Il y a un an éclatait un conflit de haute intensité, faisant des centaines de milliers de morts, dans un pays situé à 1.300 km à vol d’oiseau de Bruxelles, c’est-à-dire aussi proche que le Portugal. Un conflit qui a fait déplacer 6 millions de citoyens ukrainiens à l’intérieur de leur pays et 8 millions à l’extérieur. De leur côté, 900.000 Russes ont émigré depuis le début de la guerre.
Comment qualifier cette guerre ? Parlerions-nous de « guerre en Ukraine », comme l’écrivent la plupart de nos médias ? Fort heureusement, personne en Occident ne reprend la terminologie du Kremlin, cette « opération spéciale militaire » insignifiante. Mais l’appellation « guerre en Ukraine » reste problématique, car elle anonymise l’agression. Comme en 2014, lors de la « guerre du Donbass », craignons-nous d’appeler un chat un chat ?
Un certain raisonnement anti-impérialiste voudrait nous donner mauvaise conscience. Ne faudrait-il pas éviter de nous mêler de ce qui ne nous regarde pas ? Le peuple ukrainien mériterait-il notre solidarité parce que blanc, tandis que d’autres peuples opprimés, non ? Irions-nous jusqu’à offusquer la Russie, première puissance nucléaire au monde ? Et puis, n’avons-nous pas assez de soucis chez nous ? N’avons-nous, Occidentaux, rien à nous reprocher en tant qu’anciens pouvoirs colonisateurs ? Notre action collective était-elle toujours à la hauteur de nos discours, ou n’était-elle pas plutôt empreinte de calcul économique et de lâcheté ? Ces questions sont légitimes, mais elles tétanisent. Elles préparent un récit dont on ne peut s’extraire.
Nous tenterons quant à nous une autre approche, qui va au-delà de la guerre idéologique entre « atlantistes » et « anti-impérialistes ». Un an après l’invasion, les lignes bougent au sein du monde associatif belge et européen. Nous avons à nous expliquer entre nous. C’est une bonne chose.
Sortons pour cela des visions binaires et entrons dans la complexité historique de cette partie de l’Europe. Car, pour comprendre les tensions identitaires contemporaines, il faut étudier la complexité inextricable du passé.
Des histoires singulières
Jusqu’où faut-il regarder en arrière pour comprendre le présent ? Loin, si l’on sait l’importance symbolique du premier État des peuples slaves orientaux (Russes, Biélorusses et Ukrainiens) : la Rus’ de Kiev, fondée dès le 9e siècle de notre ère par les Vikings. C’est à Kiev que Vladimir le Grand, grand-prince de la Rus’ de Kiev, a inauguré la christianisation de la Russie de Kiev, en se convertissant à l’orthodoxie byzantine (988). Kiev gardera tout au long de son histoire l’aura de ville sainte pour l’Église orthodoxe russe et reste considérée comme le berceau de la civilisation russe.
L’Ukraine se sépara de la Russie en février 1917, après que l’empire russe fut renversé par les révolutionnaires. Mais, le pays, aux frontières fluctuantes, fut l’objet d’âpres luttes armées jusqu’en 1922, année de fondation de la République socialiste soviétique. L’Ukraine intégra alors l’URSS. Elle y restera jusqu’en 1991. Dans l’entre-deux-guerres, le peuple ukrainien souffrit terriblement, subissant la répression du nationalisme et de la paysannerie et une russification forcée. Entre 2,6 et 5 millions d’Ukrainiens moururent dans la période trouble stalinienne des années 1932-1933, un épisode que les Ukrainiens appellent le « Holodomor » (« extermination par la faim »). Le ressentiment de la population paysanne ukrainienne envers l’oppression exercée par une URSS dominatrice explique, sans la justifier, la collaboration d’une partie de la population avec l’envahisseur allemand en 1941, tandis qu’une autre partie lutta au sein de l’armée rouge. Dans l’ensemble, la Seconde Guerre mondiale fit 8 millions de morts en Ukraine. Le pays en sortit meurtri.
L’histoire de la Crimée, annexée en 2014 par la Fédération russe, est également complexe. Cette région porte de nombreuses cicatrices antérieures au conflit russo-ukrainien, notamment la sombre guerre de Crimée de 1853-1856. Sa situation stratégique, au cœur de la mer Noire, lui a valu d’être l’objet de luttes et de conquêtes. En 1783, Catherine II y fonda Sébastopol, base de la flotte impériale russe, et inaugura une longue période de colonisation et de déplacements forcés. Sous l’URSS aussi, Staline déplaça les peuples, vidant la Crimée en grande partie des Tatars, peuple d’origine turque.
