La fin du mois de février a marqué le premier anniversaire de la guerre impérialiste de la Russie en Ukraine. Ashley Smith, de Tempest, s’entretient ici avec le socialiste ukrainien Vladyslav Starodubstev, qui s’exprimera lors d’un panel organisé par le Réseau de solidarité avec l’Ukraine (US) et accueilli par Haymarket Books le 25 février 2023. Starodubstev discute de la stratégie socialiste en Ukraine, d’une approche de principe de l’internationalisme, et de la manière dont la gauche internationale peut construire la solidarité entre les exploités et les opprimés, de l’Ukraine à la Palestine.
Ashley Smith : La gauche ukrainienne est confrontée au défi de se joindre à la résistance à l’invasion et à la conquête des terres ukrainiennes par les forces russes et celui de faire entendre une position indépendante des élites et du gouvernement. Quelle est votre approche en général, et quels sont les principaux arguments et initiatives que vous présentez ?
Vladyslav Starodubstev : Nous agissons conformément à notre programme et à nos principes. Nous sommes solidaires de ce que fait le gouvernement pour aider l’Ukraine à gagner la guerre. Nous soutenons ce que le gouvernement de Volodymyr Zelensky fait sur le front diplomatique, politique et militaire pour assurer l’unité dans l’effort de guerre. En même temps, nous luttons contre ses politiques anti-ouvrières et anti-sociales, la corruption et le thatchérisme idéologique.
C’est important car le gouvernement agit d’une manière qui affaiblit la capacité de l’Ukraine à gagner. En fait, certaines de ses décisions sont tellement incompétentes, malavisées et motivées par l’idéologie qu’elles peuvent presque apparaître comme un sabotage inconscient. Les exemples sont nombreux, qu’il s’agisse de la réduction de l’impôt sur les riches, de la déréglementation de l’économie, de l’affaiblissement des droits sur le lieu de travail, de l’attaque des droits syndicaux, des coupes dans les services sociaux ou de l’incapacité à fournir un logement à des millions de personnes, y compris les personnes déplacées à l’intérieur du pays. Pire encore, malgré les demandes des mouvements sociaux pour que le gouvernement construise de nouvelles usines de munitions afin de renforcer nos forces de défense contre la Russie, le gouvernement a placé les coupes budgétaires au-dessus de la préparation militaire, compromettant ainsi notre capacité à nous défendre.
De telles critiques à l’égard du gouvernement ukrainien sont en fait monnaie courante. Il est donc étrange pour nous d’entendre dire qu’il faut « critiquer le gouvernement de Zelensky ». Nous, ainsi que de nombreux autres Ukrainiens, le faisons tout le temps, ce qui souligne la réalité de la démocratie dans notre pays par rapport à la Russie, où une telle critique vous conduit en prison. Nous sommes fidèles aux institutions démocratiques, mais cela ne signifie pas que les gouvernements élus ne méritent pas d’être critiqués et de protester ouvertement. En fait, la critique et la protestation font partie de notre loyauté envers la démocratie !
Nous soutenons le gouvernement actuel en termes d’unité militaire et diplomatique pour la victoire dans la guerre. Mais nous le critiquons vivement dans la plupart des autres domaines, en particulier ses politiques intérieures néolibérales, qui perturbent l’unité dans l’effort de guerre. Elles fracturent notre société, provoquent l’instabilité sociale et augmentent la pauvreté. Nous nous y opposons énergiquement.
Il en va de même pour ses positions internationales discutables sur Israël ou la Chine. Par exemple, le gouvernement ukrainien semblait initialement prêt à s’abstenir sur une résolution des Nations unies condamnant la politique horrible de la Chine à l’égard de sa minorité ouïghoure au Xinjiang. La pression populaire exercée sur le gouvernement l’a contraint à revenir sur sa position. Ce n’est là qu’un exemple de la manière dont la pression politique exercée par la base a empêché l’adoption de décisions néfastes et corrompues.
