La Première Guerre mondiale a éclaté depuis un mois, lorsque Lénine arrive en Suisse, après avoir été brièvement incarcéré en Autriche-Hongrie, parce que soupçonné d’être un « espion russe ». Il s’installe dans un deux pièces à Berne « l’endormie », selon sa propre expression, où il rencontre un groupe de bolcheviks exilés qui adopte ses thèses sur Les tâches de la social-démocratie révolutionnaire. Il y dénonce notamment le vote des crédits de guerre par les chefs du socialisme allemand et l’entrée de leurs homologues français et belges dans les ministères bourgeois. Sans être en mesure d’empêcher la guerre impérialiste, en refusant de la cautionner, ils se seraient au moins mis en position d’inspirer les révoltes populaires à venir contre le pouvoir de leur propre bourgeoisie pour œuvrer à son renversement.
La défaite prépare la révolution
Ce texte annonce déjà les principales orientations de Lénine dans la guerre : propagande aux armées et sur les champs de bataille en faveur de la révolution socialiste et pour « tourner les armes … contre les gouvernements et les partis réactionnaires et bourgeois de tous les pays » ; appel « à la conscience révolutionnaire des masses » contre « les leaders de l’Internationale actuelle qui ont trahi le socialisme » ; lutte contre « le chauvinisme grand-russe panslaviste » de l’autocratie tsariste, pour « l’affranchissement des peuples opprimés », parmi lesquels les Polonais, mais aussi les Ukrainiens. En Suisse, Robert Grimm refuse d’imprimer ne serait-ce que des extraits de ce texte incendiaire dans le journal du Parti socialiste.
Arrivées en Russie sous le manteau, ces thèses sont débattues par une direction bolchevique décimée par la répression. À l’international, Lénine soumet ses positions à la conférence socialiste italo-suisse du 27 septembre 1914 de Lugano. Le lendemain, il explique son mot d’ordre essentiel : « Dans une guerre révolutionnaire, la classe révolutionnaire ne peut pas ne pas souhaiter la défaite de son gouvernement ; elle ne peut manquer de voir le lien entre les échecs militaires de ce dernier et les facilités qui en résultent pour le renverser » ; il ajoutera que cette révolution est indispensable « pour éviter la triste éventualité qui menace le genre humain (…) de connaître une seconde guerre impérialiste si la révolution ne surgit pas de la guerre actuelle » [1]. Pour lui, la guerre met à l’ordre du jour la révolution socialiste qu’il s’agit donc de préparer activement. Le 1er novembre, il proclame la mort de la IIe Internationale et appelle à la création de la IIIe Internationale.
Pour lui, la guerre impérialiste annonce une période historique où les révolutionnaires peuvent très rapidement gagner une audience immense, à condition de défendre des objectifs qui répondent aux intérêts des masses laborieuses, en partant de leur niveau de conscience et en leur permettant de faire l’expérience de la nécessité de rompre avec le capitalisme et l’ordre politique bourgeois. D’où son rejet de la « phrase révolutionnaire » et sa recherche permanente de médiations – en termes de mots d’ordre, de revendications transitoires, de propositions d’unité d’action – entre la conscience des exploités et des opprimés et le programme de la révolution socialiste [2].
Berne, berceau de l’Internationale communiste
Coup sur coup, au printemps 1915, Berne reçoit la Conférence socialiste internationale des femmes (26-28 mars) et la Conférence internationale de la jeunesse socialiste (4-6 avril), où les positions de Lénine sont défendues par la bolchevique Inessa Armand, sans parvenir à rallier une majorité. Dans la foulée, depuis mai 1915, à l’initiative du Parti socialiste italien, le suisse Robert Grimm prépare la rencontre de Zimmerwald, qui doit rassembler les sociaux-démocrates opposés à la guerre, et en vue de laquelle Lénine rédige une brochure, intitulée La Faillite de la IIe Internationale. Il y défend en particulier l’idée que les sommets du mouvement ouvrier politique et syndical d’Europe occidentale ont été corrompus par une aristocratie ouvrière privilégiée, qui a renoncé au socialisme parce qu’elle s’accommode des miettes tombées du festin de la bourgeoisie impérialiste.
C’est ainsi que le 5 septembre 1915, 38 délégués originaires de onze pays, dont 10 Allemands, 8 Russes, 5 Italiens, 4 Suisses, 3 Polonais, 2 Français, 2 Scandinaves, 1 Letton, 1 Roumain, 1 Bulgare, et une Hollandaise, prennent place dans des attelages tirés par des chevaux, à destination du petit village bernois de Zimmerwald, où ils vont loger à la Villa Beau-Séjour, sous couvert d’une rencontre d’ornithologues. Lénine et ses partisans, dont le Suisse Fritz Platten, qui tombera victime de la terreur stalinienne, vont défendre des objectifs concrets : refus des crédits militaires, démission des socialistes des ministères bourgeois, dénonciation du caractère capitaliste de la guerre, mise en accusation du socialisme patriote, soutien des protestations populaires contre les effets de la guerre, appui aux grèves économiques, qu’il faut tenter de transformer en grèves politiques, et propagande internationaliste dans les tranchées.
