La crise actuelle peut être envisagée sous différents angles, dans l’immédiat et à plus long terme. La guerre en Ukraine dure depuis huit ans maintenant. Des gens meurent chaque jour. 14 000 soldats et civils ukrainiens ont été tués. Nous ne savons pas combien de personnes ont été tuées du côté russe. Il y a 1,9 million de personnes déplacées à l’intérieur du pays, forcées de quitter la Crimée occupée par la Russie ou l’est de l’Ukraine. Pendant ce temps, la guerre pèse sur l’économie ukrainienne et le budget de l’État, sapant encore davantage les systèmes de sécurité sociale, d’éducation et de santé. Sans parler de l’impact sur la Russie, dont le gouvernement ne révèle pas le nombre réel de ses propres victimes. Je pense qu’il y a une forte probabilité que cette guerre dégénère en quelque chose d’encore plus grave.
Nous voyons le projet russe d’expansion impérialiste régionale et le projet américain d’intégration de l’Europe centrale et orientale dans son propre ordre international s’affronter à la frontière orientale de l’Ukraine. Le problème ne disparaîtra pas tant que cette rivalité impérialiste ne sera pas surmontée. Je ne pense pas que les grandes puissances y parviendront en concluant un accord au-dessus de la tête des Ukrainiens. La question centrale est celle de l’autodétermination de l’Ukraine en tant que nation et en tant qu’État.
Considérez-vous que la menace qui pèse sur l’Ukraine est symétrique ?
L’agression militaire est venue du côté russe – l’occupation de la Crimée et son incorporation à la Fédération de Russie contre la volonté de la majorité de sa population, la présence de troupes russes à la frontière, le soutien aux mouvements séparatistes dans les provinces ukrainiennes de Louhansk et de Donetsk. L’objectif de l’État russe est de contraindre l’État ukrainien à subordonner sa politique étrangère, militaire et économique à la Russie.
Par ailleurs, le soutien militaire occidental à l’Ukraine est très faible. Le soutien occidental vient en fait des institutions financières internationales, qui ont accordé des prêts très importants au gouvernement ukrainien et aux entreprises privées. Leur objectif principal est de se faire rembourser ces prêts. Il n’y a guère d’investissements productifs dans l’économie ukrainienne, à moins qu’ils ne soient liés à l’acquisition d’actifs par des entreprises occidentales et à l’exportation de leurs bénéfices.
Quel est donc le problème de l’adhésion à l’OTAN ?
L’OTAN déclare que l’adhésion est ouverte à l’Ukraine, mais l’Ukraine n’a pas été invitée à adhérer. Un pays ne peut être admis à l’OTAN s’il a un différend territorial interne non résolu. L’adhésion de l’Ukraine n’est tout simplement pas à l’ordre du jour. La Russie affirme que l’OTAN constitue une menace pour sa sécurité parce que les États de l’OTAN ont fourni, par exemple, des missiles antichars et des drones qui sont utilisés pour défendre la frontière contre les incursions russes. Il s’agit en réalité d’un soutien minimal. D’éminents dirigeants de l’OTAN en Europe ont déclaré qu’ils ne prendraient pas la défense des États membres dans la Baltique s’ils étaient attaqués par la Russie – et certainement pas de l’Ukraine ou de la Géorgie.
En réalité, Poutine souhaite que les Américains entrent avec lui dans une relation bilatérale directe afin de conclure un accord sur l’Ukraine. Idéalement, il souhaite que les Américains fassent pression sur le gouvernement ukrainien pour qu’il accepte une entité étatique – les soi-disant Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk – à l’intérieur de leur territoire, qui soit responsable devant l’État russe.
