Le Cambodge a connu vingt années de guerre civile : d’abord, le coup d’État de Lon Nol contre Sihanouk en 1970 (1970 – 1975), puis la dictature des khmers rouges (1975 - 1979, et ensuite l’occupation vietnamienne (1979 – 1989) qui met fin au régime khmer rouge, mais le Cambodge replonge dans la guerre lorsque les khmer rouges (soutenus en premier lieu par les Américains) réoccupent une partie du territoire et compromettent la reconstruction du pays [1]. Depuis le Cambodge semble un pays ‘sans histoire’, avec un régime de plus en plus autoritaire, sous la direction d’Hun Sen, qui au fil des années a consolidé son pouvoir en éliminant progressivement les autres partis. Le Tribunal international contre les khmers rouges, longtemps attendu, n’a jugé que cinq haut dirigeants khmers rouges. À souligner également : le Cambodge est le premier pays au monde pour le nombre d’ONG par habitants (5000 ONG recensées en 2019). Dans le domaine de la santé et de l’éducation, les ONG jouent un rôle essentiel, palliant les graves défaillances du pouvoir dans ce domaine.
En juillet 2016 la mort de Kem Ley résonne comme un coup de tonnerre : militant des droits de l’homme et fondateur du Grass Roots People’s Party, Kem Ley avait dénoncé le régime d’Hun Sen et sa main mise sur la plus grande partie des richesses du pays. Il est assassiné en juillet 2016 à l’initiative du pouvoir. Le jour de son enterrement, près d’un million de personnes accompagnent le convoi funéraire jusqu’au village natal de Kem Ley (le pouvoir avait interdit qu’il soit enterré à Phnom Penh). Le slogan dominant « Nous sommes tous des Kem Ley ! » [2]. Cet événement, le nombre considérable de participants, révélait un autre Cambodge, le Cambodge de « ceux d’en bas », largement invisible pour un observateur extérieur, mais aussi un défi : comment parler de « ceux d’en bas » ? quelles sources d’information ? [3] Très souvent, il est question de « ceux d’en bas » lorsque le pouvoir arrête et réprime des personnes ayant participé à telle ou telle initiative contestant sa main mise et son contrôle de la société. Au cours des dernières années, cette volonté de faire taire toute voie critique s’est considérablement aggravée.
1. Confiscation du pouvoir et accaparement de l’essentiels des richesses par le clan Hun Sen [4]
Au fil des années, d’élections en élections, on a assisté à une main mise systématique sur le pouvoir par le Parti du Peuple Cambodgien (PPC) dirigé par Hun Sen, qui multiplie les initiatives pour écarter son principal concurrent, le Parti du salut national du Cambodge (PSNC). Son dirigeant, Sam Rainsy, a été forcé de s’exiler et en novembre 2017 le PSNC est interdit. Les principaux dirigeants sont arrêtés et inculpés de trahison : en mars 2023, Sam Sokha premier dirigeant du PSNC est condamné à 27 ans de prison ; trente-six autres dirigeants sont également condamnés, à des peines de 5 à 7 ans de prison. Aux élections régionales de 2017, le PPC remporte 80% des sièges et la totalité des sièges au Parlement en 2018. Dans la perspective des prochaines élections en juillet 2023, le pouvoir multiplie les attaques contre les autres partis, en premier lieu contre le Parti de la Bougie qui a pris le relais du PSNC. Le PPC contrôle également le Sénat. Les dirigeants de l’armée et de la police font partie du clan Hun Sen ; et la justice, comme le montrent les récentes décisions à l’encontre de différents partis, obéit aux injonctions du pouvoir [5]. Précisons encore que la présidente de la Croix Rouge du Cambodge n’est autre que Nun Rany, l’épouse d’Hun Sen. Enfin, Hun Sen a laissé clairement entendre que son fils, Hum Manet, actuellement général des forces armées cambodgiennes (il est responsable de la garde présidentielle et des forces antiterroristes), devrait lui succéder comme premier ministre.
