Le centenaire de la mort de Vladimir Ilitch Oulianov (1870-1924), ce 21 janvier, ne fera-t-il frissonner que de vieux nostalgiques impénitents de l’Union soviétique ? Ou – mieux ou pire ? – les fans d’un chanteur français s’époumonant « Lénine réveille-toi, ils sont devenus fous », sur une musique pompière ? À en juger par plusieurs publications récentes, le fondateur du parti bolchevik suscite en fait un intérêt renouvelé auprès de milieux intellectuels et militants actifs dans les luttes contemporaines.
Le silence, sinon la gêne, avaient pourtant recouvert depuis plusieurs décennies le nom et la figure du révolutionnaire russe. Les communistes eux-mêmes, qui diffusaient autrefois ses Œuvres complètes, avaient cessé d’en parler. Dans le hors-série de L’Humanité consacré à Lénine, l’historien Guillaume Roubaud-Quashie suggère qu’il s’est mêlé une occultation tactique au vu du bilan accablant des régimes soviétiques, une volonté plus stratégique d’« expurger le communisme du bolchevisme », mais aussi, tout simplement, l’évanouissement des forces intellectuelles mobilisables par un parti en déclin.
Buste et statue de Lénine au musée du parc Grūtas en Lituanie, 15 juillet 2023. © Artur Vidak / NurPhoto via AFP
Le passage du temps, ainsi que les différences flagrantes entre la Russie de 1917 et nos sociétés occidentales après quarante ans de néolibéralisme, ont aidé à l’émergence d’une approche dépassionnée de Lénine, qui ne vire ni à l’hagiographie ni à la démonisation. Avec la disparition de l’opportunité ou du risque (selon les points de vue) d’une répétition de la geste léninienne, ont émergé des travaux rigoureux, qui documentent le contexte dans lequel Lénine et ses camarades ont fait leurs choix, et interprètent leur trajectoire.
Dans Lénine, une enquête historique (
Contre les lectures dominantes énumérant les ruptures successives qu’auraient accomplies Lénine et ses compagnons, Lih affirme qu’ils seraient restés fidèles, dans des circonstances changeantes, à « une tactique fondamentale » : la formation d’« un gouvernement révolutionnaire fondé exclusivement sur les ouvriers et les paysans et résolu à contrecarrer les tentatives des libéraux anti-tsaristes d’interrompre la révolution bien avant qu’elle n’arrive “à son terme” ».
Le retour de la question du pouvoir
L’intérêt actuel pour Lénine dépasse cependant largement la curiosité érudite à son égard. Il existe bien un retour en grâce authentiquement politique, qui traduit des préoccupations stratégiques quant à la prise du pouvoir et à l’impératif organisationnel.
Ces préoccupations avaient été passablement occultées, que ce soit dans les mouvements sociaux les plus marquants de ces dernières décennies (l’altermondialisme et les « mouvements des places ») ou dans la pensée critique. L’intellectuel trotskiste Daniel Bensaïd avait ainsi dû ferrailler, en son temps, avec des philosophes comme Antonio Negri ou John Holloway, qui estimaient que l’émancipation ne passerait plus par l’affrontement avec les appareils étatiques dans le but d’en prendre le contrôle.
« Il y a fort à craindre, répliquait Bensaïd, que la multiplication des “anti” (l’anti-pouvoir d’une anti-révolution et d’une anti-stratégie) ne soit en définitive qu’un piètre stratagème rhétorique, aboutissant à désarmer (théoriquement et pratiquement) les opprimés, sans briser pour autant le cercle de fer du capital et de sa domination. » Aujourd’hui, la réflexion sur les voies concrètes du dépassement de la logique capitaliste est relancée depuis diverses traditions intellectuelles.
L’exergue choisie pour l’ouvrage Découvrir Lénine (Éditions sociales, 2024), de Marina Garrisi, introduction pédagogique à cet auteur de milliers de pages, n’est pas anodine. Elle édicte que « le problème fondamental de toute révolution est celui du pouvoir ». Dans l’introduction, l’autrice exprime son intérêt pour une figure qui « cherche à mettre en mouvement les masses, par la force critique de ses polémiques, la clarification conceptuelle d’un problème [ou] la recherche d’un bon mot d’ordre ».
Membre de Révolution permanente, une des rares organisations politiques en France à se reconnaître dans la pensée de Lénine, Marina Garrisi explique à Mediapart que ce dernier « est utile parce qu’il permet de s’inscrire en faux contre les mouvements autonomes, destituants, tout en permettant d’envisager la prise du pouvoir autrement qu’au sens électoraliste ou institutionnel ».
