Même les intellectuels radicaux qui invoquent le communisme comme arme philosophique n’osent pas revenir sur les pas de Lénine (à l’exception de Slavoj Žižek [3] qui, par snobisme, se réclame de son autorité pour asseoir dignement son affirmation pure du politique). Dans la solitude de la revendication militante reste Daniel Bensaïd, qui est revenu à Lénine en combattant ses propres démons, pour en faire le point d’appui de nouvelles organisations politiques anticapitalistes aux ambitions populaires.
Crédit Photo. Vladimir Lénine prononçant un discours, à son arrivée à Saint-Pétersbourg, en 1917.
Pour le communisme sans douleurs prôné par l’autonomisme, comme pour le socialisme sans socialisme que la démocratie moderne produit à tout bout de champ, Lénine est un obstacle, une plaie, un fantôme. Car tant que la politique, comme la mer déchaînée, ramène sur le rivage des concepts tels que la stratégie, l’hégémonie ou les alliances, elle nous renvoie au langage politique inauguré par Lénine et son parti. Et cela a une résonance particulière en Amérique latine, où depuis l’inauguration du premier cycle anti-néolibéral dans les années 2000, le langage de la transformation sociale ne peut se passer du « moment de scission » léniniste. Alors que sous d’autres latitudes il sonne comme une vieille partition déjà épuisée, il est ici recyclé à tout bout de champ en de nouvelles mélodies.
Mais quel Lénine voulons-nous mettre en avant aujourd’hui ? Quel aspect, quel moment de l’histoire bolchevique nous faut-il privilégier ? Celui qui a su apprendre des masses au sein des soviets, celui de l’intransigeance sur les objectifs à atteindre conjuguée à la souplesse tactique et organisationnelle, celui de la lucidité et de la perspicacité dans les moments critiques de la prise du pouvoir ? Le Lénine libertaire de L’État et la révolution [4], celui qui dénonce à la fin de sa vie les tendances à la bureaucratisation du parti [5], ou au contraire celui qui méprise pendant des mois les soviets de 1905, celui des expulsions des bolcheviks extrémistes en 1910, celui qui a approuvé la scission avec les dirigeants allemands et italiens au sein de l’Internationale communiste et qui a interdit les fractions et les groupes dans ces journées si sombres et si particulières de 1921 [6] ? Le révolutionnaire démocrate et pluraliste, ou le conspirateur monolithique et autoritaire ?
La reconstitution historique est marquée par des conflits théoriques et politiques autour de son héritage. Ce qui m’intéresse ici en particulier, c’est de restaurer la figure du révolutionnaire qui ne se laisse pas réduire à une formule universelle, hors temps et hors lieu, ni ne tombe dans une normativité abstraite, mais qui poursuit ses objectifs à travers une analyse concrète de la situation concrète, et utilise pour ce faire les outils et les matières premières à sa disposition : la figure du créateur hétérodoxe qui pense par lui-même et qui, si nécessaire, fait table rase de tout ce qui est acquis, abandonnant à leur propre sort les « monastères socialistes ».
L’art de faire surgir l’imprévisible
Mais retrouver ce Lénine, son action, sa pratique, exige un travail de clarification rigoureux, un dépassement des préjugés et des croyances établies : il s’agit, en somme, de réviser toute une tradition. En particulier celle qui conçoit le parti comme un groupe de spécialistes professionnels situés « en dehors » du mouvement réel des masses et unis par une doctrine parfaitement cohérente, un groupe homogène dans ses procédures, absolument centralisé dans ses actions, procédant par consensus, et qui a fini par s’arroger la propriété incontestée des intérêts historiques de la classe ouvrière.