En 1954, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev offrit la Crimée à l’Ukraine pour sceller « l’amitié russo-ukrainienne », un acte qui à l’époque paraissait sans conséquence. Mais en 1992, un an après l’éclatement de l’URSS, la Crimée accepta par référendum de faire partie de l’Ukraine, à condition de bénéficier d’une large autonomie. Si la Russie post-soviétique a, elle aussi, reconnu la cession effective de la Crimée et les frontières officielles de l’Ukraine, elle n’a en réalité jamais cessé d’y intervenir, notamment par la distribution de passeports russes aux populations russophones. La Crimée s’est continûment russifiée, au point d’être actuellement composée à plus de 80% de russophones.
Enfin, l’histoire du Donbass, région de l’est de l’Ukraine composée des deux oblasts largement russophones de Donetsk et Luhansk, est liée à son sous-sol riche en hydrocarbures et en métaux. Ces terres, au départ des steppes peu habitées, prirent toute leur importance dès la révolution industrielle. On venait de partout pour creuser les entrailles houillères et forger l’acier du Donbass. La gestion des mines était souvent aux mains d’Anglais ou de Belges. La ville de Donetsk fut fondée par un industriel gallois et, fin du 19e siècle, on dénombrait plus de 10.000 Belges dans la région du Donbass. Le destin de cette région est vraiment unique au sein de l’Union soviétique qui y a investi lourdement. En 1991, lorsque l’Ukraine gagna son indépendance, la population du Donbass approuva la scission à plus de 83%, mais elle souffrit âprement de la crise économique, plus encore que les autres régions de l’ancienne URSS. Ici aussi, la Russie n’a jamais cessé de tenter d’influencer les politiques régionales, alimentant le mécontentement vis-à-vis du pouvoir de Kiev et scellant des accords avec les dirigeants locaux.
Ces détours par l’histoire sont nécessaires pour comprendre les regards mutuels ukrainiens et russes sur un passé partiellement partagé. Mais le passé est passé et ne revient pas. « L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellectuel ait élaboré. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines », écrivit Paul Valéry en 1932 [1]. Les discours à charge historique de Poutine en sont la preuve.
Une entrée en guerre mal réfléchie
L’invasion du 24 février 2022 n’était pas une fatalité. Et, par divers efforts diplomatiques, les chancelleries occidentales ont tenté de l’éviter. Le problème est toutefois que le pouvoir russe considère son voisinage comme un système solaire. Ses pays voisins sont censés rester en orbite autour de Moscou. Ce n’était pas le cas de l’Ukraine. Du côté européen, on ne voit pas les choses de la même manière : l’Ukraine pourrait maintenir des liens de coopération avec Moscou tout en s’ouvrant à l’Occident, sans exclusive. Cette différence d’appréciation géopolitique, ainsi que le manque de compréhension européen quant à la manière de penser du Kremlin, explique en grande partie l’extrême impréparation des économies et États européens. Dépendants du gaz russe comme jamais auparavant, ayant réduit toujours plus les armées, et tout particulièrement leurs composantes terrestres, ils ont entamé l’année 2022 désarçonnés et inquiets, plus dépendants militairement de Washington qu’auparavant [2].
Ce jour-là donc, Vladimir Poutine adresse un discours emblématique aux populations russe et ukrainienne en qualifiant l’invasion d’opération militaire spéciale. Cette invasion poursuit, selon les dires de Poutine, deux objectifs : protéger les habitants de l’Ukraine, que le gouvernement de Kiev menacerait de « génocide », et « démilitariser » et « dénazifier » l’Ukraine. Toute cette terminologie est hautement problématique.
Il y a là le renversement qui caractérise classiquement les théories du complot. Poutine qualifie d’ailleurs l’invasion d’opération « préventive » et « défensive ». Très vite, le législateur russe va sanctionner lourdement l’usage de mots qu’il considère comme inappropriés, tel que « guerre ». Notons en passant la réalisation de ce que Georges Orwell avait appelé « doublepensée » dans son roman dystopique 1984 : les mots indiquent pour la propagande à la fois une chose et son contraire afin de rendre impossible l’expression claire de tout esprit critique. En Russie, « conquête militaire » devient « libération », « occupation » devient « pacification », les bombardements de cibles civiles deviennent « militaires ».
Le Kremlin n’a jamais revu publiquement ses objectifs. Il les réitère même régulièrement. Au fur et à mesure que s’en éloigne la réalisation concrète, il laisse planer le doute sur les perspectives de réalisation. Outre la nostalgie historique, on voit bien l’intérêt économique et militaire de conquérir tout le sud du pays, privant ainsi l’Ukraine d’un accès à la mer Noire et au commerce maritime. Des déclarations d’officiers russes traduisent même la volonté d’étendre la Russie jusqu’à la Moldavie et sa région sécessionniste, la Transnistrie.
