Ministre de l’Économie, Gordon Brown fut le véritable architecte économique du projet blairiste. Ses premières mesures auront de quoi refroidir ceux qui pensaient que Brown serait plus progressiste que « tory » [1] Tony. Elles viseront à accroître les pouvoirs exorbitants de la police et de la justice dans la lutte contre le terrorisme. Dans son discours d’investiture à la tête du parti, Brown a indiqué qu’il n’y aurait pas de retour aux « recettes du passé ayant fait faillite », entendez à une politique moins libérale. C’est bien un blairiste qui succède à Blair. La gauche travailliste vient de subir deux défaites d’envergure. John Mc Donnell, son candidat à la direction du parti, a dû déclarer forfait face à Brown, et John Cruddas, favori de la gauche au poste de numéro deux, a lui aussi été battu au profit de la très centriste et consensuelle Harriet Harman.
Les initiatives anticapitalistes à l’extérieur du Parti travailliste peinent encore à constituer une véritable alternative de masse au blairisme, même si les succès partiels de la coalition Respect aux dernières élections locales sont encourageants. La coalition Respect a dû se contenter de succès partiels aux dernières élections locales. Une autre tentative de constituer un front large d’organisations anticapitalistes a été lancée récemment par les anciens « entristes » du Socialist Party. Mais elle semble déjà minée par des dissensions.
Dans un contexte de faible combativité sociale, Brown n’a pas d’opposition de masse sur sa gauche. Le social-libéralisme continuera de dominer le Parti travailliste et la majorité du champ politique britannique. Le projet néotravailliste, invaincu, renfermerait-il la recette idéale de gestion du capitalisme mondialisé, celle qui parvient à poursuivre l’offensive néolibérale tout en endormant le mouvement ouvrier ? Le blairisme s’est avéré un ennemi redoutable, de par l’habileté d’une stratégie idéologique qui anesthésie ses oppositions, et de par sa capacité à brouiller son bilan aux yeux d’une grande partie de l’opinion publique.
Sédatif idéologique
Dès les années 1990, les « modernisateurs » blairistes avaient pour objectif de prouver qu’ils pouvaient conduire l’entreprise libérale mieux que Thatcher, et de défendre la justice sociale mieux que la « vieille » gauche keynésienne. Pour que la base ouvrière du Parti travailliste accepte d’intégrer la philosophie du marché dans son corpus programmatique, le projet du New Labour devait être crédible sur sa gauche. Son idéologie de la « troisième voie » constituait un compromis opportun, mélange de néorévisionnisme social-démocrate, d’idées de gauche à la mode issues des nouveaux mouvements sociaux, et de néolibéralisme high-tech. Plutôt que d’attaquer frontalement le mouvement ouvrier, comme l’avait fait Thatcher, la stratégie idéologique de Blair consistait à siphonner les idées de la gauche par le centre.
Au gouvernement, le thatchérisme avait administré un traitement néolibéral de choc, coupant la nation en deux. La mission de ses successeurs travaillistes était de réconcilier le peuple avec le libéralisme et de lui conférer une légitimité sociale. Cette rhétorique a largement pénétré les syndicats et une partie de la gauche, traumatisés par le thatchérisme. À tel point que ceux-ci se révèlent incapables de tirer les leçons de dix ans de gestion sociale-libérale et de s’opposer à Gordon Brown. Pour l’éphémère champion de la gauche molle, John Cruddas, Blair serait « sur la bonne voie », mais il aurait pu encore mieux faire. Une attitude typique du mode de (non) réflexion estampillée New Labour. Blair a géré le pays comme une entreprise mixte. Il a alors propagé l’idée selon laquelle une politique gouvernementale s’analysait comme un bilan d’entreprise, en termes de pertes et profits, de gains et de contreparties. Jamais d’échec, mais des étapes à franchir ; jamais de défauts, mais des insuffisances à combler.