Qu’était le parti de Lénine (si impopulaire, si décrié, si malchanceux) ? Un groupe humain sans fissures, un corps compact et homogène dans son idéologie, sa tactique, ses principes, son organisation, et jusque dans ses mœurs ? Lénine n’avait-il pas déjà dit qu’« un millimètre de différence en théorie se transforme en kilomètres de distance en politique » ? Le parti de Lénine était-il un édifice monolithique à l’écart du mouvement socialiste national ? Qu’y avait-il de si spécial, de si original, dans l’apport de Lénine à la tradition socialiste qui l’avait précédé ?
Dans ses écrits, Marx a tendance à confondre, à intervertir ou à utiliser indifféremment les termes parti et classe, créant ainsi une identité sociale et politique entre l’un et l’autre. Cette identité classe/parti remonte au Manifeste communiste. Marx pensait que le développement organique du parti ouvrier ne pouvait être qu’immanent à la croissance de la force et de la conscience de classe, qui dépendait en fin de compte du processus de polarisation sociale provoqué par l’extension du capital et du machinisme. En ce sens, sa dialectique conçoit le prolétariat – et, par conséquent, la lutte des classes – comme la négation du capital déterminée par un rapport de force, son caractère révolutionnaire découlant directement de la subordination structurelle du travail au capital.
C’est précisément cette corrélation réciproque entre rapports sociaux et conscience de classe que Lénine remet en question, en introduisant des éléments « extérieurs » à l’immédiateté de la vie quotidienne du travailleur ou même à la spontanéité de la lutte syndicale de la classe. Lénine ne nie pas que la base d’une politique ouvrière repose sur l’extension du prolétariat et sur sa force sociale, mais il rejette l’idée plus ou moins convenue selon laquelle c’est cette pratique sociale sur les lieux de travail, à travers la lutte quotidienne, le « faire » quotidien du prolétariat, qui élèvera automatiquement sa conscience jusqu’à des objectifs socialistes.
La contribution de Lénine a été la radicalisation de l’autonomie politique en tant qu’espace d’articulation des intérêts historiques de classe lorsque l’exploitation sociale empêche ou bloque la véritable conscience de soi. Lénine ne confie pas aux intellectuels la tâche de représenter le prolétariat, il ne constitue pas un parti de l’intelligentsia bourgeoise « en dehors » de la classe. Le parti est composé non seulement d’intellectuels, mais aussi et surtout de travailleurs, qui participent au parti, comme le dit Gramsci, en tant qu’« intellectuels organiques ».
Pour Lénine, la pratique du travail, ou même la lutte immédiate, ne peut devenir une praxis réflexive et transformatrice que lorsque la théorie et l’organisation collective entrent en jeu. Si la base sociale de son programme reste la classe ouvrière, il est contraint de médiatiser cette relation en y intégrant les intellectuels, les alliances avec les autres classes et les nationalités opprimées. Ce faisant, il rejoint le concept d’hégémonie forgé un peu plus tard par Gramsci. Le gouvernail qui oriente sa stratégie, c’est la politique en tant qu’art de faire surgir l’imprévisible. Sans tirer pour autant de conclusions théoriques, il est contraint de séparer le programme de son caractère de classe, c’est-à-dire d’éviter de prêter à chaque classe un programme paradigmatique (prenons l’exemple du programme d’autodétermination des nationalités dominées dans l’empire tsariste : leur nationalisme pouvait servir à la fois la réaction et un programme démocratique socialiste mené par la social-démocratie, en fonction des alliances, et de l’articulation hégémonique).
Bien qu’il ne se soit jamais départi d’une vision plus « sociologique » de la construction des classes, il a, en grand stratège, eu l’intuition que les intérêts de classe ne dépendent pas de manière objective des positions au sein de la structure économique, mais qu’ils se définissent plutôt en termes d’« horizon d’action », c’est-à-dire qu’il existe une composante politico-culturelle. Aujourd’hui, nous dirions que les identités et les intérêts d’une classe dépendent aussi de son organisation politique, de sa tradition culturelle, de son répertoire d’action collective, du mouvement des autres classes et forces sociales, et de l’action de l’État. Finalement (et en rupture avec la conception que le 19e siècle se forge de la relation entre classe et conscience), nous dirions que la classe ouvrière n’est pas intrinsèquement révolutionnaire, ni même instinctivement révolutionnaire. Au contraire, elle est un sujet à construire.