Main mise sur les richesses du pays. En 2016, Global Witness publie un long rapport sur les biens du clan Hun Sen. Basé uniquement sur les registres du Ministère du Commerce, le rapport, évalue l’empire économique de la famille à 200 millions de dollars : propriété d’entreprises dans tous les secteurs de l’économie (postes de direction et de contrôle dans plus de 114 compagnies) et le domaine des services, contrôle et propriété des médias (journaux, radios, télévisions), à quoi s’ajoutent les parts significatives dans des entreprises et compagnies étrangères invitées à soutenir le régime en place. Comme le souligne le rapport, cela ne représente qu’une partie des richesses accumulées : selon certaines évaluations, la fortune du clan Hun Sen dépasserait largement les 500 millions de dollars. Trente-quatre zones économiques spéciales couvrant 2 millions 500 000 hectares ont été créées : cultures industrielles pour le caoutchouc et l’huile de palme, déforestation sauvage à grande échelle [6]. Deux zones économiques sont la propriété de la famille d’Hun Sen, quatorze autres sont la propriété de tycoons étroitement liés au clan Hun Sen [7]. Les ressources du sous-sol (gaz, pétole) sont également exploitées au seul bénéfice du pouvoir [8]
Le rapport est explicite : il s’agit de « la capture systématique de tout un état et de ses ressources par le régime ».
Un arsenal législatif toujours plus répressif
Au fil des années, le pouvoir a considérablement renforcé l’arsenal législatif visant à bloquer toute initiative critique dans tous les domaines. On peut mentionner la loi sur les ONG de 2015 qui vise à les contrôler et à définir les limites de leurs activités ; la loi sur les syndicats qui multiplient les entraves à la création de syndicats indépendants – aujourd’hui il est quasiment impossible de déclarer une grève – et favorisent la création de syndicats ‘maison’ collaborant activement avec la direction des entreprises.
Le rapport publié par LICADHO en décembre 2020 pour les deux dernières années dresse un tableau de toutes les mesures adoptées par le pouvoir visant à bloquer toute initiative critique. En février 2018 l’Assemblée nationale a adopté une série d’amendements à la Constitution interdisant toute activité “affectant les intérêts du Cambodge et de ses citoyens ». Partis, associations et simples citoyens sont dans l’obligation de mettre au-dessus de tout « les intérêts de la nation », le pouvoir étant seul habilité à juger. Durant la période du Covid, l’Assemblée Nationale a adopté une série de lois autorisant à déclarer l’état d’urgence face à des « menaces mettant en danger la nation » – menaces non définies, laissées à la seule appréciation du gouvernement : partis, associations, syndicats dont des membres ne respecteraient pas l’état d’urgence ou le critiqueraient pourront être dissous. Un projet de loi sur l’ordre public, présenté en juin 2018, prévoit que tout événement ou initiative pourront être interdit s’ils menacent la « stabilité sociale et les traditions nationales » ou portent atteinte aux autorités compétentes. En 2020 deux projets de loi concernant internet sont présentés qui pénalisent toute prise de position qui visent à « diminuer la confiance du public dans les attributs et les fonctions du gouvernement et des institutions de l’État ».
La LICADHO conclut : « Prises dans leur ensemble ces lois déjà votées ou en projet donne tout pouvoir au gouvernement pour supprimer les droits humains fondamentaux et réduire au silence ceux qui agissent pour les défendre ».
La liberté de la presse a également fait l’objet de multiples atteintes, la dernière en date étant l’interdiction en février 2023 du dernier journal indépendant, Voice of democracy (VOD). Trois autres publications se sont vu retirer leur licence pour avoir publié des articles sur les malversations de hauts fonctionnaires et de membres du PPC. Ces deux dernières années, une vingtaine de radios locales ont été suspendues ou interdites.
2. La société cambodgienne. Quelques repères.
Aujourd’hui la population du Cambodge est de 16,590 millions d’habitants, dont 12,496 millions dans les campagnes. 72% de la population n’a pas d’accès fiable à l’eau et 23% connaissent une situation sanitaire défectueuse.
En 2020 17,8% de Cambodgiens (2,7 millions) vivent sous le seuil de pauvreté [9]. La pauvreté est très élevée surtout dans les campagnes. Les années Covid ont marqué une augmentation sensible de la pauvreté : fermeture ou arrêt temporaire de certaines entreprises, surtout dans les usines textiles, chute dramatique du nombre de touristes, lois visant à restreindre les déplacements et création, dans les quartiers populaires de Phnom Penh, de ‘zones rouges’ avec interdiction de sortir, etc.
