le verra, Akhmet Zeki Validov, Tourar Ryskoulov, M. N. Roy, Georgui Safarov et quelques autres. Ceci n’est pas un livre d’histoire au sens disciplinaire, l’usage de documents d’archive y est réduit et la source principale est, on ne peut plus conventionnellement, les 45 tomes des Œuvres de Lénine en français. Mais ce n’est pas non plus un essai purement théorique, ni même à proprement parler une contribution à l’histoire des idées politiques, quoique les deux premiers chapitres, considérés isolément, ressortent encore de ce genre. La manière la plus adéquate de résumer le style ce travail dans sa globalité est sans doute de le décrire comme une enquête, fondamentalement inachevée, sur la force des idées dans l’histoire, et ses limites.
Notre espoir est enfin qu’en dépit du gouffre qui nous sépare, non seulement temporellement, un siècle déjà, mais aussi politiquement et même culturellement, de l’expérience révolutionnaire soviétique, une telle rétrospection puisse également nourrir, modestement, les réflexions des mouvements et des organisations de la gauche radicale – du moins ceux qui n’ont pas entièrement jeté 1917 aux oubliettes – sur leur propres relations aux luttes autonomes des minorités non-blanches, en France et ailleurs, dont l’élan semble irrésistible. À ceux de toutes obédience qui persistent à croire, malgré les leçons de l’histoire, que le communisme adviendra à la suite d’une grande insurrection color-blind ou d’une « convergence » spontanée des luttes qui éradiqueront, comme par un coup de baguette magique, les rapports de pouvoir postcoloniaux et raciaux-« nationaux », aussi sédimentés soient-ils, et sans même qu’il y ait eu à les penser, ce livre voudrait apporter un démenti cinglant. Mais nous n’inventons rien : ce démenti, c’est celui-là même qu’opposait Lénine ceux dont le chauvinisme se dissimulait sous le paravent de l’internationalisme le plus « pur », la mentalité impériale-coloniale sous le masque du communisme. Jusqu’où Lénine est-il parvenu dans la tâche qu’il savait impérieuse, mais ô combien périlleuse, de décolonisation de la révolution elle-même ? C’est à cette question que ce livre tente de répondre.
Matthieu Renault : L’empire de la Révolution – Lénine et les musulmans de Russie
Editions Syllepse, Paris 2017, 148 pages, 10 euros
Matthieu Renault
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