Quel est le projet américain en Europe aujourd’hui ? Il n’est plus ce qu’il était après 1989, ou après l’effondrement de l’URSS en 1991, lorsque les États-Unis étendaient leur zone d’influence à l’Europe centrale et orientale, dominant la politique étrangère des États européens en échange de leur intégration économique au marché mondial par l’intermédiaire de l’Union européenne. Je ne pense pas qu’il y ait de preuve que les États-Unis aillent plus loin aujourd’hui par le biais de l’OTAN ou de l’UE, ni qu’ils aient la capacité militaire dans la région autour de l’Ukraine, ni la volonté politique ou un projet cohérent plus large pour cela. En revanche, la Russie a la capacité militaire, la volonté politique et son propre projet cohérent d’intégrer l’Ukraine dans sa sphère.
Certains membres de la gauche comparent la capacité militaire des États-Unis en termes généraux à celle de la Russie et de la Chine et affirment que les États-Unis sont absolument dominants en tant que puissance mondiale. Je ne suis pas d’accord avec cette façon de poser la question. On ne peut pas être tout puissant partout à la fois. En outre, ce qui est décisif, c’est la situation réelle, l’équilibre des forces en Ukraine et dans la région élargie de l’Europe de l’Est.
Pourquoi le conflit s’intensifie-t-il aujourd’hui ?
Poutine croit sincèrement que l’Ukraine n’est pas une nation, que l’État ukrainien est une sorte de fiction politique et que les Ukrainiens n’ont donc certainement pas le droit à l’autodétermination. Il considère les Ukrainiens, ainsi que les Bélarussiens, comme faisant partie de la nation russe. Il l’a dit dès le sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008 et encore récemment dans un essai de 5 000 mots qu’il a écrit en juillet 2021. Je pense qu’il souhaite terminer son mandat en laissant en héritage la réintégration de l’Ukraine dans la sphère d’influence russe. Poutine a déclaré que l’effondrement de l’Union soviétique était la plus grande catastrophe du 20e siècle ; il veut inverser ce cours en reconstituant l’État russe en tant que grande puissance.
La Russie doit subordonner l’Ukraine à son projet d’expansion régionale parce que le territoire ukrainien, sa main-d’œuvre, ses industries de transformation des matières premières et ses installations de transit pour le pétrole et le gaz fournissent aux banques et aux grandes entreprises russes leur principale voie d’accès aux marchés européens, aux investissements de capitaux et aux technologies. L’Ukraine joue un rôle central dans l’accumulation du capital. L’Allemagne est la source la plus importante d’investissements en Russie et la destination d’une grande partie des investissements directs étrangers, du commerce et des prêts russes. Il s’agit d’une relation dont dépendent également de nombreux autres pays du marché unique de l’UE. C’est pourquoi les grandes entreprises allemandes ont continué à faire pression en coulisses pour une résolution rapide de la « crise ukrainienne ».
En termes de revendications immédiates, la Russie n’exige pas la propriété de l’Ukraine, même des régions orientales, de la même manière qu’elle insiste sur le fait que la Crimée est son territoire. Il est plus logique que les territoires relevant de la DNR et de la LNR restent des parties de l’Ukraine, où ils peuvent servir de levier à partir desquelles elle peut agir sur la politique intérieure et étrangère de l’Ukraine. Poutine et d’autres soutiennent que l’Ukraine fait partie de la Russie à un niveau plus général, qu’elle fait partie du « monde russe », comme ils l’entendent. Cependant, je pense qu’ils veulent évoluer vers une situation où cet objectif général peut réellement entrer dans les faits.
Poutine pourrait rester au pouvoir pendant longtemps, je pense qu’il pourrait mourir tout en étant encore en fonction, mais pour l’instant, je suppose qu’il estime que le gouvernement Biden est faible et sous pression, en interne et en termes de position dans le monde, par exemple le retrait d’Afghanistan et, plus généralement, le recul de la puissance américaine dans le monde. Poutine estime qu’il est temps pour lui d’agir et de conclure un accord avec les Américains au détriment de l’État ukrainien et de son peuple.
Que dit la gauche en Ukraine ?