Le Cambodge est le premier pays au monde pour les microcrédits, avec plus de trois millions de personnes ayant souscrit un microcrédit tant en ville qu’à la campagne [10]. Le remboursement des emprunts a toujours été un problème quasi insurmontable forçant les personnes faire de nouveaux emprunts pour rembourser le premier emprunt. La période du Covid avec la perte de salaires est devenue une véritable machine infernale affectant la nourriture et la santé [11]. Dans les campagnes, l’impossibilité de rembourser entraîne la saisie et la vente des terres, des migrations vers les villes ou la Thaïlande, et le travail des enfants. Le 6 avril 2021 103 associations et syndicats ont lancé un appel pour demander un moratoire de trois mois pour le remboursement, mais sans résultats.
Économie
Les personnes actives se répartissent de la manière suivante :
- industrie 2,5 millions de personnes, dont usines textiles et chaussures : environ 800 000 travailleurs (dont 80% de femmes) ; construction : 200 000 ; tourisme : 630 000 (dont 60% de femmes).
- Dans les villes, il existe un très grand nombre des travailleurs informels ; artisans, conducteurs de tuk tuk, domestiques, vendeurs de rue, serveurs dans un restaurant, etc.
- agriculture : 3,4 millions de personnes
- services : 3,1 millions de personnes.
Durant la période Covid (2020 – 2022) un grand nombre d’entreprises (textiles et tourisme) ont soit purement et simplement fermés, soit cessé leurs activités pendant 3 mois en moyenne [12], les travailleurs ne touchant qu’une indemnité minimale (30 à 50 dollars) – l’État s’engageant à verser en principe un complément de 40 dollars.
De façon plus générale, seule une petite partie des travailleurs ont droit à une protection sociale. En 2018, l’OIT estime à 7 Millions le nombre de personnes qui n’ont pas accès à une telle protection sociale.
Organisations syndicales au Cambodge
Il existe un grand nombre d’organisations syndicales, les premières sont apparues dès les années 90 du siècle passé. Le pouvoir a multiplié les initiatives pour empêcher la création de syndicats indépendants, à commencer par la loi sur les syndicats de 2016 : procédures d’enregistrement sans fin, critères de représentativité, réglementation forcenée du droit de grève, etc. Parallèlement, en collaboration avec les patrons des entreprises, il a favorisé la création de syndicats ‘maison’, désignés comme des syndicats Instant Noodles, en référence à leur enregistrement instantané [13].
Les organisations syndicales sont principalement présentes dans les usines textiles et le tourisme. 10 organisations syndicales du Cambodge sont affiliées à IndustriALL Global Union, les deux plus importantes étant la CATU (Cambodian Alliance of Trade Unions) et la CCU (Cambodian Confederation of Unions) dont le dirigeant, Rong Chhun a été emprisonné de juillet 2020 à novembre 2021 pour avoir publié sur Facebooks un texte en défense de paysans à la frontière du Vietnam. Mentionnons également l’organisation IDEA (Independent Democracy of informal economy association) qui défend les très nombreux travailleurs informels (‘hors système’) : conducteurs de taxi et de tuk tuk, petits commerçants des rues, domestiques, employés de restaurants, etc.
Le 1er mai 2023, deux manifestations (environ 2000 participants) ont eu lieu à Phnom Penh.
Répression de syndicalistes
Depuis toujours, le pouvoir a multiplié les mesures visant à entraver l’action des syndicats indépendants par tous les moyens, y compris la répression la plus brutale, comme ce fut le cas lors des grandes manifestations des ouvrières du textile fin 2013 – début 2014 lorsque cinq manifestants furent tués. Trois responsables syndicaux furent inculpés mais leur jugement n’a eu lieu qu’en décembre 2018 : condamnés à des peines de prison avec sursis et à de lourdes amendes, ils sont également interdits de toute action publique sous peine de lever le sursis.
