Préface
L’introduction écrite par Marcel Liebman pour la première édition du Léninisme sous Lénine est datée de septembre 1972. L’ouvrage a donc été rédigé dans les deux années qui précèdent et il convient de s’interroger en premier lieu sur le contexte historique et politique du début des années 1970 qui a donné naissance à ce travail. Cette interrogation peut permettre sans doute de mieux éclairer les intentions de l’auteur que ce qu’il en a dit lui-même explicitement. D’emblée, Marcel Liebman précise qu’il juge impossible d’écrire sur Lénine et le léninisme en se cantonnant à un « débat académique » et que la situation impose de « poser, ouvertement ou non, un choix politique dans des affrontements politiques ». Et il présente le panorama de la littérature sur le sujet marqué, à l’échelle internationale, par un « manichéisme grossier » opposant, à l’Est, le « phénomène de sacralisation » de Lénine devenu « l’objet d’un culte peu propice à son étude sérieuse » et, à l’Ouest, un parti pris hostile symétrique du précédent, une « légèreté et une partialité » inconcevables sur d’autres sujets. On notera cependant que le climat idéologique dont il est question constitue une constante de la guerre froide et non un trait spécifique du début des années 1970. C’est ailleurs qu’il faut chercher celui-ci, dans une supposée actualité renouvelée du léninisme en lien avec le surgissement d’une nouvelle gauche dans la foulée de mai 1968 : « le léninisme a cessé d’être seulement un objet d’études historiques ou d’exégèses apologétiques et quasi religieuses. Il est un des faisceaux les plus éclairants pour l’observation des phénomènes politiques contemporains. L’Europe occidentale elle-même, qu’il y a peu encore on croyait assoupie dans une satisfaction engourdie et confortable, a vu réapparaître depuis 1968 une nouvelle gauche au tempérament radical et à vocation révolutionnaire, pour qui l’obsession du léninisme – authentique ou mythique, référence ou repoussoir – est à présent patente ».
Mais quels phénomènes politiques d’alors, une reprise de l’étude du léninisme permettait-elle d’éclairer ? Il y a là une ambiguïté, peut-être voulue, dans l’expression de Marcel Liebman. Pour la plupart des communistes de cette époque, toutes variantes confondues, le « marxisme-léninisme » - c’est-à-dire le marxisme complété et enrichi par l’apport théorique de Lénine – donnait la clé permettant d’expliquer tous les phénomènes de l’univers et de s’y orienter. Or prenons la plupart des apports théoriques généralement attribués à Lénine : son analyse du développement du capitalisme en Russie et sa critique de la philosophie sociale du populisme, sa vision d’une révolution bourgeoise dirigée contre la bourgeoisie et couplée à une révolution paysanne débouchant sur un capitalisme démocratique « à l’américaine », sa théorie de l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, et de la prédominance corrélative de l’opportunisme au sein du mouvement ouvrier, sa théorie de l’Etat et de la dictature du prolétariat, présentée comme un « demi-Etat » en voie de dépérir et susceptible d’être administré par n’importe quelle cuisinière sachant lire, écrire et compter, voire même les idées de l’improbable « Lénine philosophe » exaltées par Louis Althusser. Leur présentation et leur examen sont soit absents, soit à peine effleurés dans les centaines de pages que Marcel Liebman consacre à l’étude du léninisme. Il n’y a à cela que deux exceptions qu’il a au contraire étudiées tout au long : la conception du parti révolutionnaire et la conception de la stratégie révolutionnaire. Ou plutôt, faut-il rectifier immédiatement, les conceptions successives du parti révolutionnaire et de la stratégie révolutionnaire que Lénine a défendues dans le mouvement révolutionnaire russe ou, mieux encore, non seulement les théories mais aussi les pratiques successives agencées par Lénine en matière d’établissement, de fonctionnement et de rayonnement du parti, d’une part, d’étapes, de formes et de modalités de l’action révolutionnaire, de l’autre.