Un tel activisme est essentiel pour corriger et contrôler le gouvernement, garantir la démocratie et lutter pour la prospérité sociale. Les membres de Sotsialnyi Rukh participent à tous ces efforts. Même pendant la guerre, notre organisation n’a pas cessé un seul jour, alors que nous sommes tous unis contre l’invasion de la Russie et son occupation de notre terre. Il est essentiel de faire les deux. Nous nous battons non seulement pour notre survie et notre indépendance, mais aussi pour une société dotée d’un espace démocratique permettant la critique et la dissidence et de conditions économiques garantissant une vie meilleure à la majorité dans notre pays.
AS : L’un des domaines où vous risquez d’entrer en conflit avec le gouvernement de Zelensky est sa tentative de s’attirer les faveurs d’Etats réactionnaires et oppressifs, en particulier Israël. Tout d’abord, pourquoi Zelensky est-il si déterminé à conclure une alliance avec le gouvernement de Benjamin Netanyahu, en particulier quand celui-ci entretient des relations amicales avec Vladimir Poutine ? Deuxièmement, comment avez-vous contesté cette attitude et exprimé votre solidarité avec la lutte des Palestiniens pour leur libération nationale ?
VS : Les relations de l’Ukraine avec Israël et la Palestine sont, pour le moins, étranges. L’Ukraine a reconnu la Palestine comme un Etat souverain. Elle a une ambassade palestinienne, des relations diplomatiques avec l’Autorité palestinienne (AP), et était membre du Comité pour l’exercice des droits inaliénables du peuple palestinien (CEIRPP) jusqu’à son retrait en 2020. L’Ukraine n’avait pas annoncé ce départ, il est donc permis de penser que la raison en était d’ordre géopolitique.
Malheureusement, de nombreuses actions du gouvernement sont guidées par les stéréotypes et la géopolitique. De nombreux Ukrainiens considèrent à tort Israël comme un modèle à suivre - une « démocratie de guerre » confrontée aux États autocratiques qui l’entourent. Pour certains, Israël et la Palestine sont une question d’identité civilisationnelle : ils considèrent que la Palestine est « alignée sur la Russie », tandis qu’Israël est considéré comme faisant partie du « monde occidental ». Pire, certains comparent même le rôle de l’AP avec l’occupation russe de Donetsk, de la Crimée et de Luhansk. Cela peut conduire le gouvernement et la population à prendre des positions terribles.
Néanmoins, la diplomatie ukrainienne a effectivement défendu des positions cohérentes avec la reconnaissance de la Palestine et de ses revendications. Mais non sans contradictions. Tout récemment, l’Ukraine a voté en commission en faveur d’une résolution de l’ONU demandant une enquête de la Cour internationale de justice sur l’occupation israélienne, mais n’a pas assisté au vote de l’Assemblée générale « afin de donner une chance à la relation avec Netanyahu ». Le vote en commission est en fait cohérent avec les votes précédents et ne peut être expliqué comme une « pression sur Israël pour soutenir l’Ukraine. » Pourtant, il y a suffisamment d’exceptions qui sont le produit de compromis géopolitiques pour préserver des « relations saines » avec Israël et aussi afin d’obtenir des armes pour combattre la Russie.
Sotsialnyi Rukh, contrairement au gouvernement et à ses positions contradictoires, est guidé par les principes universels des droits de l’homme et la reconnaissance du droit des nations opprimées à l’autodétermination, à la démocratie et à la liberté sociale. Nous appliquons ces principes à toutes les nations, indépendamment de la géopolitique. Ainsi, nous sommes constamment solidaires de la Palestine et de sa lutte contre l’occupation israélienne. Nous publions régulièrement des déclarations et des articles de soutien à la Palestine, et nous essayons d’informer les Ukrainiens des crimes commis par Israël contre les Palestiniens.
Nous savons que la position de l’AP sur l’Ukraine n’est certainement pas bonne. Mais cela ne justifie pas le refus de notre solidarité. Nous espérons jouer un rôle dans l’éducation des Ukrainiens sur ce qui devrait être un sentiment naturel de solidarité entre les peuples, chacun à sa manière opprimé par l’impérialisme et sous occupation.