La période Covid a vu une intensification des mesures antisyndicales, frappant non seulement les responsables des syndicats mais aussi les travailleurs syndiqués. Lorsque des entreprises ont suspendu partiellement leurs activités, ces sont les ouvriers syndiqués qui ont été frappés en premier lieu. Quelques cas parmi beaucoup d’autres. En 2020, à l’usine Zhen Tai Factory à Phnom Penh qui occupe 1700 ouvriers, la majorité des ouvriers suspendus étaient des ouvriers syndiqués ; trois délégués syndicaux sont traduits devant un tribunal accusés d’avoir incité les ouvriers à protester et condamnés à une amende de 37 500 dollars. Le 18 mai, 2020, Soy Sros, une dirigeante syndicale chez Superl Holdings Ltd a été arrêtée et emprisonnée pour avoir critiqué sur les médias sociaux le renvoi de membres du syndicat, dont une femme enceinte. Accusée de « provocation » portant atteinte à l’ordre public elle a été libérée après deux mois de détention. Le Casino Naga World Limited à Phnom Penh emploie 8000 personnes. Le 18 avril 2021, la direction annonce le licenciement de 1329 employés, en premier lieu des membres du syndicat indépendant LRSU. 2000 employés se mettent en grève et manifestent ; trois responsables de LRSU, Chhim Sithar, Sok Narith et Sok Kongkea sont arrêtées et inculpées pour « troubles à l’ordre public ». En 2022, le syndicat LRSU est interdit. Chhim Sithar est toujours emprisonnée et risque une peine de deux ans de prison.
Ceux d’en bas
On ne peut ramener la répression brutale des luttes dans différents domaines à la violation ou au non-respect par le pouvoir de Hun Sen des droits de l’homme, tels qu’ils sont définis par la Constitution du Cambodge et les conventions et autres documents internationaux dont le Cambodge est signataire. La question des droits de l’homme au Cambodge a une dimension plus radicale. Pour reprendre la formulation de Jacques Rancière : « Les droits de l’homme sont les droits de ceux qui n’ont pas les droits qu’ils ont [le tort] et qui ont les droits qu’ils n’ont pas [le litige] » [14]. Cela renvoie à deux mondes dans un seul : d’un côté le Cambodge tel qu’il est incarné par Hun Sen avec l’accaparement du pouvoir, la confiscation des richesses du pays et la répression de tout ce qui bouge et ose protester, de l’autre, le Cambodge de ceux d’en bas, dont la voix a résonné très haut lors des funérailles de Kem Ley : pour le million de personnes qui ont accompagné la dépouille de Kem Ley, le Cambodge de Hun Sen n’est pas le leur, avec l’affirmation et la revendication en positif d’un autre Cambodge, celui des « sans parts’ ». Au cours des dernières années, la voix en commun de ceux d’en bas a résonné dans des déclarations collectives réunissant des associations, des syndicats et de nombreuses communautés - en général plus deux cents signataires - face à des cas de répression : arrestation et détention d’un activiste, à l’interdiction des derniers représentants de la presse indépendante (dernier cas : l’interdiction début 2023 de Voice of Democracy), etc. Une manifestation de solidarité qui rassemble et dépasse les différents espaces concrets de luttes.
Cette coupure entre deux mondes concerne tous les domaines de la vie. Le manque à vivre ne doit pas s’interpréter simplement comme renvoyant au système en place, synonyme de pauvreté à grande échelle et de répression, mais aussi, et surtout, comme l’affirmation du droit à une vie non mutilée, lorsque c’est vivre qui définit l’enjeu des luttes dans toute leur diversité.
Ci-dessous, nous présentons brièvement les principaux domaines et les luttes menées en défense du droit à la vie.
Droit à la terre
La question du droit à la terre est celui qui touche le plus grand nombre de personnes. Sous les khmers rouges, toute propriété privée du sol avait été interdite. Dès les années 90 du siècle passé, la question du recouvrement des terres, individuelles et collectives, par les membres des communautés paysannes s’est posée à une très grande échelle, donnant lieu à un très grand nombre de conflits, dont la plupart n’ont pas débouché malgré tous les recours. Pour la période 2000 – 2014, on les évalue à 770 000 – pour les années suivantes il n’existe pas de chiffres globaux mais leur nombre n’a pas baissé, au contraire [15]. La crise du Covid et l’explosion du microcrédit a encore aggravé la situation avec la saisie des terres en cas de non-remboursement [16]. La création de 34 zones économiques spéciales couvrant 2 millions 500 000 hectares [17] a entraîné l’expulsion des communautés présentes, souvent de façon violente (destruction des villages et déplacement des populations sur des terres peu ou non fertiles), avec, régulièrement, le recours aux forces armées. Fin mars 2023, 1000 représentants de communautés de différentes régions (Siem Reap, Koh Kong et Kampong Speu) sont venus manifester à Phnom Penh pour protester contre l’accaparement des terres et dénoncer les exactions des autorités locales [18].