Le choix de Marcel Liebman était donc celui du léninisme conçu avant tout comme théorie (et pratique correspondante) du parti révolutionnaire et comme stratégie politique de l’action révolutionnaire. Et ce choix se justifiait, d’après lui, par la caractéristique déterminante d’un phénomène politique nouveau après 1968, auquel il accordait une grande importance : l’apparition d’« une nouvelle gauche au tempérament radical et à vocation révolutionnaire ». Quelle était la caractéristique essentielle de celle-ci ? « L’obsession du léninisme ».
Marcel Liebman désignait ainsi d’une formule ramassée un fait historique qui n’a pas encore été étudié sous tous ses aspects quarante-cinq ans plus tard : le processus très rapide par lequel la frange la plus politique (à distinguer de la frange culturelle, de celle ayant rapport aux mœurs et au mode de vie) des mouvements de jeunesse contestataire de la fin des années 60 [1] s’est majoritairement « léninisée », c’est-à-dire s’est trouvée complètement captée et obnubilée par l’objectif de mettre sur pied un parti révolutionnaire sur le modèle léniniste. Il s’est agi là d’un phénomène synchronisé et généralisé dans tous les pays industrialisés traversés par la contestation des années 60. La majorité des protagonistes les plus politiques, les plus militants de ces mouvements allaient se répartir entre les innombrables organisations, fractions et sous-fractions des deux grandes mouvances « trotskyste » et « marxiste-léniniste » qui se considéraient (et se vivaient) chacune comme le noyau du futur parti révolutionnaire du prolétariat de type léniniste. Simultanément leur discours se moulait complètement dans une sémantique et une grammaire politique léninistes, avec les accentuations propres à chaque variante.
Ce qui s’est passé en ce début des années 1970 se conformait entièrement à l’avertissement lancé par Marx au début du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, où il visait alors les révolutionnaires français de 1848 : « La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. C’est au moment précis où ils semblent occupés à se transformer eux-mêmes et à bouleverser la réalité, à créer l’absolument nouveau, c’est justement à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent anxieusement et appellent à leur rescousse les esprits des ancêtres, qu’ils leur empruntent noms, mots d’ordre, costumes, afin de jouer la nouvelle pièce historique sous cet antique et vénérable travestissement et avec ce langage d’emprunt » [2]. Beaucoup de militants d’alors possédaient ce livre de Marx dans leur bibliothèque, mais ils ne l’avaient pas lu ou, en tout cas, n’avaient pas médité son injonction : « La révolution sociale du XIXe siècle ne peut puiser sa poésie dans le passé, mais seulement dans l’avenir. Elle ne peut commencer avec elle-même avant de s’être dépouillée de toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures eurent besoin de réminiscences empruntées à l’histoire universelle pour s’aveugler elles-mêmes sur leur propre objet. La révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts, pour atteindre son propre contenu. » [3].
Le reflux de la vague commença dès 1976. La grande majorité des organisations « trotskystes » et « marxistes-léninistes » disparurent ou végétèrent sous forme de sectes groupusculaires. Quelques-unes formèrent l’ossature d’un courant d’extrême-gauche toujours présent quoique resté fort minoritaire. Dans trois cas seulement , après bien des vicissitudes, elles donnèrent naissance à des formations politiques représentatives, mais très éloignées du modèle initialement visé [4].
Cet épisode de l’histoire politique resterait incompréhensible sans un facteur qui relève de la psychologie collective : le désir de s’identifier à Lénine manifesté par un grand nombre de chefs ou aspirants chefs de ces groupes, le mimétisme marqué dont ils faisaient preuve dans leur style politique et d’écriture, leur goût immodéré pour la polémique et la chasse aux hérésies, l’obsession mise à légitimer leur position dirigeante par la faculté d’exprimer l’énoncé théorique adéquat à tout propos et même hors de propos …
Il a existé, en outre, une variété de ce psittacisme dans le monde académique, parmi les intellectuels marxistes attachés à la posture prétendument léninienne du « combattant de la lutte de classes sur le front de la théorie ou de la philosophie ». Cornelius Castoriadis en parlait avec une férocité salutaire : « Ce qui distingue, bien évidemment, Lénine ou Trotsky des althussers, balibars et autres elleinsteins [sic : les minuscules sont de Castoriadis], c’est qu’ils ne se payaient pas de mots. Il y a une existence politique de l’homme d’Etat véritable - fût-il totalitaire - impossible à confondre avec l’inexistence politique des fonctionnaires idéologiques nécessiteux. Elle est du même ordre que la différence entre Ava Gardner et la vieille fille disgracieuse qui se consume en rêveries où elle est Ava Gardner » [5].