Dans son projet de texte, Lénine appelle même les prolétaires à la lutte pour former une nouvelle Internationale contre la guerre et le capitalisme. Ses positions sont pourtant minorisées, notamment par les Allemands, les Italiens et les Français. C’est alors Trotski, plus conciliant, qui est chargé de rédiger un manifeste de synthèse, adopté finalement à l’unanimité, qui dénonce l’impérialisme comme fauteur de guerre, mais aussi les leaders sociaux-démocrates engagés dans l’Union sacrée. Misant sur la lutte pour « la paix sans annexions ni indemnités de guerre », il reste cependant floue sur la ligne d’action à suivre, et n’appelle pas à la création d’une nouvelle Internationale. La gauche zimmerwaldienne le soutient cependant comme un premier pas, tout en critiquant publiquement ses limites.
« On s’engage et puis on voit… »
Au début de la guerre, le mouvement ouvrier russe, qui avait connu une progression spectaculaire de 1912 à 1914, se trouve brutalement isolé, atomisé et en butte à la répression. Lénine en exil, dont les contacts avec les cercles bolcheviks de l’Empire sont difficiles, traverse des phases de doute et d’amertume. Pourtant, au cours de ces années, il déploie une activité théorique sans précédent : retour aux fondements philosophiques du marxisme au contact notamment de La Science de la logique de Hegel, qu’il lit, annote et commente ; travaux approfondis sur l’impérialisme, qu’il envisage comme un nouveau stade du capitalisme ; réflexions sur la question nationale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, qu’il défend contre Rosa Luxemburg et Boukharine.
Ces trois développements clés marquent un véritable tournant dans sa démarche intellectuelle, qui devient plus souple et plus vivante – « polyscopique », pour reprendre son propre qualificatif . Comment articule-t-il désormais le penser et l’agir ? En mettant en particulier l’accent sur les forces motrices et les instruments politiques de la révolution : classes exploitées, peuples opprimés, alliances, partis révolutionnaires, programmes, stratégies, tactiques, mots d’ordre, etc.
Dans l’un de ses derniers écrits, il cite Napoléon : « On s’engage et puis… on voit » (en français dans le texte) [3]. Pourtant, cet apparent pragmatisme exprime sa compréhension des liens dialectiques entre, d’une part, la théorie, l’analyse d’une formation sociale, la définition d’un projet stratégique, et d’autre part, la capacité d’intervenir dans le champ politique avec la plus grande souplesse tactique. Le 28 avril 1918, il résume cette perspective ainsi : « Il ne suffit pas d’être un révolutionnaire et un partisan du socialisme, ou un communiste en général. Il faut savoir trouver, à chaque moment donné, le maillon précis dont on doit se saisir de toutes ses forces pour retenir toute la chaîne et préparer solidement le passage au maillon suivant ; l’ordre de succession des maillons, leur forme, leur assemblage et ce qui les distingue les uns des autres, ne sont pas aussi simples, ni aussi rudimentaires dans une chaîne d’événements historiques que dans une chaîne ordinaire, sortie des mains d’un forgeron » [4].
« Une pensée concrète dirigée vers l’action transformatrice [5] »
La référence à ses études philosophiques bernoises de l’automne 1914 est ici évidente, jusque dans le choix des termes, puisqu’il note alors : « la pratique constitue pour Hegel un chaînon dans l’analyse du processus de la connaissance (…) La conscience humaine non seulement reflète le monde objectif, mais aussi le crée (je souligne) » . C’est pourquoi le philosophe hongrois Georg Lukacs verra dans cette démarche un exemple de « pensée concrète anti-schématique, anti-mécaniste et purement dirigée vers l’action transformatrice » [6] ; de son côté, Antonio Gramsci perçoit Lénine comme le plus important « théoricien moderne de la philosophie de la praxis » [7]. Après la révolution, le leader d’Octobre exprimera d’ailleurs ses doutes sur l’opportunité de rassembler ses écrits comme guide pour l’action : jamais, fera-t-il observer, les situations que nous avons rencontrées ne se reproduiront à l’identique, et les révolutionnaires ne pourront se dispenser de considérer les spécificités des situations auxquelles ils seront confrontés pour définir leurs tâches. Cela n’empêchera pas ses épigones d’inventer le « léninisme » comme ils embaumeront son corps.
Certes, un fondement théorique solide, un horizon stratégique clair et une organisation révolutionnaire aguerrie, sont pour lui les conditions d’une action consciente efficace. Mais cela ne suffit pas : l’intervention dans la lutte, l’analyse en temps réel de son impact, et les informations qu’elles permettent de réunir, donnent seules une connaissance assez précise du terrain pour songer à en modifier la configuration. C’est pourquoi, à chaque moment, la politique concrète peut apparemment prendre des libertés avec un programme et une stratégie à long terme, à condition seulement d’éviter de faire de nécessité vertu, et surtout de ne pas nourrir d’illusions sur la possibilité de ruser durablement avec les contraintes de la réalité objective.
Jean Batou