La campagne militaire et surtout l’offensive nord sur la capitale Kiev depuis la Biélorussie se soldent sur un échec. Les objectifs ambitieux semblent désormais inatteignables. La Russie a toutefois remporté de nouvelles terres d’occupation, au sud et à l’est. Tout cela au prix d’une sérieuse dégradation de ses capacités militaires ainsi que d’une perte de vraisemblablement plus de 100.000 morts dans les rangs russes.
Réponses de l’Occident
L’Occident a réagi de plusieurs façons, par la mise en œuvre de sanctions contre la Russie, et par une aide financière et une assistance militaire à l’Ukraine. Les sanctions sont diverses : elles visent des personnes en situation de responsabilité ou d’influence, mais aussi le secteur financier, notamment par l’exclusion de certaines banques du système international SWIFT, l’importation et l’exportation de biens et les médias russes actifs à l’étranger.
L’ensemble est remarquable, car nos dirigeants avaient jusque-là évité d’appliquer des mesures qui toucheraient également de manière significative les économies occidentales. En revanche, si l’on analyse la participation spécifique de la Belgique à l’effort européen ou occidental, la situation n’est pas sans poser question. En effet, les chiffres de commerce extérieur de la Banque nationale de Belgique laissent entrevoir une hausse de 60,9% des importations depuis la Russie, si l’on compare la période de mars 2022 à novembre 2022 à la même période en 2021. Ce constat étonnant, malgré les sanctions, s’explique par plusieurs facteurs. Il y a tout d’abord le gaz russe, dont l’importation en Belgique se fait par bateau, ce qui lui évite l’embargo européen sur le gaz acheminé par pipeline. La Belgique détient à Zeebrugge le premier port européen de gaz liquéfié (LNG) et la hausse des volumes importés en 2022 a surtout servi à l’Allemagne, très dépendante du gaz. Une part de l’augmentation du commerce en gaz tient également à la hausse des prix de 2022. Mais d’autres importations de biens russes sont également restées constantes, celles des métaux, des diamants et des composants de produits pharmaceutiques. Cette observation met le doigt sur deux phénomènes : la plupart des sanctions commerciales provoquent des flux alternatifs de compensation, et la participation à l’effort commun européen est très inégale.
L’Ukraine, quant à elle, bénéficie d’une aide colossale de l’Occident. Le Kiel Institute calculait au 21 février 2023 que l’Ukraine avait reçu depuis l’invasion, ou allait recevoir, une aide totale de 138,5 milliards d’euros, à savoir 46,4% sous forme d’aide financière, 44,9% d’aide militaire et 8,7% d’aide humanitaire, et ce de la part de quarante pays [3]. Au sein de l’UE, l’assistance financière et militaire se répartit elle aussi de manière très inégale, l’Estonie dépensant jusqu’à 1,25% de son PIB, tandis qu’un pays comme la Belgique octroie une aide d’une valeur équivalente à environ 0,3% de son PIB.
Les livraisons d’armes de l’Occident à l’Ukraine se font par vagues successives. Au départ, l’aide était surtout composée d’armes dites défensives (armes anti-char, défenses anti-aériennes). S’y sont ajoutés par la suite le matériel aux standards soviétiques, puis l’artillerie aux standards de l’OTAN, les véhicules blindés occidentaux et, enfin, les chars de combat.
Cette aide astronomique et les déplacements successifs des lignes rouges portent-elles le risque d’une escalade russe vers une internationalisation ou vers une nucléarisation ? Il y a dans le chef des États occidentaux ce dilemme constant : d’un côté, la volonté d’être solidaires avec un pays agressé, candidat à l’UE et en voie de démocratisation et, de l’autre, une incompréhension et un malaise vis-à-vis de la Russie, première puissance nucléaire au monde, exportatrice de matières premières toujours nécessaires aux économies occidentales. Différents biographes de Vladimir Poutine affirment qu’en négociation, il ne comprend que le langage de la force.
Comment dès lors signifier aux décideurs russes notre opposition ferme à la guerre d’occupation et à l’annexion ? La seule perspective qui vaille est une approche prudentielle qui délibère de manière constante, tant sur base de critères moraux et légaux que des évolutions concrètes. Rendons compte, du point de vue de la société civile, de la complexité invraisemblable de la décision politique. Car si la critique est aisée, l’art est difficile. Tout particulièrement l’art de gouverner par temps de guerre.
Frédéric Rottier directeur du Centre Avec.
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