Issu de cette conjoncture, l’étude de Marcel Liebman s’inscrit dans une démarche tout à l’opposé. D’abord, parce que comme il l’avait écrit dans un article à l’occasion du centenaire de Lénine : « En ce domaine, plus qu’en tout autre, contre ses adversaires, cela va de soi, mais bien souvent aussi contre ses camarades, il [...] faut faire œuvre démystificatrice et sans complaisance pour personne, tenter de rétablir, ou d’établir, la vérité de Lénine et du léninisme » [6]. La première condition d’une étude sérieuse, c’est de séparer le léninisme mythique et le léninisme authentique. Le Lénine de Liebman est arraché à l’emprise des mythes, non seulement au culte pseudo-religieux qui régnait à Moscou d’un « Lénine momifié, Lénine déifié, Lénine béatifié, Lénine travesti en bouddha, en saint homme, en prophète et en démiurge », mais plus généralement à toute « propension à l’idéalisation [qui] conduit à évacuer les problèmes par la référence à un passé plus ou moins mythique » [7]. On y trouve donc forcément une volonté d’exposer Was Lenin wirklich sagte pour reprendre le titre d’un essai paru en 1969 des oppositionnels communistes autrichiens Ernst Fischer et Franz Marek [8] – et aussi, dans une certaine mesure, ce qu’il a vraiment fait. C’est pourquoi Liebman ne dissimule ou n’atténue rien. Ainsi par exemple, après avoir noté que pour Lénine l’esprit partisan n’était pas « en toutes occasions un impératif absolu » et qu’il savait le sacrifier aux impératifs de la lutte révolutionnaire, il module aussitôt cette affirmation : « cependant dans les années qui précèdent le déclenchement de la guerre, il devient l’homme de parti, l’homme du Parti, bloc monolithique et sans faille qu’il faut protéger de toutes les déviations. Pour y parvenir, les déchirements de l’exil aidant, et devant la menace de la dispersion et de la débandade, tous les moyens sont bons, toutes les méthodes permises. … Provoquer la haine, le dégoût, le mépris. Mener une lutte exterminatrice [9]. Ce n’était pas là un défi jeté à des adversaires dans le feu d’un débat, mais une règle de conduite effectivement et systématiquement suivie ». De tels « traits de sectarisme » étaient appelés à un brillant avenir. Ils allaient non seulement imprimer leur « marque au bolchevisme », mais deviendront pour l’ensemble du mouvement communiste dans le monde « non seulement une source d’inspiration, mais un code de lois et un modèle ». Historiquement, « le stalinisme, qui n’a pas tout innové, reprendra l’héritage du léninisme, [et] y trouvera, entre autres, ce sectarisme ».
En deuxième lieu, le travail de Liebman s’inscrit à contre-courant du léninisme ambiant par la mise en évidence de la « double carence » qui ressort du bilan de l’œuvre de Lénine et qui porte précisément sur les points les plus importants de son héritage aux yeux de la gauche radicale de l’après 1968 : l’échec à « créer l’instrument capable d’abattre le capitalisme dans les sociétés industrielles avancées » et l’échec à « organiser et développer une démocratie et une culture socialistes ».