AS : Vous avez récemment participé à une émission avec Bill Fletcher, Ramah Kudaimi, et Rafael Bernabe sur le réseau The Real News Network au sujet de la solidarité entre les nations opprimées dans les luttes contre l’impérialisme. L’une des questions que vous avez abordées était l’attention disproportionnée portée à l’Ukraine par rapport à d’autres nations comme la Palestine. Ce phénomène est souvent utilisé par les campistes et d’autres personnes pour « dénigrer » l’Ukraine, en opposant sa lutte à celle d’autres nations opprimées, en particulier celles qui sont sous la coupe des États-Unis et de leurs alliés. Comment abordez-vous cette question ? Comment ces luttes peuvent-elles être considérées comme complémentaires et non comme conflictuelles ?
VS : Il est vrai que l’Ukraine reçoit actuellement beaucoup d’attention dans les médias et dans le monde, bien plus que d’autres nations opprimées. Ceux d’entre nous qui font partie de Sotsialnyi Rukh le reconnaissent. Pour nous, c’est une responsabilité d’utiliser cette attention pour élargir la portée de la lutte.
Je comprends parfaitement la frustration que ressentent les gens lorsque leur expérience est minimisée alors que celle de l’Ukraine est amplifiée. Il y a certainement deux poids deux mesures qui découlent de la géopolitique et du racisme. Cette inégalité d’attention peut semer la méfiance et la malhonnêteté. Nous, à Sotsialnyi Rukh, considérons que l’une de nos tâches consiste à poser la question « Pourquoi une approche aussi inégale ? », à exposer l’incohérence et à utiliser l’attention que le monde porte à notre combat pour mettre en lumière celui des autres.
Nous montrons que les puissances dominantes du monde et les médias n’ont pas une approche d’universalité, de soutien aux droits de l’homme, à la démocratie et à la liberté sans exception. Ces violations de l’universalisme ont même un impact sur l’Ukraine. Par exemple, certaines parties de l’establishment occidental accordent une attention excessive aux exigences de Poutine, s’inquiètent de « lui faire perdre la face » et ignorent les Ukrainiens et nos exigences. Face à cela, nous devons plaider pour un universalisme de principe, régulièrement violé par toutes les puissances dominantes. En faisant cela, nous pouvons offrir une alternative qui construit la solidarité mondiale.
Il y a certainement deux poids deux mesures qui découlent de la géopolitique et du racisme. Cette inégalité d’attention peut semer la méfiance et la malhonnêteté... L’une de nos tâches [est] de poser la question « Pourquoi une approche aussi inégale ? », d’exposer l’incohérence et d’utiliser l’attention du monde sur notre lutte pour mettre en lumière celles des autres.
C’est pourquoi nous attirons l’attention sur d’autres luttes, comme celles menées en Syrie et en Iran. Les Ukrainiens ont tendance à s’identifier à eux plutôt qu’à l’Occident « civilisé ». Nous avons manifesté ensemble et nous nous sommes entraidés par le passé et aujourd’hui. Nous avons mené de nombreuses campagnes de solidarité avec le peuple syrien. Et les communautés syriennes à l’étranger ont été parmi les premières à organiser la solidarité avec les Ukrainiens. Il en va de même pour le peuple iranien. Dans des conditions tragiques, les populations jettent des ponts les unes avec les autres sur la base d’expériences et de traumatismes similaires. Une telle solidarité peut être très responsabilisante.
Ainsi, Sotsialnyi Rukh tente d’utiliser la couverture privilégiée de l’Ukraine dans les médias de masse pour atteindre deux objectifs. Premièrement, gagner plus de soutien pour notre lutte et sauver des milliers de vies de personnes qui vivent sous l’occupation, les bombardements massifs et les menaces d’une nouvelle offensive de l’État russe. Deuxièmement, promouvoir une approche universaliste de solidarité avec toutes les luttes de victimes d’oppression et d’exploitation, de la Palestine au Xinjiang.
