Ainsi, avec un bilan aussi constant d’opposition aux guerres illégales lancées par des puissances impérialistes, il est tout à fait compréhensible que je me sois opposé et que j’aie condamné l’invasion russe de l’Ukraine et que j’aie soutenu l’armement des Ukrainiens qui combattent l’invasion de leur pays.
Solidarité avec les mineurs ukrainiens
Mon engagement en Ukraine remonte à près d’une décennie. Au cours des 50 dernières années, j’ai soutenu les luttes syndicales ici [au Royaume-Uni] et dans le monde entier. Je me suis fait connaître pour cette activité de solidarité.
Il n’est donc pas surprenant que l’on m’ait demandé, il y a neuf ans, d’offrir mon soutien aux mineurs ukrainiens en grève pour protester contre la baisse de 50% de la valeur réelle de leurs salaires imposée par les compagnies minières. Des sociétés minières qui étaient tombées entre les mains d’oligarques russes affairistes et fraudeurs.
J’ai rencontré des délégations de mineurs de l’Independent Union of Miners et organisé une séance d’information à la Chambre des Communes pour les député·e·s, les militant·e·s du Labour et les syndicalistes. Nous avons organisé un piquet de grève lors de l’assemblée générale de la compagnie minière organisée par Roman Abramovich, son principal actionnaire, au stade de football de Chelsea [club qui lui appartenait depuis 2003]. J’ai défendu leur cause au Parlement.
La campagne déterminée des mineurs a permis une avancée avec une augmentation de 20% du salaire.
Depuis lors, un certain nombre d’entre nous ont fondé la Campagne de solidarité avec l’Ukraine (Ukraine Solidarity Campaign), puis, au fil des ans, nous avons collaboré dans le cadre de campagnes syndicales avec la Confédération des syndicats libres d’Ukraine. Le syndicat des mineurs et la Confédération se sont efforcés de faire la démonstration que le pouvoir des travailleurs et travailleuses, et non le pouvoir militaire, était la force capable de triompher du nationalisme chauvin et d’unir tous les travailleurs et travailleuses dans la lutte pour la justice sociale et la promotion d’une Ukraine unie et multiethnique.
La fondation du Mouvement social ukrainien
Grâce aux mineurs, je suis entré en contact avec des socialistes, des anarchistes et des antifascistes ukrainiens, qui ont ensuite formé le Mouvement social.
Ces personnes, jeunes pour la plupart, s’étaient associées aux syndicats indépendants lors des manifestations de Maïdan [de novembre 2013 à février 2014, aussi qualifiées de Révolution de la Dignité] pour soutenir le renversement [le 22 février 2014] de la présidence corrompue de Viktor Ianoukovytch, soutenue par la Russie, et pour s’opposer à la croissance des groupes fascistes.
Des syndicalistes actifs ont formé la base de ce nouveau potentiel parti socialiste Sotsialnyi Rukh (Mouvement social), réunissant des militant·e·s de divers groupes de gauche, des sociaux-démocrates aux marxistes, en passant par les féministes, les éco-socialistes et les défenseurs des droits de l’homme. Se définissant comme une large coalition de gauche, le Mouvement social a pour objectif déclaré de remplacer le système existant de capitalisme oligarchique par un socialisme démocratique.
Son programme comprend la socialisation de l’économie par la nationalisation et le contrôle des travailleurs et travailleuses, la justice en matière fiscale, l’égalité pour tous et toutes et l’opposition à l’impérialisme, quelle que soit son origine. Opposés à l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, nombre des syndicalistes qui composent ce mouvement progressiste sont néanmoins sensibles à la protection juridique des droits des travailleurs et travailleuses ainsi que des droits humains que leur apporterait l’adhésion à l’Union européenne (UE).
Depuis Maïdan, c’est cette coalition de syndicats libres et le Mouvement social qui a toujours été à la pointe du combat pour des campagnes, des grèves et des manifestations progressistes, syndicales et environnementales. Elle s’est mobilisée de même contre chaque initiative du gouvernement de Volodymyr Zelensky [en fonction depuis mai 2019] visant à restreindre les droits du travail, les libertés syndicales et les libertés civiles.
Après l’annexion de la Crimée par Poutine [en 2014] et la montée des campagnes séparatistes dans les régions du Donbass, le syndicat des mineurs a rejeté tout sectarisme nationaliste et a fait campagne pour la solidarité des travailleurs afin de surmonter les divisions. Lorsque la violence s’est installée dans ces régions, de nombreux mineurs et leurs familles ont été contraints de fuir. Des responsables du syndicat ont été arrêtés et emprisonnés.
A l’écoute des socialistes ukrainiens
Face à cette évolution, il était logique pour moi de me référer à ces camarades et collègues syndicalistes pour connaître leur point de vue sur la situation. Ils ont été clairs quant à la menace croissante de la Russie. Bien qu’il y ait effectivement eu des combats dans le Donbass pendant huit ans, néanmoins, avant le 24 février 2022, lorsque les médias ont rapporté des informations sur les troupes et les chars russes se massant aux frontières de l’Ukraine, je restais sceptique quant à la possibilité que Poutine soit assez imprudent pour risquer de lancer une invasion à grande échelle.