Michael Mann [7] a clarifié cette tension au sujet de la classe ouvrière britannique. Si l’action collective de la classe ouvrière découle beaucoup plus directement de sa position structurelle – ce qui explique le pouvoir des syndicats –, en revanche ses objectifs politiques à long terme, son « horizon d’attente », pourrions-nous dire, dépendent des orientations et des interventions de cette classe dans le champ de sa propre action politique et de celui des autres classes et groupes. Mann ajoute que, dans l’Europe du 19e siècle, la solidarité et l’interdépendance en dehors du travail ont créé des communautés denses capables de développer une certaine autonomie ainsi qu’une organisation sociale et culturelle qui ont favorisé la formation de partis ouvriers et socialistes. Mais ils ne constituaient pas une classe unique et ne tendaient pas non plus à l’homogénéité, comme le pensait Marx.
En Angleterre, par exemple, la religion, les idées nationalistes et l’égalité morale protestante ont nourri les protestations des travailleurs, mais pas toujours avec une conscience de classe. La tradition des droits naturels, les idées de bien commun, de droit à la terre, convergent dans la revendication du suffrage universel et encouragent la diffusion du populisme et le radicalisme politique centralisé à l’échelle nationale. Le chartisme en est l’expression ; ses différentes fractions comprenaient de manières très différentes qui étaient leurs ennemis : les patrons, les rentiers paresseux ou l’État qui exploitait fiscalement les pauvres. La théorie de l’aristocratie ouvrière de Lénine ne pouvait expliquer la persistance de formes de conscience non révolutionnaires. Elle était simplement destinée à donner une explication plausible à un phénomène qu’il croyait passager : l’influence réformiste sur la majorité de la classe ouvrière.
Théoricien de la conjoncture
Lénine appelle « développement inégal » le décalage entre les tendances du capital et l’action politique, un concept qui lui permet de résoudre une faille qui, autrement, serait indépassable. Étant donné que les tâches politiques des révolutionnaires face à la monarchie russe différaient radicalement de celles qui s’imposaient en Occident, ce qui en résultait n’était pas « une copie ou un calque », mais une création unique. Le marxisme de Lénine est la « science du concret », et non un modèle universel. Il n’y a pas de recette qui puisse être « prescrite » au mouvement socialiste. C’est pour cette raison que le Que faire ?, malgré ce que beaucoup ont essayé d’en faire, se limite en réalité à une polémique très précise, sans effet réel à plus long terme que sur deux années et quelques, jusqu’à ce que la révolution de 1905 et la formation des soviets exigent de Lénine un traitement beaucoup plus « luxemburgiste [8] » de la question de la social-démocratie russe. Certes, « l’hyperpolitisme » pouvait engendrer de nouveaux dangers, dans la mesure où une conception dogmatique de la « rupture » entre la classe et le parti conduit à l’indépendance, et même à la subordination du mouvement au parti, et à la transformation du parti en représentant univoque et définitif de la classe, en dépositaire du savoir et de l’expérience, tel que nous l’avons connu dans la monstrueuse dégénérescence antisocialiste qu’a été le stalinisme.
Mais, en son temps, Lénine a rompu tous les fils qui reliaient le mouvement socialiste au fatalisme du développement économique. Il franchit le Rubicon en passant de la science du capital à l’art de la politique. C’est ainsi qu’est né le Lénine impatient, le Lénine des virages, celui des moments opportuns (le Lénine de « les sauts, les sauts, les sauts », dirait Daniel Bensaïd [9]), et qu’il a ouvert le champ à un marxisme politique qui laissait derrière lui les lois inéluctables de l’histoire. Produit de l’histoire convulsée de l’Europe du début du 19e siècle, de la Russie ravagée par la modernisation, la crise et la guerre, c’est un Lénine machiavélien qui se fait jour, tel qu’Althusser [10] lui-même l’identifie, qui invoque le Florentin pour redonner corps à la lutte des classes en tenant compte des déterminations structurelles.