Certes Lénine avait réussi à créer un parti qui fut capable de prendre et de conserver le pouvoir au cours de la deuxième révolution russe. Liebman montre à quel point la plus grande partie de ses efforts pendant vingt ans, de 1897 à 1917, a été vouée l‘établissement et à la consolidation de ce parti. Il montre – c’est même le sujet auquel il consacre les plus longs développements – comment Lénine au cours des années révolutionnaires de 1905 d’abord, de 1917 ensuite, avait dû batailler, à la fois au sein et à l’encontre de son propre parti, contre les idées, les attitudes, les structures ou les hommes qui freinaient le déploiement de l’activité des masses, leurs formes d’auto-organisation, leurs poussées insurrectionnelles et finalement la révolution elle-même. Selon la forte expression de Liebman, ce n’est que « secoué et presque violenté par son fondateur » que le parti de Lénine devint le parti de la Révolution. Mais de cette expérience historique du rapport complexe, souvent déséquilibré, parfois contradictoire que le parti censément d’avant-garde entretient avec le mouvement populaire et ses formes spontanées d’action et d’organisation, force est de constater que le léninisme n’a jamais pu retirer un enseignement et encore moins le transmettre. Dans le petit livre que Lénine a écrit en 1920 pour mettre à la disposition des communistes du monde entier les leçons de l’expérience russe, dans ce manuel de stratégie et de tactique nourries de dialectique révolutionnaire, on ne trouve, lorsqu’il aborde le thème des relations entre les chefs, le parti, la classe et les masses que les plates banalités que voici : « Tout le monde sait que […] les classes sont dirigées, ordinairement, dans la plupart des cas, du moins dans les pays civilisés d’aujourd’hui, par des partis politiques ; que les partis politique sont, en règle générale, dirigés par des groupes plus ou moins stables de personnes réunissant le maximum d’autorité, d’influence, d’expérience, portées par voie d’élection aux fonctions les plus responsables, et qu’on appelle les chefs. Tout cela n’est que l’abc. Tout cela est simple et clair. Pourquoi a-t-on besoin d’y substituer je ne sais quel charabia, je ne sais quel volapük ? » [10]
Deux ans tard, au 4e congrès de l’Internationale communiste en novembre 1922, Lénine jugeait illisibles, « trop russes », « incompréhensibles pour les étrangers », inapplicables, les thèses adoptées sans discussion qui proposaient un blueprint universel du modèle du parti bolchevique et il appelait ses auditeurs à étudier et à assimiler par eux-mêmes « une bonne tranche d’expérience russe » [11]. Cinquante ans plus tard, la conclusion de Marcel Liebman était sans appel : « Les faits sont patents : les sociétés industrielles avancées ne possèdent toujours pas la force révolutionnaire capable d’arracher le pouvoir à ses détenteurs capitalistes et le modèle léniniste n’a jamais démontré à cet égard son efficacité ».
En ce qui concerne la démocratie socialiste, le travail de Liebman est affecté d’une difficulté qu’il admet sans rechigner. En envisageant le léninisme au cours des premières années de la Russie soviétique, il examine successivement l’Etat, le Parti et la société. Or cette priorité accordée à l’examen des institutions politiques, motivée par des raisons de méthodologie, a l’inconvénient d’occulter en bonne partie le fait que « la nature des institutions, l’évolution de l’Etat et de ses organes, la puissance réelle de chacun d’entre eux […] sont commandées, fondamentalement, par les mouvements de la société elle-même ». L’histoire sociale de la révolution russe, dont Marc Ferro a été le pionnier en France, permet aujourd’hui de considérer cette question selon des perspectives renouvelées. Liebman jugeait que la première période de la Russie soviétique présentait des traits profondément contradictoires du point de vue de la démocratie socialiste, un déploiement parallèle d’initiatives de la base et de formes d’autogouvernement locales et d’une centralisation autoritaire et répressive au sommet. Dès l’automne 1918, moins d’un an après la victoire de l’insurrection d’octobre, le « pouvoir des soviets » n’était plus que nominalement entre les mains de soviets. Dans leur manuel de vulgarisation l’ABC du communisme, les bolcheviks Boukharine et Preobrajenski reconnaissaient franchement « Nous vivons sous le régime de la dictature militaire du prolétariat ». Lequel régime était aussi une « dictature policière du prolétariat », incarnée dans la toute-puissante Tcheka dont Victor Serge, qui l’a côtoyée de près, estimait qu’elle représentait « un Etat dans l’Etat, à l’abri du secret de guerre et des procédures mystérieuses … Ne se consacraient volontiers et obstinément à ce travail de la ‘‘défense intérieure’’ que des caractères soupçonneux, rancuneux, durs, sadiques … Les Tchekas formaient inévitablement des dépravés enclins à voir la conspiration en toutes choses et à vivre eux-mêmes au sein d’une conspiration permanente » [12].