Les événements du 24 février 2022 ont prouvé que moi et beaucoup d’autres avions sérieusement et tragiquement tort. La question qui se posait alors aux socialistes et aux syndicalistes ukrainiens était simple et immédiate. Se défendront-ils ou permettront-ils à l’invasion de réussir ?
Les appels à une mobilisation massive d’un mouvement pacifiste international pour stopper l’invasion étaient malheureusement peu réalistes étant donné la rapidité et la violence implacable de l’invasion et la poursuite de la répression dure et brutale d’un mouvement pacifiste naissant en Russie.
Les Ukrainiens étaient confrontés à la perspective réaliste de la subordination de leur pays par un agresseur impérialiste. Ils ont donc fait ce que, je crois, beaucoup d’entre nous auraient été amenés à faire dans ces circonstances et que nous avons appuyé ailleurs, là où sont livrées des guerres impérialistes. Mes camarades socialistes et syndicalistes ukrainiens, qui ne croyaient en rien d’autre que l’internationalisme, la solidarité et la paix, ont rejoint la force territoriale [organisée de manière décentralisée, régionalement] pour arrêter l’agresseur.
Que pouvaient-ils faire d’autre ?
Pour ceux qui remettent en question leur décision, je pose simplement la question : que pouvaient-ils faire d’autre ?
Lorsque des manifestations non violentes contre les envahisseurs ont été tentées, elles ont été réprimées avec brutalité, avec des arrestations et des déportations dans des camps de filtration. Selon les preuves qui ressortent, la brutalité a dégénéré en meurtres, tortures et viols systématiques. La défense armée pour endiguer la vague d’agression violente a été jugée comme la seule option pour les membres du Mouvement social et des syndicats libres afin de se sauver eux-mêmes, leurs familles et leur pays.
Les socialistes, les syndicalistes et les militants pour la paix au Royaume-Uni ont à juste titre condamné l’invasion et ont appelé à la paix ainsi qu’à la fourniture d’une aide humanitaire, notamment en soutenant l’ouverture des frontières pour les Ukrainiens fuyant la guerre et demandant le droit d’asile.
Dans la foulée, nous déplorons que les gouvernements successifs n’aient pas reconnu la nécessité d’ouvrir les frontières et de fournir de l’aide aux demandeurs d’asile provenant des nombreuses autres zones de guerre dans le monde.
Cela laissait encore ouverte la question de savoir si la gauche devait soutenir la fourniture d’armes aux Ukrainiens pour qu’ils puissent se défendre. Dès le départ, je ne voyais pas d’autre option réaliste que de soutenir leur droit à se défendre. Les tentatives pour obtenir un accord de paix, en faisant appel aux Etats qui avaient des relations avec Poutine – la Turquie ou l’Inde – n’ont même pas réussi à assurer un cessez-le-feu.
La résistance armée des Ukrainiens a surpris la plupart des commentateurs en stoppant l’élan de la vaste armée russe. Cependant, le coût en vies et en souffrances humaines, tant ukrainiennes que russes, a été effroyable.
La guerre un an après
La guerre dure maintenant depuis un an, le printemps est proche et une nouvelle offensive russe est prévisible, pour autant qu’elle n’ait pas déjà commencé.
Alors qu’aucun accord de paix n’est en vue et que les missiles russes pleuvent à nouveau sur les villes ukrainiennes, j’ai rencontré sur Zoom cette semaine des camarades du Mouvement social et du Syndicat des mineurs pour leur demander leur avis. Ce que j’ai trouvé déprimant par moments, c’est la tendance de certains stratèges de salon au Royaume-Uni à ignorer les voix des Ukrainiens, en particulier les voix ukrainiennes de notre propre mouvement socialiste et syndical. Durant les réunions Zoom – où l’on peut entendre les sirènes donner l’alerte qu’un missile approche – j’ai écouté alors les appréciations sur la situation actuelle de nos camarades socialistes et nos collègues syndicalistes, hommes et femmes.
Tous souhaitent fermement la paix, mais ils/elles ne croient pas que la paix puisse être obtenue tant que l’invasion de leur pays ne sera pas mise en échec. Tous veulent une Ukraine qui soit un pays réunifié, fondé sur le respect des langues et des cultures de tous ses citoyens et citoyennes.
Ils rejettent ce qu’ils décrivent comme l’impérialisme de l’Est ou de l’Ouest. Tout ce que j’ai entendu de leur part est un raisonnement de principe en faveur de l’autodétermination, et pour que les Ukrainiens et Ukrainiennes soient en mesure de décider de leur propre avenir.
Mais pour y parvenir, ils avaient une requête simple, celle de recevoir les armes nécessaires pour repousser la prochaine offensive de la Russie avec ses missiles et son armée terrestre massive. Pour eux, il s’agit d’une guerre défensive qui, en cas de succès, pourrait imposer un règlement négocié. Ils ne voient pas d’autre moyen d’obtenir les conditions politiques d’un accord.