On trouve chez Lénine une primauté de la pratique, de l’histoire vivante, partiellement déterminée par le passé mais ouverte à l’incertitude de l’imprévu. Pour Lénine, il y a des déterminations historiques et sociales des processus, et non une succession aléatoire d’événements. Mais l’histoire se fait aussi sur le mode du pari pascalien. Un pari, parce qu’il n’y a pas de Dieu (il s’est éclipsé) et qu’il n’y a pas de lois inéluctables : il y a une histoire ouverte, un engagement, qui signifie la confiance dans une certitude, mais toujours hantée par la possibilité du contraire. Lucien Goldmann avait dit que le marxisme continuait l’héritage pascalien, mais c’est Lénine plus que quiconque qui lui a donné une telle continuité [11].
En somme, Lénine est un théoricien de la conjoncture. Et, pour lui, une bonne analyse de la conjoncture exige un examen détaillé qui permette de passer des problèmes structurels aux préoccupations stratégiques immédiates, de comprendre les horizons spatio-temporels qui définissent la conjoncture et les objectifs stratégiques clairs qui guident l’action. Une analyse correcte de la conjoncture doit, en outre, être relationnelle, car le schéma lui-même d’une stratégie pratique appropriée dépend également des réponses probables d’autres forces sociales. À la fois tournée vers le passé et ouverte aux trajectoires futures, une telle analyse fait le pari que les forces sociales peuvent agir sur les conjonctures actuelles et les réarticuler pour créer de nouvelles possibilités.
Le parti léniniste
Une caractéristique essentielle de nombreux courants de l’après-guerre a été l’adoption du léninisme comme idéologie de ce que nous appelons le « proto-parti », c’est-à-dire un noyau de révolutionnaires qui pensent posséder un véritable parti, lequel, avec son programme bien peaufiné et son organisation figée, n’a plus qu’à réduire le fossé qui le sépare des masses au moyen d’une « politique juste ». Cette évolution de l’organisme embryonnaire jusqu’à la pleine maturité passe par des étapes incontournables : il naît comme groupe ou cercle, il se développe à un deuxième stade comme « groupe de propagande » et, s’il réussit à franchir efficacement cette étape, il peut alors s’auto-proclamer « parti d’avant-garde ». Dans tous les cas, son aspiration est de devenir un parti ayant une influence de masse. Pour ce faire, comme l’a montré avec acuité Hal Draper, le « mini-parti » doit agir comme s’il était un vrai parti, jusqu’à ce que les masses le « trouvent », et consolider ses propres structures organisationnelles, parfois sur plusieurs décennies. Passant en revue les groupes révolutionnaires de l’après-guerre en 1970, Draper écrivait :
« Il y a une erreur fondamentale dans l’idée que la voie de la miniaturisation (imiter un parti de masse en miniature) est la voie vers le parti révolutionnaire de masse. Si vous essayez de créer un parti de masse miniature, vous n’obtiendrez pas un parti de masse miniaturisé, mais un monstre [...] Son principe vital est son engagement en tant que partie intégrante du mouvement de la classe ouvrière, son immersion dans la lutte des classes non pas par la décision d’un Comité central, mais parce qu’il vit dans cette lutte. » [12]
Cette idée évolutionniste est au fondement de la conception fractionnelle du parti, dont l’expression la plus élevée est le micro-parti. Cette conception linéaire, de la graine à l’arbre, exige un supplément d’organisation pour opérer une stricte démarcation avec les groupes concurrents. Dans le micro-parti, l’unité idéologique doit être absolue, sans fissures. Lénine n’avait-il pas expulsé les Otzovistes [13] pour avoir rejeté le matérialisme dialectique douteux qu’il défendait avec Plekhanov en 1910, accusant l’opposition de gauche de mysticisme ? La leçon à tirer de l’expérience bolchevique n’était-elle pas qu’il n’y avait pas de place pour ceux qui « déviaient d’un millimètre dans la théorie » ?