Déforestation à grande échelle
La déforestation à grande échelle concerne différentes régions du Cambodge, en premier lieu les régions du Nord et de l’Est, en particulier dans les zones économiques spéciales (cf. note 13 ci-dessus). Les luttes menées pour la défense de la forêt de Prey Lang (431 683 ha) ont eu une grande résonnance. Déclarée « forêt sanctuaire » par le gouvernement en 2016, elle a fait l’objet d’une déforestation massive, dont 10 000 ha la même année. La défense et la surveillance de la forêt était assurée en premier lieu par les habitants de la forêt, essentiellement des membres de la minorité Kuy, en collaboration avec les autorités. Mais à partir de l’année 2020, les autorités ont multiplié les entraves concernant les patrouilles de surveillance des habitants et plusieurs activistes ont été arrêtés [19].
Minorités
Au Cambodge, on compte 24 minorités non khmères, essentiellement dans le Nord Est du pays, soit 2 – 3% de la population. Les forêts ancestrales sont leur lieu de vie traditionnel (cueillette, chasse, pêche) et recouvrent environ 4 millions d’hectares. La reconnaissance de leur droit de propriété collective est systématiquement freinée par les autorités centrales et à l’échelon local. Entre 2011 et 2021 seules 33 communautés sur 458 ont pu légaliser leurs titres de propriété collective. La création de zones économiques spéciales a eu des conséquences graves : expropriation, déportations des villages entiers, remise en cause des modes de vie traditionnelle, de leur langue et de leur culture, déforestation à grande échelle malgré toutes les initiatives de résistance, violemment réprimées. Cf. ci-dessus le cas de la forêt Prey Leng.
Écologie et défense de l’environnement
Par-delà la politique de déforestation à grande échelle, la politique d’urbanisation à grande échelle, en premier lieu à Phnom Penh, a donné lieu à des expulsions massives des communautés des quartiers pauvres, déportés loin à l’extérieur de la ville et les privant de leurs maigres moyens de subsistance. Mais aussi, autour de la capitale, Phnom Penh, à la destruction de lacs et de zones humides pour des projets immobiliers privés. Cette politique d’urbanisation a suscité de nombreuses résistances, entraînant une répression très dure. Nous nous limiterons à deux cas.
Le premier est déjà ancien. En 2007, Shukaku, une compagnie appartenant à un sénateur membre du PPC, a obtenu une concession pour « développer » (sic) la zone du lac Boeung Kak le plus grand lac autour de Phnom Penh. En 2011, conséquence de l’extraction du sable à grande échelle, le lac n’est plus qu’une zone marécageuse. Dans le cadre de ces opérations, 20 000 personnes, qui résidaient sur place, furent déplacées. En 2012, Yorm Bopha, une activiste, qui avait soutenu activement les résidents dans leurs luttes contre les évictions et soutenu treize femmes condamnées à des peines de prison pour avoir défendu leurs droits, est arrêtée et condamnée à une lourde peine. Le 8 mars 2014, à l’occasion de la Journée internationale des femmes, elle déclarait : « Je veux encourager les femmes à dire la vérité. Car si on ne la dit pas, personne ne sera informé de nos problèmes. Comme je refuse de me taire, je prends de grands risques, d’être assassinée ou emprisonnée, mais cela ne me décourage pas ». Le 28 juin 2016 elle est de nouveau condamnée à trois ans de prison et à une lourde amende.
Le second concerne cinq activistes de l’association Mère Nature,une organisation qui mène des actions en défense de l’environnement dans différentes régions [20]. Le 5 mai 2021, ces cinq militants, actifs dans la défense des lacs de la région de Phnom Penh, accusés d’avoir cherché à « créer le chaos social », ont été condamnés à des peines de 18 à 20 mois de prison et à de lourdes amendes.
Exploitation : le cas des usines textiles
Dans les usines textiles, à Phnom Penh mais aussi dans d’autres régions, une grande partie des travailleurs (80% sont des femmes) sont originaires de communautés paysannes : le choix de celles et ceux qui décident de partir à la ville est dû à la très grande pauvreté de très nombreuses familles à la campagne, le projet étant de contribuer, par leur salaire, à soutenir ceux qui sont restés au village.