Faillite sociales, méga-profits
John Cruddas met au crédit du Labour d’avoir fait baisser le chômage, d’avoir investi de manière permanente dans les services publics, d’avoir instauré un salaire minimum, et permis une plus grande reconnaissance des syndicats. Sous l’égide de Brown, la Grande-Bretagne a effectivement connu la plus longue période de croissance économique depuis 200 ans. Mais qui a profité de ce boom économique et qui en a fait les frais ? Si le chômage a baissé, les conditions et les horaires de travail en Angleterre sont parmi les pires en Europe. Les services publics ont été à tel point délaissés sous Thatcher qu’une reprise minimale de l’investissement était indispensable.
Sous Blair, la privatisation a pris des formes variées. Le gouvernement a « réorganisé » les services publics selon des méthodes de management inspirées du secteur marchand, en imposant des financements privés dans les services hospitaliers par exemple. Les partenariats public-privé dans la gestion des services publics entraînent des dysfonctionnements et une lourdeur de gestion, sans parler des cas de gabegie purs et simples. Accumulant les erreurs et les milliards de dettes de fonctionnement, certaines entreprises privées rompent leur contrat public, les actionnaires empochent les dividendes et l’État doit payer la note.
Quant au salaire minimum fixé par Blair, non seulement il est en deçà du niveau exigé par les syndicats, mais il empêche ceux qui le reçoivent de toucher certaines allocations sociales. Le marché du travail britannique demeure l’un des moins régulés parmi les nations développées. La politique de Blair a causé un creusement des inégalités, un accroissement de la grande pauvreté. La reconnaissance légale des syndicats n’est qu’une faible compensation du maintien des lois antisyndicales thatchériennes. Le règne de Blair a surtout correspondu à une montée en puissance sans précédent des « super-riches », dont l’État et les partis politiques sont devenus captifs.
Le Guardian notait que, sous Blair, la Grande-Bretagne était devenue le « premier terrain de jeu pour milliardaires au monde ». Cela n’a pas empêché l’ancien Premier ministre d’affirmer, dans son dernier discours au congrès du Parti travailliste, qu’il n’y avait « plus de classe dirigeante en Grande-Bretagne, c’est le peuple qui dirige » ! Gordon Brown sera le nouveau grand maître du double langage. Jusqu’à ce qu’une alternative de gauche et de lutte se dessine, les exclus du paradis néotravailliste doivent se contenter d’observer, impuissants, les têtes de gouvernement changer, au grand bonheur des milliardaires de la nouvelle ère sociale-démocrate.
Brève
La guerre au cœur de Londres
Rouge
Gordon Brown, le successeur de Tony Blair, venait à peine d’être intronisé dans ses fonctions, que la Grande-Bretagne connaissait trois tentatives d’attentats visant Londres et Glasgow. De quoi rappeler aux gouvernants britanniques à quels désastres sanglants mène la soumission à la politique de guerre sans limites de l’administration Bush.
Sur le terrain, en Irak ou en Afghanistan, les corps expéditionnaires de la Grande-Bretagne subissent, autant que l’US Army, l’enlisement provoqué par des occupations qui n’ont mené aucun des deux pays à la paix et à la démocratie. L’Irak est aujourd’hui en voie de désintégration, aux mains d’une élite corrompue et aux ordres de la puissance tutélaire américaine, en proie aux attentats autant qu’aux affrontements communautaires. L’Afghanistan n’est pas en meilleure situation, six ans de présence étrangère ayant seulement offert la possibilité aux talibans de se réorganiser et de défier les contingents de l’Otan (qui intègrent une composante française). Les conséquences de ce véritable chaos organisé se font quotidiennement sentir, à l’échelle de l’ensemble du monde musulman, permettant à des réseaux terroristes de recruter de nouveaux adeptes.
Comme toujours, les peuples font les frais des stratégies de conquête et de domination. Ceux, bien sûr, des régions directement concernées par les occupations, qui voient leur souveraineté foulée au pied. Mais aussi ceux des métropoles occupantes, qui se retrouvent littéralement pris en otages et menacés d’attentats aveugles. Le combat contre les guerres et les occupations n’a aucune raison de s’interrompre.