Ce type d’organisation avait bien séduit Lénine en plusieurs occasions, si l’on fouillait ses écrits à la recherche d’arguments susceptibles d’en justifier l’existence. Mais bien entendu, pour ce faire, il fallait éliminer tout le développement de sa propre mise en contexte, le fait que Lénine répondait politiquement aux circonstances russes de l’époque. Le choix a été fait de préserver la lettre des textes de Lénine, mais au prix de leur esprit même. Tant ses partisans les plus littéralistes que ses détracteurs ont considéré le Que faire ? comme la « bible léniniste », comme un manuel ou un recueil des conceptions léninistes.
Ils ont ainsi dépeint l’émergence de la fraction dirigée par Lénine comme un groupe sans fissures, sans divisions ni divergences (ce qui, dans un mouvement comme le POSDR, truffé de tendances, de groupes et de fractions, relève du fantasme le plus complet) : ses partisans, pour trouver sous sa plume des recettes pour la formation d’une organisation hors temps et hors lieu ; ses détracteurs, pour prouver que ce petit livre était l’œuf du serpent stalinien.
En tout état de cause, ce qui est perdu, ce sont les coordonnées spatio-temporelles de l’émergence d’un mouvement révolutionnaire dans la Russie arriérée, un mouvement qui a pris le pouvoir grâce à un concours de circonstances exceptionnelles, dont une défaite militaire écrasante, la paralysie et l’effondrement de l’appareil d’État, l’action déterminée de l’avant-garde jacobine, qui a permis de prendre d’assaut le carrefour des deux principales villes et de couper ainsi tout le système nerveux et sanguin de l’immense empire, et enfin, la semi-paralysie des puissances voisines, engluées dans la défaite et la crise.
Il est indispensable de tirer les leçons de la Révolution d’Octobre et de la dérive autoritaire qui s’en est suivie pour donner au socialisme des garanties démocratiques, mais il n’est pas question pour autant de s’abstraire des circonstances particulières et non reproductibles dans lesquelles un groupe de révolutionnaires a dû agir pour s’emparer du pouvoir. Dans le contexte de la persécution tsariste, il est probable que la sélection des révolutionnaires en vue d’une adhésion aux cercles socialistes se devait d’être très stricte. (Dans les proto-partis contemporains, les frontières organisationnelles visent la reproduction du groupe lui-même en « délimitant » les « révolutionnaires » des « centristes » et des « réformistes », séparation définie non pas dans la réalité vivante des processus populaires, mais formalisée par des divergences programmatiques ou parfois même dans de petites questions, de tradition ou simplement d’appareil.)
Même le Lénine de la Russie tsariste et rédacteur de Que faire ?, lorsqu’il a lutté pour la création d’un parti social-démocrate panrusse, ne l’a pas fait séparément du mouvement socialiste réel. Il s’est battu contre les tendances disparates des cercles locaux et régionaux qui manquaient d’un horizon politique plus large. Lorsqu’il a quitté le journal l’Iskra et entrepris de publier la Pravda, il ne pensait pas à un « parti séparé » mais à un cercle dirigeant du journal qui centraliserait le travail politique des comités sociaux-démocrates de toute la Russie. Pour Lénine, l’organisation commune ou indépendante des organisations de base était liée aux luttes idéologiques du moment. Avant même la réunification de 1906, de nombreux comités locaux et cellules d’entreprises formés par de nouveaux militants intégrés au cours de la période révolutionnaire avaient déjà constitué de leur propre chef des comités communs réunissant mencheviks et bolcheviks.