Ils ne voient pas d’autre moyen d’obtenir l’espace politique nécessaire à un accord. Ils veulent retrouver cette situation de paix pour débarrasser leur pays des oligarques qui ont profité de l’exploitation des travailleurs et travailleuses ainsi que des ressources naturelles de leur pays. Ils veulent mettre le socialisme démocratique à l’ordre du jour en Ukraine.
Il n’y a rien qu’ils aient dit avec lequel je puisse être en désaccord. C’est pourquoi j’ai soutenu la fourniture d’armes aux Ukrainiens pour qu’ils puissent continuer à défendre leur pays.
Arguments sur ce qu’il faut faire
Nombreux sont ceux et celles qui s’y sont opposés et il y a eu un peu de trolls virulents, traditionnels, sur les médias sociaux. Toutefois, je n’ai pas rencontré de véritable argument convaincant contre la fourniture des armes dont nos camarades ukrainiens ont besoin pour protéger leur liberté.
Il y a la position pacifiste pure et simple qui repose sur le fait que les gens de tous bords refusent de se battre. Je respecte ce point de vue, mais je dis simplement que, à l’heure actuelle, je regrette vivement qu’il n’y ait aucune chance que cet appel soit entendu avec un impact suffisant pour arrêter cette guerre. Néanmoins, cela ne signifie pas que nous ne devrions pas continuer à défendre l’idée qu’aucune guerre n’aurait lieu si les gens refusaient l’appel au combat.
Certains ont affirmé qu’il ne s’agit que d’une guerre par procuration (proxy war) entre deux puissances impérialistes, l’OTAN et la Russie, et que les socialistes ne devraient pas y prendre part.
Je comprends ce point de vue, mais comme Taras Bilous l’a souligné [voir son article publié le 6 août 2022 sur le site alencontre.org] , on peut dire que pratiquement toutes les guerres, depuis la guerre froide, peuvent être considérées comme une guerre par procuration entre les puissances impérialistes, mais cela n’a pas empêché la gauche de porter un jugement sur les différentes situations et causes et de soutenir les luttes de libération dans ce cadre.
Par exemple, la gauche a soutenu la résistance du Vietcong face à la domination des Etats-Unis au Vietnam, bien que le Vietcong ait été armé par la Chine et la Russie.
D’autres ont fait valoir que l’envoi d’armes supplémentaires risque d’entraîner une escalade de la guerre. Il est vrai que les armes envoyées seront certainement utilisées. Toutefois, pour l’Ukraine, il s’agit d’une guerre défensive et les armes réclamées sont destinées à la défense.
Ce qui est certain, c’est qu’un refus de fournir les armes dont les Ukrainiens ont besoin pour se défendre signifie que les chances de réussite de l’invasion russe sont considérablement accrues. Alors « une paix » serait obtenue, mais ce serait une paix instable imposée par la force d’occupation russe.
Un nouvel appel aux négociations de paix a été lancé, que je soutiens de tout cœur. Malgré les tentatives de divers intervenants, aucuns pourparlers n’ont eu lieu et les perspectives de rencontre entre les deux parties sont plutôt sombres.
Les années de négociations relatives aux nombreux protocoles de Minsk ont déjà montré combien il est difficile d’obtenir l’adhésion à un accord de paix.
Néanmoins, il convient de saisir toutes les opportunités, aussi inattendues soient-elles, y compris la récente offre du président brésilien Lula, pour autant qu’il soit explicitement clair qu’il appartiendra aux Ukrainiens de décider du caractère acceptable de tout accord de paix.
Entre-temps, Poutine n’ayant pas admis qu’il envisageait un cessez-le-feu, les troupes et les armes russes s’étant renforcées et les tirs de missiles ayant repris au-dessus de Kiev, les Ukrainiens et Ukrainiennes ont besoin d’armes pour se défendre contre de nouvelles attaques, ne serait-ce que procurer le répit et le temps nécessaires à l’ouverture de négociations.
Il existe également un argument pragmatique fort selon lequel Poutine ne négociera pas tant qu’il entreverra la possibilité d’une victoire militaire, mais il cherchera également à éviter l’humiliation d’une défaite.
En plus des armes
La guerre a dévasté l’économie de l’Ukraine et beaucoup considèrent qu’un plan à la dimension du plan Marshall est nécessaire pour fournir une aide immédiate de base humanitaire et pour reconstruire son infrastructure physique, industrielle et environnementale lorsque la paix sera rétablie.
L’objectif des syndicats et des socialistes du Mouvement social est de garantir l’instauration d’une paix fondée sur les droits syndicaux, le contrôle des travailleurs et travailleuses ainsi que la propriété publique. Il existe une grande opportunité pour les socialistes et les syndicalistes du Royaume-Uni de travailler en solidarité afin de soutenir nos camarades ukrainiens dans leurs campagnes et dans leur implication pour la construction de cette nouvelle Ukraine.
Mais avant tout, notre devoir est de fournir les moyens matériels qui leur permettront d’obtenir cette opportunité.
John McDonnell était membre du cabinet fantôme du Labour de 2015 à 2020, durant la période où Jeremy Corbyn était « chef de l’opposition officielle ».
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