La gauche en Ukraine est minuscule et divisée en plusieurs petits groupes, principalement organisés autour de publications. Je ne suis pas sûr qu’il soit possible de la décrire totalement. Diverses activités sont menées. Dans l’est de l’Ukraine, il existe un groupe des droits humains, dirigé par Pavel Lisyansky, qui documente la répression dans les territoires occupés par la Russie, la criminalisation de ceux qui s’opposent à l’occupation, la suppression de la langue et de la culture ukrainiennes dans le système éducatif. Pendant ce temps, le gouvernement russe accorde la citoyenneté russe aux habitants de ces régions : plus de 802 000 passeports ont été délivrés à ce jour. Il fait traverser la frontière aux habitants de provinces russes pour qu’ils puissent voter aux élections nationales. Des milliers de mineurs, d’ouvriers de la sidérurgie et d’autres ont reçu des emplois et ont été aidés par les autorités pour s’installer dans diverses parties de la Fédération de Russie. Les droits démocratiques élémentaires, y compris les droits des travailleurs à l’auto-organisation et à la représentation indépendante, sont bafoués.
En Crimée, les Tatars de Crimée sont sauvagement persécutés, de nombreuses personnes qui résistent à l’occupation ou la critiquent sont poursuivies et emprisonnées. La Crimée connaît de graves problèmes environnementaux en raison de l’installation rapide de bases militaires russes. Il y a une grave pénurie d’eau. Les ministres du gouvernement russe ont reconnu que seuls 40 % des habitants de la Crimée avaient participé au référendum de 2014 sur le rattachement à la Russie. La proportion de personnes qui soutiennent l’annexion de la Crimée par la Russie est encore plus faible aujourd’hui qu’en 2014, en raison des dommages politiques, environnementaux, économiques et culturels causés par l’annexion. Les groupes de gauche, les groupes démocratiques libéraux et les groupes nationalistes ukrainiens s’efforcent tous de documenter ce type d’injustices. Vous avez des groupes qui aident les personnes déplacées à l’intérieur du pays, les réfugiés qui vivent maintenant dans le pays ou le traversent, les communautés en première ligne de la guerre qui ont besoin de nourriture, de vêtements, d’abris et de documents pour leurs pensions et autres avantages sociaux, les soldats démobilisés qui souffrent de blessures, de traumatismes et qui luttent pour se réintégrer dans la vie civile.
L’organisation Mouvement sociaml à Kyiv, Kharkiv et Kryviy Rih est impliquée dans des conflits du travail. Des recherches sont menées et publiées pour informer le public de la délocalisation massive des bénéfices et de l’évasion fiscale des grandes entreprises, nationales et multinationales, qui appauvrissent continuellement le système de santé, d’éducation et de protection sociale. Une campagne est actuellement en cours pour empêcher une modification en profondeur de la législation du travail. Le Code du travail de l’ère soviétique est en train d’être réécrit par le parlement ukrainien, sapant et détruisant la protection du travail et le droit à la représentation syndicale. La guerre n’est pas la seule cause des maux du pays. Mais elle a incontestablement creusé son sillon et sape la capacité de la population à reproduire les conditions économiques, sociales et psychologiques nécessaires à une vie normale.
Que dit la gauche sur la guerre elle-même ?
Certains groupes s’opposent à l’occupation russe de la Crimée et à son soutien aux mouvements séparatistes de l’Est, et exigent le retrait complet des forces russes. Toutefois, il existe également une gauche stalinienne, comme au Royaume-Uni – des groupes qui usent d’un langage de la gauche mais ne s’opposent pas à l’impérialisme russe. Je ne suis pas sûr de savoir lesquels des deux sont dominants mais les deux sont très petits.