Le bolchevisme en tant que fraction révolutionnaire faisait partie de la vie politique des masses précisément parce qu’il représentait l’aile gauche du POSDR. Son but n’était pas de démasquer et de briser l’organisation à terme, mais d’imposer ses propres idées et méthodes à l’ensemble du parti. En ce sens, il n’y a aucune trace de ce que l’on appellera plus tard la « tactique entriste », qui postule a priori son caractère extérieur et conspirationniste. La capacité du bolchevisme à devenir un courant véritablement populaire n’est pas seulement due à sa politique, mais aussi au fait qu’il faisait partie du parti que les masses considéraient comme le leur, c’est-à-dire celui qui avait une tradition et des racines ancrées dans la culture politique des masses.
Le concept de parti ou de fraction organique peut servir à clarifier la différence essentielle entre un groupe isolé de révolutionnaires pour qui il est essentiel de trouver une voie vers les masses, et une fraction ou un parti lié à la tradition et aux aspirations populaires. Gramsci disait que toute association politique a besoin d’une certaine éthique commune partagée par ses membres. Mais il a souligné la différence substantielle entre le parti politique et ce qu’il appelle la « mafia » ou la « famille ». Alors que dans la mafia, la communauté qui l’unit devient une fin en soi – parce que l’intérêt particulier est pris pour l’intérêt universel, dans une confusion entre éthique et politique –, le parti en tant qu’intellectuel collectif n’est pas conçu comme quelque chose de définitif mais comme un moyen et, par conséquent, il étend ses intérêts à divers groupes sociaux et, bien que ses membres partagent une certaine éthique, celle-ci ne se confond pas avec la politique, comme c’est le cas pour les liens familiaux.
C’est cette même période intense de lutte des classes (avec deux révolutions en moins de treize ans, les hauts et les bas des luttes et des grèves, la diversité des méthodes de lutte et la sophistication de la politique socialiste de l’époque) qui a nourri la large démocratie interne et le débat ouvert d’idées au sein du mouvement socialiste. Même après la prise du pouvoir, les luttes internes ont été très intenses et, malgré l’interdiction des fractions, différents groupes n’ont jamais cessé de se former. Dans le dernier bloc formé par Lénine, il avait pour partenaire Trotski, uni avec lui contre les tendances croissantes de Staline au bureaucratisme. Ce n’est qu’avec la mort de Lénine et la montée de la clique stalinienne que la théorie du parti monolithique s’est concrétisée, et c’est avec la « bolchevisation » qui a suivi que s’est imposé l’enrégimentement de tous les partis communistes sous la direction du PCUS.
Mythe et réalité de l’Internationale communiste
La théorie de l’aristocratie ouvrière s’accompagnait d’un autre grand mythe fondateur : la théorie de la guerre impérialiste. Comme l’a souligné Fernando Claudin [14], l’horizon de la stratégie léniniste a fusionné les deux théories, en posant l’hypothèse que l’ère impérialiste est l’expression de la décadence du capitalisme. Et cette décadence s’était manifestée avec une forme d’évidence dans la Première Guerre mondiale, une guerre dont l’enjeu était colonial, dans une période d’épuisement des marchés nationaux et de transformation réactionnaire du monde, mettant la révolution prolétarienne à l’ordre du jour. C’est ce qu’il a appelé une « époque de guerres, de crises et de révolutions » : la tâche immédiate dans toute l’Europe était alors la révolution socialiste, qui semblait imminente.
L’idée qu’après la Révolution russe et la Première Guerre mondiale, nous sommes entrés dans une époque de guerres et de révolutions est à l’origine de la politique immédiate de l’Internationale communiste, fondée sur le concept de l’imminence de la révolution. Il s’agissait d’un récit convaincant qui, en outre, était palpable dans cette atmosphère de crise européenne.
