En tant que président de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (Asean) pour cette année, la première grande décision du Premier ministre cambodgien Hun Sen a été de rencontrer les principaux dirigeants de la junte en Birmanie, et de le faire savoir.
Y voyant l’occasion de légitimer leur pouvoir après le renversement du gouvernement démocratiquement élu, il y a un an, le 1er février 2021, les généraux lui ont déroulé le tapis rouge. La visite de Hun Sen a suscité un tollé dans toute la Birmanie, provoquant l’ire des activistes et défenseurs des libertés civiques et de la démocratie. Ils ont dénoncé ce qu’ils considèrent comme un geste scandaleux encourageant le régime.
Il y a quelques mois à peine, les membres de l’Asean [Cambodge, Vietnam, Laos, Birmanie, Thaïlande, Brunei, Malaisie, Singapour, Indonésie, Philippines] s’étaient entendus pour ne plus inviter le général Min Aung Hlaing, chef de la junte, aux sommets régionaux. Une décision qui faisait suite au refus de la Birmanie de respecter le consensus en cinq points appelant, entre autres, à mettre fin aux violences et à rétablir la démocratie.
Une organisation consensuelle
Malheureusement, le penchant de Hun Sen pour une diplomatie fantasque risque de saper un peu plus la cohésion de l’Asean et de renforcer l’influence de la Chine dans la région. Qu’il s’agisse de la crise en Birmanie ou des tensions en mer de Chine du Sud, il est probable que le dirigeant cambodgien adopte la ligne de Pékin tout en prétendant vaguement se soucier de l’unité de l’Asean.
Il est vrai que l’Asean fonctionne conformément aux principes associés de musyawarah (“consultation”) et muafakat (“consensus”). Et au fil des décennies, les États membres, aussi différents soient-ils, ont réussi à éviter les désaccords sérieux sur les questions géopolitiques sensibles en s’appuyant sur un système de prise de décision fondé sur le consensus.
Mais ce que l’on omet souvent de mentionner au sujet de l’organisation, c’est que celui des dix pays membres qui assure la présidence tournante chaque année a le pouvoir de décider à quelles questions accorder la priorité. Ainsi, en 2017, le président de l’Asean de l’époque, Rodrigo Duterte, , avait fait de la lutte contre le crime international et le trafic de drogue une priorité régionale.
Le précédent de 2012
Manière pour le président philippin de promouvoir l’offensive meurtrière lancée contre la drogue dans son pays, plutôt que de mettre en place un véritable mécanisme régional pour s’attaquer à la criminalité en Asie du Sud-Est.
La présidence de l’Asean a, en outre, le pouvoir d’émettre unilatéralement un communiqué dans l’éventualité où les États membres ne parviendraient pas à s’entendre sur un problème régional crucial, comme quand les Philippines ont publié leur propre communiqué sur la crise des Rohingyas en 2017 tandis que la Birmanie et la Malaisie étaient occupées à se disputer au sujet d’une déclaration commune.
La dernière fois qu’il a été président de l’association, en 2012, Hun Sen avait ouvertement courtisé Pékin dans l’espoir d’obtenir des largesses et de s’assurer la bonne volonté de la Chine. Il avait gagné une visite du président chinois de l’époque, Hu Jintao, alors que ce dernier n’était à son poste que depuis quelques mois, avec à la clé des propositions d’investissements de grande envergure et de développement des relations commerciales.
Pas de communiqué commun
Hu, de son côté, avait clairement invité son homologue cambodgien à ne pas aller “trop vite” dans les négociations sur un code de conduite de l’Asean en mer de Chine visant à limiter la capacité de Pékin à dominer les voies navigables contestées. Reconnaissant, Hun Sen avait promis à ses mécènes chinois qu’il veillerait à ce que les litiges internes ne “s’internationalisent” pas sous son mandat. [Les zones maritimes sont contestées en mer de Chine du Sud entre la Chine et plusieurs pays de l’Asean dont le Vietnam, les Philippines et l’Indonésie.]
Plusieurs mois plus tard, l’Asean s’est retrouvée impliquée dans une crise sans précédent quand le Cambodge s’est efforcé de bloquer systématiquement toute discussion sur les tensions en mer de Chine du Sud. Pour la première fois de son histoire, le bloc n’est pas parvenu à émettre un communiqué commun. Ce qui a provoqué la colère de membres fondateurs comme les Philippines, qui venaient tout juste de perdre le contrôle du récif de Scarborough à l’issue d’un bras de fer de plusieurs mois avec la Chine.
À la fin de 2012, Hun Sen, sans aucun remords, a même eu un vigoureux échange verbal avec Benigno Aquino, président philippin de l’époque, qui, en désespoir de cause, avait alors prévenu : “L’Asean n’est pas la seule solution pour nous. En tant qu’État souverain, nous avons le droit de défendre notre intérêt national.”
La Chine en terrain conquis au Cambodge
Depuis, Hun Sen n’a cessé de s’opposer à la nécessité d’une gestion multilatérale de la mer de Chine du Sud. En fait, tout en resserrant son emprise sur le Cambodge, il est devenu encore plus dépendant de l’appui stratégique de Pékin. Aujourd’hui, les investisseurs chinois ont la haute main sur les grandes régions côtières du pays, et des installations navales chinoises seraient en construction à Ream, sur le golfe de Thaïlande.
Dans le même temps, les relations stratégiques entre Phnom Penh et Washington sont au plus bas. Leur coopération dans le domaine de la sécurité a cessé. Leurs désaccords se sont accentués au sujet des droits de l’homme et autour des liens avec Pékin. Les États-Unis n’ont plus guère de moyens de pression sur le dirigeant cambodgien, qui s’oriente de plus en plus vers la Chine.
Cette année, il faut s’attendre à ce que l’Asean emboîte globalement le pas à Pékin sur les contentieux régionaux. Il est peu probable que Hun Sen aille jusqu’à bloquer les discussions sur la mer de Chine du Sud, ce qui pourrait déclencher une motion de censure de la part d’États membres importants comme l’Indonésie. Mais il ne manquera sans doute pas de minimiser l’importance de la question et de se faire l’écho de la position chinoise en préconisant une approche bilatérale des litiges maritimes.
Une histoire qui bégaye
On voit mal comment les négociations toujours plus stériles sur le code de conduite pourraient aboutir à une véritable percée cette année. Et en ce qui concerne la Birmanie, Hun Sen adopte là encore la position de la Chine en soulignant qu’il est essentiel de maintenir le dialogue avec le régime, ce qui serait la seule solution pour éviter une “guerre civile”.
Toutefois, un soutien inconditionnel aux généraux birmans risque de condamner à terme le consensus en cinq points de l’Asean et, par conséquent, tout espoir d’un retour de la démocratie. D’aucuns disent que l’histoire ne se répète pas. Or, dans le cas de Hun Sen et de la présidence de l’Asean, elle se reproduit bel et bien. Et c’est tout simplement la Chine qui tirera le plus grand parti de sa diplomatie de flibustier.
Richard Heydarian
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