Les conditions de travail sont très dures, dans des ateliers surpeuplés. Au bout d’une dizaine d’années, la plupart des ouvrières sont épuisées : dans les usines il n’y a quasiment pas d’ouvrières de plus de trente-cinq ans [21]. Une ouvrière qui tombe enceinte sera la plus souvent licenciées. La majorité des contrats sont à durée déterminée, de trois à six mois, et leur reconduction est à la discrétion de la direction qui peut sanctionner la moindre protestation. Compte tenu de leur salaire très insuffisant, les ouvrières sont forcées d’accepter de faire des heures complémentaires jusqu’à l’épuisement. À cela il faut ajouter la question douloureuse du logement pour celles qui ne sont pas originaires de Phnom Penh : le loyer ponctionne une partie non négligeable du salaire et les conditions de vie le plus souvent insalubres [22].
Si les salaires ont augmenté c’est uniquement en raison des actions menées par les syndicats. Mais la situation s’est lourdement aggravée pendant la période du Covid (cf. ci-dessus) [23].
Dans cet article, j’ai essayé de rendre présents « ceux d’en bas » au Cambodge – une tentative qui a de profondes limites. Comme je l’ai souligné, « ceux d’en bas » ne sont présents le plus souvent que lorsqu’ils sont frappés par la répression. Une grande partie des documents cités (en particulier les documents émanant d’associations internationales) tend à les présenter comme des victimes sans voix de l’arbitraire du pouvoir et de l’exploitation. Certes, trop souvent, leurs voix sont peu audibles, parfois inaudibles [24], mais l’enjeu est d’arriver à les rendre présents en tant qu’acteurs de leur vie. Pour cela il faut prendre le risque de changer de regard sur le monde et renoncer à un regard eurocentré. Un défi d’analyse, de présence, de solidarité.
Denis Paillard
ANNEXE : Article sur l’assassinat de Kem Ley, écrit en juillet – août 2016
Le meurtre le 10 juillet, dans une station d’essence en plein centre de Phnom Penh, de Kem Ley, analyste et activiste très populaire au Cambodge a suscité une immense vague de protestations qui ont culminé le dimanche 24 juillet lors de ses funérailles. Elles ont réuni des centaines de milliers de personnes durant toute la journée.
La version officielle veut que Kem Ley aurait été abattu par un homme en raison d’un conflit personnel les opposant. En d’autres termes, ce ne serait qu’un fait divers, certes tragique compte tenu de la personnalité de Kem Ley, mais un fait divers. Le quotidien Cambodian Daily a rendu publiques les pressions exercées sur les responsables des media pour qu’ils n’évoquent pas la mort de Kem Ley. Mais de nombreuses voix se sont élevées pour contester cette version : le meurtre a une dimension politique et ressemble fort à un assassinat commandité, comme en témoigne la caricature de Patrick Samnang Mey publiée dans le Phnom Penh Post lundi 25 juillet :
Ce meurtre intervient dans un contexte de durcissement du pouvoir à l’égard de toute forme d’opposition ; depuis le début de cette année, cela s’est traduit par l’arrestation et la condamnation de plusieurs membres de l’opposition, y compris des députés et des sénateurs membres du PSNC, le principal parti d’opposition, qui a fait d’un nationalisme anti-vietnamien virulent son fonds de commerce. Mais aussi des militants d’ONG. Le site de la Ligue des droits de l’Homme du Cambodge (www.licadho-cambodia.org/) recense tous les prisonniers politiques. Dans le passé, au moins deux autres personnes ont été assassinées en raison de leurs activités : le leader syndical Chea Vichea en janvier 2004 à Phnom Penh en plein jour, et en avril 2012 Chut Wutty, responsable d’une association luttant contre la déforestation dans la province de Koh Kong (les auteurs de ces deux assassinats n’ont jamais été retrouvés et on ne peut qu’avoir des doutes sur l’enquête concernant la mort de Kem Ley). En janvier 2014, cinq personnes au moins ont trouvé la mort, abattues par la police lors des grandes manifestations des ouvrières du textile (sur les conditions de travail des ouvrières du textile, on peut consulter le site http://asia.floorwage.org/). Ces faits sont rappelés dans un communiqué signé par 70 organisations, associations et communautés locales.
Il est également difficile de ne pas faire un lien entre la mort de Kem Ley et la publication début juillet par Global Witness (https://www.globalwitness.org/campaigns/cambodia/) d’un rapport très long et détaillé sur la manière dont la « famille » du premier ministre Hun Sen a confisqué les principales richesses du pays. Dans une interview (la dernière avant sa mort) accordée à Voice of America, Kem Ley avait expliqué que les faits évoqués et les conclusions du rapport lui semblaient globalement fondés et pertinents. Si la corruption est un phénomène mondial, elle atteint au Cambodge des proportions inouïes. Au point qu’un journaliste de Phnom Penh Post a pu écrire que l’A.C.U. (litt. ‘Anti – Corruption - Unit’), organisme gouvernemental officiellement en charge de la lutte contre la corruption, devait être rebaptisé Pro.C.U. (litt. ‘Pro – Corruption – Unit’).