L’Allemagne a été entraînée dans le tremblement de terre révolutionnaire par la force extraordinaire des bouleversements étatiques, par la guerre et les compensations économiques de la défaite (et non par l’épuisement de sa capacité d’expansion capitaliste), tous ces facteurs ayant déstabilisé le front intérieur. Ce cas montre que les faiblesses pourraient ne pas se limiter aux pays qui possèdent des structures sociales peu développées, mais concerner aussi bien les pays à forte capacité industrielle et à fort développement sociétal. De telles perspectives se sont bel et bien manifestées en Allemagne en 1919-1921, ainsi qu’en Italie. Et ces deux pays ont été de véritables carrefours historiques.
Cette agitation née d’une urgence concrète a incité les partis communistes naissants à lutter sans relâche contre les vieux partis réformistes et à dénoncer les formations intermédiaires ou centristes, convaincus que seule l’intransigeance la plus radicale à l’égard des vieilles organisations pouvait forger des partis orientés vers la lutte pour le renversement de l’ordre bourgeois et non - comme l’avait révélé l’expérience allemande - pour sa préservation. Cette expérience, stimulée par les effets de la Révolution russe, a poussé pour la première fois les révolutionnaires les plus déterminés à abandonner les formations considérées comme réformistes et centristes pour former, éclairés par le défi immédiat de faire la révolution en Europe, des organisations indépendantes.
Les récits jouent un rôle clé dans l’action stratégique parce qu’ils ont la capacité de simplifier des problèmes complexes, d’identifier des solutions simples, de faire appel au bon sens et de mobiliser le soutien populaire. Les récits, comme l’a remarqué Bob Jessop [15], n’ont pas besoin d’être scientifiquement valides et même, en réalité, ils sont souvent d’autant plus puissants qu’ils permettent aux coalitions de se former et à des pans entiers de la population de se rassembler, c’est-à-dire lorsqu’ils constituent des mythes mobilisateurs. L’idée d’une révolution imminente en Europe, comme conséquence de la Révolution russe, a structuré la boussole stratégique immédiate de Lénine, bien que les caractéristiques des deux espaces géographiques aient été radicalement différentes. Cette question a torturé Gramsci durant la période de sa vie intellectuelle la plus féconde : il y a répondu en distinguant l’Est de l’Ouest et en élaborant son concept d’hégémonie.
Mais Lénine, loin de se cramponner à un dogme, a rapidement compris que la stratégie de la rupture reposait sur un malentendu. Il a ainsi opéré un virage tactique lors des troisième et quatrième Congrès de l’Internationale communiste. Sa demande d’adhésion au Labour britannique était-elle une sorte de tactique « entriste » à court terme ? Si l’on fait abstraction de sa polémique avec le gauchisme, de sa demande d’unité avec le centre italien, de sa lutte pour empêcher l’éclatement de la direction du parti en Allemagne, de sa nouvelle politique de « gouvernement ouvrier » en coalition avec la social-démocratie, cela pourrait être le cas. Cette orientation montre en réalité la flexibilité tactique de Lénine et balaie, au passage, le mythe de l’ultra-bolchevisme organisationnel de l’Internationale communiste.
À l’origine de la fondation de l’Internationale communiste, les 21 conditions exigeaient la rupture avec le réformisme et le centralisme à l’échelle internationale. Il s’agissait de créer une organisation conçue pour le combat immédiat, peut-être pour quelques mois, au cours desquels la lutte révolutionnaire déciderait non seulement du sort de l’Europe occidentale, mais aussi de celui de la jeune Révolution russe. Lénine prévoyait alors que la situation faciliterait le ralliement de la majorité du prolétariat au camp communiste.
Cependant, à quelques exceptions près, cela ne s’est pas produit. L’esprit non révolutionnaire n’était pas un phénomène minoritaire et passager, une lubie pacifiste et démocratique, mais il exprimait une tendance plus profonde, ancrée dans les processus de changement et de recomposition capitaliste qui commencèrent à se mettre en place à partir de la fin du 19e siècle, s’exprimant dans la syndicalisation de masse, l’extension du suffrage universel et les politiques d’intégration à travers les conseils de prud’hommes et le contrôle social. C’est dans ces circonstances que Lénine dénonce l’erreur des 21 conditions, qu’il juge « trop russes ».