Selon moi, la position correcte des socialistes est que la question de l’Ukraine orientale et de la Crimée doit être résolue par le peuple ukrainien et que les gouvernements étrangers n’ont pas le droit de s’en mêler. Que dirais-je si j’étais un citoyen ukrainien ? Il est évident qu’une certaine forme de réconciliation est nécessaire entre les groupes opposés qui se sont développés dans l’est de l’Ukraine au cours d’une longue période – des groupes qui ont des perspectives différentes pour les sociétés dans lesquelles ils vivent. Mais ces négociations ne peuvent avoir de sens que si les forces russes se retirent totalement de cette région et de la Crimée. Comment peut-on négocier entre deux ou plusieurs groupes lorsque quelqu’un tient une arme ? On ne peut pas résoudre les problèmes démocratiquement ou pacifiquement si la coercition est un ingrédient du processus. L’action militaire ukrainienne dans les régions orientales est essentiellement défensive. L’État ukrainien n’a pas déclenché cette guerre. Il n’y a pas de troupes ukrainiennes ni de forces soutenues par l’Ukraine sur le territoire russe. L’Ukraine n’a jamais menacé la Russie. C’est tout le contraire.
Il existe une minorité russe en Ukraine, une minorité substantielle, 20 % au total, qui se concentre précisément dans ces deux parties du pays. Mais les Russes sont là depuis plus de 150 ans ; ils font partie de la société. Ils n’ont pas fait l’objet de discriminations en tant que minorité. Au contraire, historiquement, ils ont été une minorité privilégiée en Ukraine. La langue et la culture ukrainiennes ont fait l’objet de discriminations dans l’empire russe, puis en URSS, de l’époque de Staline à la fin de l’ère Brejnev. Je recommande la lecture de l’ouvrage d’Ivan Dziuba, Internationalism or Russification, une critique de la politique soviétique en matière de nationalités. Il est disponible en traduction anglaise. Je n’accorde aucun crédit aux arguments selon lesquels les Russes d’Ukraine sont aujourd’hui victimes de discrimination en tant que minorité nationale.
Les gouvernements des « républiques populaires » de Louhansk et de Donetsk ne sont pas des gouvernements indépendants. Ils sont nommés et financés par la Fédération de Russie. Leurs politiques sont définies par le gouvernement russe. Des institutions au sein des ministères russes sont chargées de gérer ces soi-disant républiques. Lorsque l’État russe n’aime pas ceux qui les dirigent, il les remplace, et lorsqu’il ne le peut pas, il les assassine.
Quelle est la nature du gouvernement ukrainien ?
Il y a un parlement et une présidence élus – c’est un système présidentiel assez fort. Il existe une série de partis politiques qui, dans l’ensemble, sont des instruments de puissants groupes financiers et oligarchiques. Il n’y a pas de parti social-démocrate de masse ou de parti du mouvement ouvrier.
Cependant, contrairement aux fantasmes de la gauche pro-russe en Occident, l’extrême droite est une force assez marginale. Elle n’a jamais attiré plus de 2,3 % du vote populaire lors d’une élection nationale. Comparez ce chiffre à celui de l’Allemagne, de l’Autriche et de la France.
Quels sont les débats en Ukraine sur la guerre ?
Je pense qu’il est important d’examiner l’opinion publique populaire, qui n’est pas nécessairement bien reflétée par le parlement. Le sentiment dominant dans la société ukrainienne est un désir de paix et de fin de la guerre. Il y a un débat permanent sur la manière de parvenir à cette paix. Le président Zelensky a déclaré qu’il était prêt à négocier avec la Russie pour mettre fin à la guerre. Une grande partie de la société soutient cette idée. Il existe des désaccords au sein du public et entre les partis politiques quant au type de plateforme sur laquelle les négociations devraient être menées. Certains pensent que les accords de Minsk II [2015] constituent une base satisfaisante pour négocier la fin de la guerre et réincorporer l’Ukraine orientale dans l’espace politique de l’Ukraine.
D’autres rejettent cette idée, soulignant que l’Ukraine a été forcée d’accepter ce règlement après une intervention militaire de la Russie. Elle a introduit des gouvernements autonomes qui ont sapé la souveraineté de l’Ukraine. Enfin, le courant nationaliste et d’extrême droite s’oppose avec véhémence à toute négociation avec la Russie tant qu’elle ne s’est pas retirée complètement.
Naturellement, certains éléments de la gauche défendent des positions similaires, tandis que d’autres adoptent une position opposée – la situation est donc assez complexe.
Quel est votre point de vue ?