« La gauche est parfois bien obligée de reconnaître le rôle exceptionnel que le parti bolchevik a joué dans l’histoire,poursuit-elle, car il a œuvré à la seule révolution socialiste victorieuse de l’histoire. Mais aujourd’hui, elle délaisse la question organisationnelle, celle du parti, comme si celle-ci était inactuelle. À Révolution permanente, la conception de Lénine du parti comme “opérateur stratégique” est aux antipodes du “mouvement gazeux”. Si on pense que la politique ne se réduit pas au cadre des institutions bourgeoises, il faut une organisation de combat. »
Proche de ce petit parti d’extrême gauche, l’économiste et philosophe Frédéric Lordon fait partie de ceux qui ont relégitimé la référence à Lénine pour penser un affrontement sans merci avec la logique du capital. Dans Vivre sans ? (La Fabrique, 2019), un ouvrage critique des prétentions à construire des alternatives uniquement « par le bas », mais aussi des illusions réformistes, il alertait sur le « point L » (comme Lénine), c’est-à-dire le moment où l’accession au pouvoir d’une véritable gauche provoquerait « l’entrée en guerre du capital, immédiate, à outrance ».
Encore récemment sur son blog, il affirmait : « On ne vient pas à bout de la domination bourgeoise dans le cadre des institutions qu’elle s’est données à elle-même. [...] Il n’y a pas trente-six forces capables d’en imposer à la bourgeoisie, à plus forte raison quand, exaspérée, toute moralité l’a abandonné. En réalité il n’y en a qu’une : la contre-attaque ouvrière dans la forme de la grève de masse enfin politisée. »
Andreas Malm, chercheur et activiste du climat connu pour son appel à « saboter les pipelines », a carrément suggéré qu’un « léninisme écologique » était nécessaire. Son argument porte sur l’ampleur des catastrophes écologiques en cours et la désastreuse inertie des ordres sociopolitique et productif. Le calendrier réformiste de leur transformation patiente et graduelle est selon lui « mis en lambeaux » par les forçages irréversibles du « système Terre ».
« Le moment est venu de sauver le cœur du projet bolchevik, déclarait-il en 2017 : pour empêcher la catastrophe, nous devons “viser directement une rupture violente avec le vieux système obsolète et l’accomplissement des progrès les plus rapides possibles” – la vitesse étant ici la dimension essentielle. Il y avait dans la politique de Lénine des liens très forts entre les catégories d’urgence, d’engagement et d’insurrection, et il devrait en être de même pour notre politique. »
Tandis qu’une sorte de néo-léninisme s’affirme donc comme antidote à une candeur stratégique ayant longtemps prévalu à gauche, la figure de l’intellectuel-dirigeant est perçue positivement au regard de la professionnalisation politique ayant gagné jusqu’à la gauche radicale.
« Alors qu’aujourd’hui, marxisme théorique et marxisme militant tendent à fonctionner comme deux mondes clos et séparés,regrette Marina Garrisi dans son livre, Lénine figure une pratique théorique exigeante, qui est indissociablement pratique politique et même pratique partisane. » Dans un ouvrage publié aux éditions Critiques, Que faire de Lénine ?, le philosophe Guillaume Fondu souligne pour sa part que « Lénine a incarné de façon particulièrement paradigmatique une certaine manière de réfléchir politiquement ».
À le suivre, son originalité réside « dans le rapport entre pensée et politique »,qui s’oppose à la figure moderne de « l’expert » entendant éclairer les débats. Pour Lénine, comme pour d’autres personnalités de ce début de XXe siècle, « il était évident qu’il devait exister un lien entre la capacité à diriger une organisation et celle de penser son présent ».
Cette politisation de la pensée permettrait de proposer « un scénario éventuel dont la situation initiale est notre présent actuel [...] et dont les étapes à venir seront le produit d’un certain nombre de circonstances “objectives” et d’une mobilisation ».
Cette tension entre le réalisme léniniste et la détermination à tenir ce scénario recoupe, pour Guillaume Fondu, celle qui se loge dans les notions d’« éthique de conviction » et d’« éthique de responsabilité » élaborées par le sociologue allemand Max Weber (1864-1920).
C’est donc d’abord sous l’angle politique que Lénine inspire de nouveau aujourd’hui. On ne peut pas dire la même chose de ses écrits économiques. Même pour la période dont il était contemporain, ses analyses sur les causes de l’impérialisme ont été invalidées. Dans un ouvrage récent, Benjamin Bürbaumer rappelle que « contrairement aux affirmations de Lénine concernant l’épuisement des viviers de consommation au centre [du monde capitaliste – ndlr], le niveau de consommation des travailleurs ouest-européens est à l’époque en augmentation ».