Lénine cherchait, par tous les moyens à sa disposition, à faire partie intégrante du mouvement de masse comme condition préalable à la construction d’un parti ayant la capacité de prendre le pouvoir, ce qui supposait dans tous les cas la coexistence d’ailes et de courants en son sein.
Et cela, non seulement en Europe, mais aussi dans ce qu’il appelait les colonies ou semi-colonies (par exemple, en Chine, où le PC est né du Kuomintang associé aux dirigeants de son aile gauche, soutenu et défendu par un mouvement paysan de masse ; ou encore à Cuba, où les courants socialistes ont émergé au sein du mouvement nationaliste étudiant et urbain). Chaque cas particulier a eu sa propre trajectoire et ses propres scénarios stratégiques, en fonction des conditions nationales et des traditions et répertoires populaires.
Plus de Lénine, moins de « -isme » !
Si le mouvement socialiste aspire à transformer ses idées en puissance matérielle, il doit prendre part aux grands mouvements populaires, être en prise avec le « bon sens » des résistances en cours et adosser son programme aux revendications des mouvements réels. La transformation sociale n’est pas quelque chose qui naîtra un jour de bonnes idées que le peuple finirait par suivre. Les tactiques politiques dans des pays comme les États-Unis ou la Grande-Bretagne ne peuvent pas être les mêmes qu’en France, et elles seront très différentes encore de l’expérience de pays comme la Bolivie, le Venezuela ou l’Argentine, qui ont connu des processus de lutte et de rébellion. Tout processus de changement nécessitera de redéfinir le contenu et les forces motrices d’un programme socialiste.
Comprendre les nouvelles conditions du capitalisme et ses transformations accélérées, la morphologie des États et les institutions comme espaces de contestation, les échelles variables de l’action politique, les mouvements sociaux émergents et leur potentiel anticapitaliste, le rôle que joue la démocratie politique, sont autant de tâches en vue d’une refondation indispensable. Cela implique également de se saisir des meilleures traditions intellectuelles et politiques d’autres tendances émancipatrices, d’actualiser l’idéologie socialiste avec les apports de courants tels que le féminisme et l’écologie, et de renouveler les langages politiques en articulant un mouvement populaire vaste et hétérogène avec de nouvelles formes et de nouveaux discours, qui redéfinissent à leur tour les horizons de ce que nous entendons par « socialisme ».
Un tel exercice serait un excellent exemple de léninisme pratique, capable de répondre aux exigences actuelles et d’éviter les litanies nostalgiques du passé comme le déni des nouvelles réalités, qui ne conduisent qu’à répéter des formules qui ne sont plus en phase avec l’époque. Il s’agit d’une tâche éminemment complexe et difficile, qui ne peut donc être entreprise que par une pratique et une réflexion collectives.
L’élitisme d’avant-garde n’est que l’envers du populisme anti-théorique et de l’ouvriérisme syndicaliste. La conception d’un parti miniature indépendant a fait long feu. L’échec d’expériences inédites comme Syriza en Grèce, la crise de Podemos en Espagne, ou encore les avancées et les reculs du MAS en Bolivie, ne donnent pas raison à Lénine et ne le ramèneront pas à la vie. Encore une fois, il n’y a pas de recettes toutes faites. En ce sens, notre approche relève davantage de la négation radicale d’expériences de partis qui ont échoué que d’une nouvelle formule en préparation, qui ne peut être trouvée que dans une pratique politique située.
Autant l’exigence de suivre l’esprit critique et réflexif de Lénine semble indispensable, autant il devient nécessaire d’abandonner définitivement le léninisme officiel des dernières décennies.
Jorge Orovitz Sanmartino