Cela dépend de l’objet des négociations. Par exemple, il devrait y avoir des négociations sur l’échange de prisonniers de guerre. Il y a la question des prisonniers politiques en Russie qui ont été emprisonnés pour avoir protesté contre la guerre de la Russie – c’est évidemment une question que la gauche russe et la société russe doivent aborder, mais je pense qu’il est légitime que la partie ukrainienne la soulève également.
Il faut un retrait négocié des forces militaires des zones où se déroulent les combats. Il ne s’agit pas seulement d’un cessez-le-feu, mais d’un retrait à une distance significative de la frontière et de la création d’une zone d’exclusion aérienne. Il s’agit principalement des forces russes, mais les forces ukrainiennes pourraient également se retirer pour permettre la conclusion d’un accord de paix. En fin de compte, l’Ukraine doit reprendre le contrôle de son côté de sa frontière initiale avec la Russie. Il y a déjà eu des tentatives en ce sens, qui ont toujours échoué. Les armes les plus lourdes devaient être retirées en premier, puis les armes de moyenne portée, et ainsi de suite. Ces tentatives ont toujours échoué, les deux parties se rejetant la faute. Quoi qu’il en soit, il est clair que cela ne peut se faire sans négociations. Mais en ce qui concerne les dispositions politiques internes et les lois régissant la société ukrainienne, l’État russe ne devrait jouer aucun rôle, que ce soit directement ou par l’intermédiaire des « républiques » de la DNR et de la LNR. Ces questions devraient relever exclusivement de la compétence du peuple ukrainien et être résolues par ses représentants élus. Il s’agit d’une question fondamentale d’autodétermination.
Des forces de maintien de la paix pourraient être déployées dans la région pour aider à mettre fin aux combats. Logiquement, ces forces devraient être stationnées le long de la frontière originelle de l’Ukraine avec la Russie et toutes les forces et armes étrangères devraient être retirées du théâtre de la guerre. Mais la Russie insiste sur le fait qu’elle ne participe pas à la guerre, qu’elle veut faciliter la fin des combats en tant que partie neutre, dans ce qu’elle définit comme un conflit interne à l’Ukraine. Sur la base de ces affirmations de neutralité, elle insiste pour fournir des troupes russes aux forces de maintien de la paix de l’ONU et pour placer ces forces à l’intérieur de l’Ukraine, le long des lignes de front des États séparatistes avec l’armée ukrainienne. Cela ne ferait que maintenir la confrontation et permettrait à la Russie de continuer à approvisionner les États séparatistes par l’intermédiaire de leur frontière commune actuelle. Les Ukrainiens affirment à juste titre que la Russie est partie prenante du conflit, ce qui signifie qu’elle ne peut pas faire partie d’une force de maintien de la paix selon les règles de l’ONU. Mais la guerre de l’Ukraine est avec la Russie qui a armé l’insurrection séparatiste. Si la Russie cessait d’armer et de soutenir la DNR et la LNR, le conflit pourrait être résolu par des moyens pacifiques.
Existe-t-il une tension entre la défense de la paix et la défense de l’autodétermination de l’Ukraine ?
Il n’est pas contraire à l’autodétermination de dire qu’il serait bon que des gens ne soient pas tués tous les jours, que le niveau de tension diminue, que l’hémorragie économique cesse. Actuellement, il y a des retraités qui doivent traverser chaque mois la ligne de front d’une guerre pour aller chercher leur misérable petite pension. Les besoins fondamentaux des gens ne peuvent être rétablis que si la paix règne.
Les Etats-Unis parlent de « sanctions » contre la Russie pour la dissuader d’envahir l’Ukraine. Que pensez-vous de cette idée et que devrait dire la gauche à ce sujet ?