Marcel Liebman retrace sans fioritures la liquidation du pluralisme politique et des libertés de tous les courants politiques en dehors du parti bolchevik. Sans la justifier, il tend pourtant à l’expliquer comme l’effet des circonstances (l’effondrement militaire de la Russie, la ruine de l’économie, l’intervention étrangère, les divers soulèvements ou complots contre-révolutionnaires) et il rejette clairement les vues qui y voient avant tout un produit de l’idéologie révolutionnaire des bolcheviks et d’un projet préétabli de dictature totalitaire. Des approches historiques plus récentes, comme celle d’Alexander Rabinowitch [13], permettent de dépasser l’une et l’autre thèse, en exposant comment, dans les circonstances données, c’est l’issue des affrontements politiques répétés, opposant les bolcheviks radicaux menés par Lénine et Trotsky et les bolcheviks modérés, autour du choix et des dangers d’un pouvoir exclusivement bolchevique, qui a déterminé la mise sur pied d’un système politique ultra-autoritaire et l’extension de la répression et de la terreur rouge. Le rôle moteur joué par Lénine dans ce sens est indiscutable. Trotsky dans les souvenirs publiés en 1924, immédiatement après la mort de Lénine, en témoigne abondamment : Suppression de la peine de mort ? « Sottises, sottises, répétait-il. Croit-on que l’on puisse faire une révolution sans fusiller ? » Existence d’une presse d’opposition ? « Est-ce que nous n’allons pas museler toute cette canaille ?, demandait constamment Vladimir Ilitch. Dieu me pardonne, est-ce donc ça la dictature ! » Recours à la terreur contre les ennemis de classe ? « Mais, où la voyez-vous, notre dictature ? Mais, montrez-la ! Ça, une dictature ? Mais c’est de la bouillie pour les chats ! » [14] Il est tout aussi risible de chercher à édulcorer cette réalité par des anecdotes révélant l’humanité et l’esprit de compassion de Lénine que de la noircir par des récits terrifiants sur son indicible cruauté.
Dans sa conclusion Martel Liebman, consacre de nombreuses pages nuancées au rapport et à la différence entre le léninisme et le stalinisme. Partielle continuité institutionnelle : « La naissance de la bureaucratie communiste est antérieure à l’apparition et à l’augmentation de l’influence de Staline. Celle du monolithisme l’est également et la responsabilité de Lénine lui-même est, en cette matière cruciale, incontestablement et lourdement engagée ». Profonde différence humaine et politique : non seulement Lénine n’a jamais aspiré à la dictature personnelle, mais « dans ses méthodes de gouvernement, il se différencie absolument de l’homme qui lui succéda ». Mais au-delà du jeu des similitudes et des oppositions, il faut, reconnaît Liebman, questionner la « logique du système » et ses effets. Interrogation légitime, nécessaire, mais à laquelle il exclut d’apporter une réponse définitive : « Il est impossible de prouver quoi que ce soit au-delà de la mort de Lénine sur ce qu’eût pu devenir la Russie soviétique sous sa direction ». Une seule chose est assurée, assure-t-il aux néo-léninistes : « [Lénine] ne réussit pas à résoudre les problèmes de la dictature du prolétariat et de la démocratie socialiste. Il est même très douteux qu’il les ait jamais posés correctement ».