AS : L’un des développements les plus choquants a été la trahison de la lutte de libération nationale de l’Ukraine par des pays ayant leur propre expérience de l’oppression nationale, comme l’Afrique du Sud. Michael Karadjis a expliqué de manière pertinente que ces États ne représentent pas la volonté de leur peuple, qui a été dans l’ensemble favorable à la lutte de l’Ukraine, mais celle des élites et de leurs gouvernements. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ? Et quels sont les intérêts de ces États et de ces élites en Russie et dans la Chine qui la soutient ?
VS : Je pense que Michael Karadjis expose intelligemment certaines des positions problématiques adoptées par divers Etats du Sud sur l’Ukraine. Il a certainement raison à propos de certains Etats. Une partie de ce qu’il dit ne s’applique pas, bien sûr, à tous. Certaines des raisons de ces mauvaises positions sont économiques et d’autres sont le résultat d’un manque d’information et d’un manque de connexion avec l’Ukraine et les voix ukrainiennes.
Un autre facteur est l’opération de propagande massive de l’État russe, qui diffuse des informations erronées sur l’Ukraine, son histoire et sa politique. Cette propagande est recyclée dans les grands médias de certains pays et, associée à la russophilie des représentants de l’État, elle évince les voix objectives et les voix ukrainiennes, influençant ainsi l’opinion publique et perturbant ce qui devrait être une solidarité naturelle entre des personnes ayant une expérience commune de l’oppression nationale.
Nous essayons de briser ce mur de propagande en reliant les luttes, en établissant des contacts avec la gauche internationaliste, les syndicats et les mouvements sociaux pour échanger des idées et des leçons. Et nous essayons d’atteindre, au-delà de ces forces, les organisations et les personnalités dominantes, tout cela pour construire la compréhension et la solidarité entre les peuples.
Nos membres se sont rendus en Afrique du Sud, au Brésil et en Inde, et des personnes proches de notre organisation se rendent régulièrement en Palestine. Ces visites ont été essentielles pour transmettre ce qui se passe réellement en Ukraine et expliquer ce que nous considérons comme la base de la solidarité. Grâce à ces connexions personnelles et organisationnelles, nous espérons tisser des liens et une lutte commune pour un monde plus démocratique et plus juste.
AS : Une dernière question sur la politique internationale. L’Ukraine n’a pas d’autre choix que de faire appel au gouvernement américain et à l’OTAN pour obtenir des armes afin de se défendre. C’est essentiel pour la résistance armée. En même temps, ces puissances et l’Union européenne ont un programme néolibéral pour l’Ukraine. Comment vous positionnez-vous à cet égard ? Comment plaidez-vous pour l’autodétermination de l’Ukraine face à ces autres grandes puissances qui, pour leurs propres raisons, soutiennent votre lutte contre l’impérialisme russe ?
VS : En fait, les autorités ukrainiennes utilisent la rhétorique de la lutte contre le « contrôle étranger » comme une couverture pour poursuivre leur propre programme néolibéral, qui est endogène et non imposé. En réalité, l’UE et les États-Unis ont émis des critiques sur les politiques de l’Ukraine. Les fonctionnaires de l’UE disent souvent à l’Ukraine que ses attaques contre les droits du travail violent les normes de l’Organisation internationale du travail et les « principes européens ». En fait, un politicien ukrainien s’est plaint que l’UE ne devrait pas « dicter comment un pays doit organiser son système d’assurance sociale..... Il me semble que nous ne devrions pas autoriser une gestion externe dans notre pays ».
L’aide macro-financière des États-Unis est accompagnée de consignes pour son utilisation sociale. Ainsi, l’UE et les États-Unis ne poursuivent pas une vision néolibérale pour l’Ukraine, et ils critiquent les politiques de marché radicales de l’Ukraine comme étant peu judicieuses. Mais ils ne formulent pas ces critiques avec force en raison de la nécessité de préserver l’unité dans le soutien à l’Ukraine. Ainsi, la rhétorique de l’UE et des États-Unis nous aide en fait, nous, les syndicats et d’autres mouvements sociaux, à promouvoir un programme progressiste.