Je considère que ces propos signifient que les États-Unis n’interviendront pas militairement en faveur de l’Ukraine et que leur menace de sanctions économiques est en réalité dirigée ailleurs. Il s’agit d’un signal codé adressé à la Russie, selon lequel les États-Unis peuvent empêcher la mise en service de Nord Stream 2. En d’autres termes, ils peuvent utiliser la crise ukrainienne pour nuire aux relations économiques entre la Russie et l’Allemagne, ce qui s’inscrit dans leur stratégie européenne plus large visant à maintenir ces deux pays à l’écart. Je ne vois pas l’intérêt pour la gauche de prendre position face à une telle menace. Elle devrait plutôt nous faire comprendre la nécessité de développer notre propre stratégie pour préserver la paix en Europe, pour transformer les relations entre ses peuples sur la base des valeurs que nous défendons.
Que pensez-vous qu’il va se passer ensuite, et que devrait faire la gauche au niveau international ?
Nous avons besoin d’un mouvement international pour mettre fin à cette guerre. Qui, au sein de la gauche, se joindra à un tel mouvement anti-guerre ? Dans de nombreuses régions du monde, la gauche est très affaiblie et profondément divisée. Le campisme, qui consiste à se ranger du côté d’un bloc de pouvoir plutôt que du côté des opprimés, est une maladie qui a affaibli l’autorité morale de la gauche et sa capacité à s’exprimer sur toutes sortes de questions. Mais pour autant que nous puissions parler de « la gauche », nous devons changer le récit des objectifs et des intérêts des États pour nous intéresser à ce que vivent les Ukrainiens et les Russes à la suite de la guerre. Les gens qui meurent, les personnes déplacées, les quatre millions d’Ukrainiens contraints de travailler à l’étranger parce qu’ils ne peuvent pas trouver d’emploi dans leur propre pays, en partie à cause de la guerre. Nous devons parler de tout cela et avoir un discours qui se concentre sur le peuple, pas sur les grandes puissances – et sur cette base, trouver des moyens de soutenir concrètement le peuple. Au niveau international, la gauche devrait construire un mouvement anti-guerre pour empêcher les grandes puissances d’alimenter la guerre.
Pour ce qui est de la suite des événements, des représentants de la Russie et des États-Unis entameront des pourparlers à partir du 12 janvier. L’objectif principal de Poutine est d’imposer une solution à l’État ukrainien et au peuple ukrainien. S’il peut obtenir des concessions significatives dans ce sens de la part des Américains, il sera satisfait. Le minimum serait d’amener les Américains à persuader ou à contraindre les Ukrainiens à revenir sur les accords de Minsk et à retirer la Crimée de l’ordre du jour.
Les Russes pourraient concéder certaines choses pour parvenir à leurs fins. Les Américains s’inquiètent de voir les Russes et les Allemands renforcer leurs relations et mettre de plus en plus les États-Unis à l’écart de la politique et de la sécurité européennes. Comme je l’ai mentionné, il y a la question du gazoduc Nord Stream 2, qui renforcera considérablement la coopération économique entre la Russie et l’Allemagne une fois qu’il sera pleinement opérationnel. Si les Russes font un compromis, par exemple pour que le gaz continue à passer par l’Ukraine et par le nouveau gazoduc, les Américains pourraient accepter de faire pression sur l’Ukraine pour qu’elle reprenne les négociations avec les séparatistes, qu’elle abandonne définitivement la Crimée ou qu’elle accepte de nouvelles limitations de sa souveraineté. Ainsi, les États-Unis et la Russie pourraient tenter de résoudre la crise selon leurs propres termes, alors qu’ils se battent pour gagner ou conserver une position dominante en Europe.
Cependant, si l’on regarde l’histoire du 20e siècle, les grandes puissances n’ont jamais vraiment résolu les conflits impliquant des États plus petits et des nations sans État. Elles ne résoudront pas le conflit ukrainien sans les Ukrainiens, qui n’accepteront pas le statu quo. Les Ukrainiens ont choisi d’être un peuple indépendant. Ils résisteront. Le conflit ne peut être résolu qu’avec leur participation directe. S’il n’est pas résolu, je crains qu’il ne s’aggrave et ne compromette gravement la paix en Europe.
Sacha Ismail
Marko Bojcun
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