Kem Ley était marié et père de quatre enfants ; sa femme, Bou Rachana, est enceinte d’un cinquième enfant. Analyste politique très critique de la politique actuelle du gouvernement, c’était également un militant politique. En août 2015, il a initié la création d’un parti, le Parti de la démocratie directe dénommé le Parti des gens d’en bas. Dans ce cadre, il avait mis au point le programme des ‘100 nuits’ consistant à se rendre dans les villages pour discuter ‘toute une nuit’ avec les habitants des problèmes les plus urgents. La 19ème nuit a eu lieu peu de temps avant sa mort. Il participait également régulièrement à la campagne Black Monday de défense des prisonniers politiques. Il n’ignorait pas les risques qu’il courait et il avait déclaré : « A partir du moment où je fais une analyse politique, je suis conscient que l’on peut m’enlever la vie, car nous sommes entourés par une bande de loups, de tigres, de cobras et de crocodiles. Cependant je souhaite que chacun fasse preuve de courage. Si nous vivons dans la crainte, nous serons opprimés à tout jamais ».
Malgré tous les efforts déployés par le pouvoir, la mort de Kem Ley a provoqué un véritable tremblement de terre, ébranlant tout le pays. On ne compte plus les déclarations des personnalités les plus variées, y compris de Sa Majesté le Roi Sihamoni, régulièrement interdit de politique par Hun Sen, qui aurait déclaré :« Kem Ley est un orateur à la parole d’or » en écho au nom d’« homme à la voix d’or » donné à un chanteur très populaire.
L’organisation des funérailles de Kem Ley a donné lieu à un véritable bras de fer entre le Comité en charge de leur organisation et le pouvoir, représenté, pour l’occasion, par la mairie de Phnom Penh. Immédiatement après la mort de Kem Ley, des pressions très fortes ont été exercées pour que la cérémonie ait lieu au plus vite (de façon à mettre rapidement un point final à cette encombrante affaire). La réponse du Comité a été très ferme : le corps de Kem Ley a été exposé pendant deux semaines dans la pagode Wat Chas dans le quartier de Chroy Changva à Phnom Penh, permettant à des milliers de personnes de venir s’incliner devant sa dépouille. Les funérailles ont été fixées au dimanche 24 juillet : le corps devait être enterré à Angk Ta Kok, son village natal, proche de la ville de Takeo à 70 km de Phnom Penh (son enterrement à Phnom Penh était impensable pour le pouvoir, car sa tombe se serait très vite devenue un lieu de pèlerinages et de rassemblements). Le pouvoir a formulé d’autres exigences encore : les participants devaient obligatoirement être motorisés : voitures, camions, motos et autres tuk tuk, et aucun slogan ou revendication ne serait toléré. Et pour clore le tout, une mesure particulièrement mesquine : la fermeture de toutes les stations d’essence sur l’itinéraire du cortège sous prétexte de prévenir tout acte de ‘terrorisme’ et de ‘vandalisme’ de la part de certains participants au cortège.
A la veille des funérailles, l’atmosphère était à ce point tendue que les ambassades des Etats Unis et d’Allemagne ont même demandé à leurs ressortissants, touristes et autres expatriés, d’éviter les endroits où passera le cortège avec la mise en garde suivante : « attention, dimanche 24 juillet il y aura dans la rue trop de Khmers libres, ‘hors contrôle’ ».
En fait, toutes ces mesures se sont révélées totalement inefficaces – elles ont même eu l’effet inverse. Parti le 24 juillet de la pagode Wat Chas à 7 h du matin, le cortège a traversé Phnom Penh pour ensuite se diriger vers le village natal Angk Ta Kok où la tête du cortège est arrivée vers 18 h. Sur le site de la Ligue des droits de l’Homme du Cambodge (www.licadho-cambodia.org/) on peut trouver un reportage de RFA sur la journée avec de très nombreuses photos prises par les participants sur leurs portables. Nous en reproduisons quatre.