Cornelius Castoriadis, dans un article sur l’expérience du mouvement ouvrier datant de l’époque de Socialisme ou barbarie, notait un point méthodologique extrêmement important. Il faut dégager dans l’histoire de celui-ci un point de vue structurant à partir duquel toute la matière sera comprise et dotée de sens : « cette notion est le centre privilégié, le point focal qui nous permet d’organiser toutes les perspectives et de tout revoir d’un œil neuf. Sans elle, tout devient chaos, constatation fragmentaire, relativisme naïf, [histoire] empirique » [15]. Marcel Liebman a pleinement répondu à cet impératif dans les deux premières parties de son livre. Quelles que soient les vicissitudes et les péripéties avant la révolution de 1917, « ce qui, en dernière analyse, l’emporte dans le léninisme, c’est que, du point de vue de l’organisation comme du point de vue de la stratégie, il est entièrement et fondamentalement orienté vers le projet révolutionnaire, vers une perspective qui le domine entièrement et qui n’est autre que la Révolution, c’est-à-dire la prise du pouvoir par le soulèvement armé. C’est ce qui donne à son œuvre et à sa carrière une cohérence et une unité ». Cette perspective permet une compréhension unifiée de la personnalité historique de Lénine, « non seulement un théoricien de l’organisation et un praticien méticuleux de l’action politique, mais encore et surtout fondamentalement un révolutionnaire. L’esprit de révolution inspire ses calculs et enflamme son imagination ; l’attente de la révolution, la certitude de son inéluctabilité expliquent une intransigeance que la rupture avec les mencheviks a encore renforcée. Cet engagement révolutionnaire est, chez lui, celui de l’intelligence et celui de la passion ».
Sur ce plan, Lénine est l’héritier de l’intelligentsia russe du XIXe siècle, de la valeur éthique supérieure et même transcendante que celle-ci attribuait à l’idée de révolution. Tibor Szamuely a très bien dépeint cette tradition : « la principale contribution de l’intelligentsia russe à notre échelle moderne des valeurs est son culte de la révolution, son idéalisation de l’action révolutionnaire, sa glorification du ‘‘combattant de la révolution’’, héros populaire de notre époque » [16].
Marcel Liebman a pu trouver là la clé permettant de déverrouiller le vieux débat entre ceux qui voyaient en Lénine le servant docile de dogmes théoriques, d’une utopie rigide ou même d’une sotériologie profane [17] et ceux qui trouvaient en lui un modèle de pur pragmatisme révolutionnaire, comme le pensait le grand écrivain américain Edmund Wilson, selon qui Lénine cherchait en permanence à exploiter les opportunités révolutionnaires du moment, puis fournissait une justification théorique après coup de ses choix. [18] Pour Liebman, il y a évidemment chez Lénine une « sensibilité tactique » et un « refus de se laisser enfermer dans des principes ». Mais, plus essentiellement, il découvre chez lui une « souplesse » théorique qui se représente le marxisme comme une construction en mouvement, en fonction des transformations de la société : « Notre doctrine, disait Engels de lui-même et de son célèbre ami, n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action. Cette formule classique souligne avec force et de façon saisissante cet aspect du marxisme que l’on perd de vue à tout instant. Dès lors, nous faisons du marxisme une chose unilatérale, difforme et morte ; nous le vidons de sa quintessence, nous sapons ses bases théoriques fondamentales –- la dialectique, la doctrine de l’évolution historique, multiforme et pleine de contradictions ; nous affaiblissons son lien avec les problèmes pratiques et précis de l’époque, susceptibles de se modifier à chaque nouveau tournant de l’histoire.
Or, de nos jours précisément, parmi ceux qu’intéressent les destinées du marxisme en Russie, on rencontre très fréquemment des gens qui perdent de vue cet aspect du marxisme. Pourtant, tout le monde se rend compte qu’en ces dernières années la Russie a traversé de brusques tournants qui modifiaient avec une rapidité vraiment étonnante la situation, la situation sociale et politique qui détermine d’une manière directe et immédiate les conditions de l’action et, par conséquent, les tâches de cette action. […]. Les tâches de l’action immédiate se sont très nettement modifiées pendant cette période, de même que la situation sociale et politique concrète ; dès lors, des aspects différents du marxisme, qui est une doctrine vivante, ne pouvaient pas ne pas apparaître au premier plan » [19].