Les personnes affluent de toutes parts pour se joindre au cortège
Sur le passage du cortège à la sortie de Phnom Penh
Dernier tournant avant l’arrivée à Angk Ta Kok le village natal de Kem Ley.
Ces photos témoignent d’une incroyable mobilisation populaire. Une fois sorti de Phnom Penh, tout au long du parcours, le cortège a été salué par les habitants des villages et autres agglomérations qu’il traversait, des gens solidaires offrant à boire et même du carburant (pour pallier la fermeture arbitraire des pompes à essence). Difficile d’avancer un chiffre, en tous cas des centaines de milliers de personnes, près d’un million ont participé à l’événement. Comme en témoignent les photos, en dehors des personnes dans le cortège, il y avait en continu, sur tout ce très très long parcours (plus de 70km !), des personnes massées sur le bord de la route.
Cet événement par son ampleur, par ce qu’il révèle de l’état d’esprit de centaines de milliers de Cambodgiens, est un véritable camouflet pour le pouvoir qui s’obstine, désespérément à vouloir le ramener à un simple fait divers. Dimanche soir, une chaîne de télévision sous contrôle parlait de deux milles participants, un chiffre que, lundi, le Premier Ministre Hun Sen a quand même jugé bon de corriger, en le remontant à 10 000 ! Pire, les responsables des chaînes officielles se sont justifiés lundi en déclarant que les chaînes n’avaient pas les moyens de couvrir l’événement et qu’ils devaient traiter en priorité d’autres événements « mille fois plus importants » (notamment des concerts et des matchs de boxe !). Vu l’incroyable présence du cortège, qui a littéralement envahi l’espace, on peut se demander qui le pouvoir et les media aux ordres peuvent-ils bien espérer convaincre. En plus, il ne fait aucun doute que cette mobilisation populaire ne peut qu’inquiéter le gouvernement dans la perspective des élections locales de 2017 et générales en 2018 (rappelons qu’aux élections de 2013 le PPC de Hun Sen n’avait remporté la majorité que de justesse face au PSNP). Dès jeudi 21 juillet, une réunion du Comité Central du PPC s’est tenue visant à resserrer les rangs et réaffirmer la nécessité d’une ligne dure face à toute personne ou organisation critique.
Mais la disparition de Kem Ley crée un vide qui sera difficile à combler. Il était une figure emblématique du parti qu’il venait de créer ; c’était une personne hors du jeu politique traditionnel, et sans lui, rien ne garantit que ce parti puisse réussir sa percée. De Paris, où il est exilé, Sam Rainsy, principal dirigeant du PSNC a déjà lancé une OPA sur la popularité de Kem Ley, déclarant que ce dernier aurait été sur le point de rejoindre le PSNC, une déclaration que personne n’a jugé bon de confirmer à Phnom Penh, ni du côté du PSNC, ni du côté des proches du défunt. Mais si l’on sort de l’espace de la politique politicienne, centrée sur les rapports entre le PPC de Hun Sen et le PSNC de Sam Rainsy, engagés dans une course à mort pour le pouvoir, la mobilisation énorme de ces derniers jours témoigne du fait que la société cambodgienne n’est pas aussi atomisée et morcelée que ça, et que la passivité qu’on lui attribue tient en particulier à ce qu’on ne lui donne la possibilité de s’exprimer que lors d’élections souvent problématiques. Sur différents sites (cf. en particulier www.opendevelopmentcambodia.net/tag/cambodian-cross-sector-network/ et dans des journaux comme Cambodian Daily et Phnom Penh Post on trouve de très nombreuses informations sur de multiples résistances au quotidien à travers tout le pays : ouvrières des usines textiles et travailleurs des autres entreprises, villageois et minorités ethniques en lutte contre l’accaparement de leurs terres, lutte conte l’extraction massive du sable sur la mer de Siam, sans oublier le très actif Réseau des bonzes pour la justice sociale. D’une certaine façon, Kem Ley, par sa démarche, ses textes, ses prises de position, était devenu un des porte-parole de « ceux d’en bas ». Sa disparition ne signifie pas que les voix des ‘sans parts’ vont se taire. Dimanche, dans le cortège, quelqu’un a lu ce texte du poète Chhun Chamanap : « un Kem Ley est mort, un million de Kem Ley sont prêts à relayer les préoccupations essentielles des Cambodgiens concernant leur nation ».
Denis Paillard