Marcel Liebman a donc réussi à organiser l’exposition du léninisme jusqu’en 1917 à partir de ce « centre privilégié » qu’est la perspective révolutionnaire. En revanche, pour le léninisme au pouvoir, il n’est pas parvenu à dégager un tel point focal. On ne peut se contenter d’affirmer que Lénine misait sur la venue de la révolution mondiale pour tirer d’affaire la révolution russe. C’est incontestable et le recours plus ou moins réfléchi à des coups d’audace fait partie de l’arsenal du léninisme. Le seul document inédit vraiment intéressant exhumé des archives après la disparition de l’URSS est un rapport secret présenté par Lénine, le 22 septembre 1920, devant la IXe Conférence du Parti communiste russe. Il y justifie la récente offensive militaire de l’Armée rouge en Pologne, qui s’acheva par une déroute, par la nécessité de sonder les dispositions révolutionnaires du prolétariat de Varsovie « au cas où … » L’espoir en la révolution mondiale est incontestable mais n’épuise pas la question et dès février-mars 1918, souligne Marcel Liebman, on voir déjà poindre chez Lénine le ton d’un « réalisme désabusé » : « les briques qui serviront à bâtir le socialisme ne sont pas encore faites ».
Que faire alors, au-delà des impératifs de survie ? Où trouver l’unité et la cohérence dans la pensée et l’action de Lénine, à travers tous les tournants de celle-ci, au cours des cinq à six années où il exerça le pouvoir ? On ne trouvera pas vraiment de réponse à cette question dans le livre de Marcel Liebman. Pour tenter d’y répondre, il aurait peut-être pu s’attarder sur un témoignage qu’il a choisi d’ignorer dans les Mémoires de Victor Serge (par ailleurs fréquemment citées) : « Lénine, en ces journées noires [du printemps 1921], dit textuellement à l’un de mes amis : ‘‘C’est Thermidor. Mais nous ne nous laisserons pas guillotiner. Nous ferons Thermidor nous-mêmes !’’ » [20].
Thermidor désigne le moment de la chute de Robespierre et du règne de la Terreur et de l’infléchissement modéré du cours de la Révolution française qui s’exprimera à travers le gouvernement du Directoire. Pour les marxistes russes, obnubilés par les analogies avec la Révolution française [21], Thermidor désigne la perspective ou la possibilité d’une victoire politique et sociale de la contre-révolution en Russie même (en dépit de la victoire militaire remportée contre les Blancs). Et Lénine d’envisager la possibilité que, pour se maintenir au pouvoir, les bolcheviks réalisent eux-mêmes le Thermidor russe, qu’ils deviennent en somme leurs propres thermidoriens.
Une fois le pouvoir conquis, il ne faut jamais l’abandonner. Quel que soit le prix à payer en termes de concessions, d’abandon ou de reniements des principes et des objectifs initiaux. Telle pourrait être la maxime directrice de Lénine après 1917. Le vieil avertissement lancé par son maître Engels en 1850 était lettre morte pour lui : « C’est le pire qui puisse arriver au chef d’un parti extrême que d’être obligé d’assumer le pouvoir à une époque où le mouvement n’est pas encore mûr pour la domination de la classe qu’il représente et pour l’application des mesures qu’exige la domination de cette classe (…) Il se trouve ainsi nécessairement placé devant un dilemme insoluble : ce qu’il peut faire contredit toute son action passée, ses principes et les intérêts immédiats de son parti et ce qu’il doit faire est irréalisable (…) Quiconque tombe dans cette situation fausse est irrémédiablement perdu » [22].
Marcel Liebman, lui, voulait malgré tout voir « l’authenticité de son aspiration démocratique » dans le « dernier combat » livré par le dirigeant soviétique à « l’arbitraire nationaliste et bureaucratique » : « la grandeur de Lénine ne réside pas dans son triomphe, mais bien davantage dans cette fin tourmentée, combattante et presque désespérée ».
Le dernier mot de l’histoire restait au tragique.
Jean Vogel