Même en tenant compte du caractère néolibéral de la politique américaine, Washington utilise dans le cas de l’Ukraine un langage assez différent de celui des États-Unis. Biden, du moins sur le plan rhétorique, essaie d’être un « New Dealer ». Nos fonctionnaires thatchériens réagissent à une telle rhétorique en la qualifiant de « communiste ». Donc, dans notre contexte, Biden rend en fait notre affaire plus facile.
Et elle l’est encore plus lorsque les forces de gauche du monde entier font pression sur leurs gouvernements pour qu’ils mènent des politiques progressistes en Ukraine. C’est ainsi que la gauche internationale, notamment les syndicats, les politiciens, les élus, peuvent jouer un rôle important en nous aidant à combattre le néolibéralisme ici en Ukraine et dans le monde.
AS : Parlons donc un peu plus de la façon dont vous combattez le néolibéralisme. Le gouvernement de Zelensky, même s’il dirige l’effort de guerre, continue de faire pression pour des « réformes » néolibérales, y compris des attaques contre les syndicats et leur droit d’organiser et de défendre les droits des travailleurs et leur niveau de vie. Que dites-vous des politiques de Zelensky ? Et qu’avez-vous fait dans et avec les syndicats et les mouvements sociaux pour résister à ces attaques ?
VS : Nous organisons des campagnes, nous produisons des recherches, nous syndiquons les travailleurs et nous organisons des manifestations pour faire avancer un programme qui renforcera la résistance de notre pays à l’impérialisme russe. Cela nous met en conflit avec le gouvernement sur certaines de ses politiques qui affaiblissent la résistance, comme nous l’avons déjà discuté. Il est de notre responsabilité, en tant que gauche, de lutter contre l’impérialisme, mais aussi de lutter pour l’amélioration de la vie humaine ainsi que pour les droits démocratiques et sociaux. En Ukraine, tout cela fait partie de la même lutte.
Les grandes entreprises ne veulent pas assumer leur juste part de responsabilité dans la lutte contre la guerre. Et le gouvernement adopte souvent une idéologie thatchérienne qui est à la fois préjudiciable à l’unité nationale et franchement incompatible avec la réalité. Cela nous met en conflit avec les grandes entreprises et le gouvernement.
Dans le cadre de nos efforts d’organisation, Sotsialnyi Rukh a lancé TRUDOBORONA (défense du travail). Elle fournit des conseils juridiques et défend les intérêts des travailleurs. Elle a gagné des dizaines d’affaires contre des employeurs. Elle a également dressé une liste noire des entreprises qui ont tiré profit de la guerre, en faisant pression sur elles pour qu’elles cessent ces pratiques. Nous avons également travaillé avec les syndicats pour obliger le gouvernement ukrainien à modérer et à retarder la mise en œuvre de lois anti-travail. Cependant, nous n’avons pas encore réussi à les bloquer. Tout cela montre que, même en temps de guerre, nous pouvons faire avancer les revendications sociales et syndicales contre les entreprises et le gouvernement.
AS : Lors d’une récente réunion du Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine, Zofia Malisz, de Razem, a soulevé la question de savoir si nous devions déjà penser et planifier la reconstruction de l’Ukraine après la guerre. Comme nous le savons, les États-Unis et l’UE vont probablement faire pression pour une reconstruction en termes néolibéraux. Selon vous, quel type de reconstruction est nécessaire ? Comment cela pourrait-il faire partie de la lutte internationale contre le néolibéralisme et le capitalisme ?
VS : Nous devons lutter pour une reconstruction qui place les personnes et leurs besoins au premier plan, une reconstruction basée sur la planification et la coopération. Cette lutte devrait être interconnectée avec la question de savoir comment organiser l’économie maintenant - une économie de guerre - pour unir le pays et concentrer toutes les ressources sur la victoire de la guerre, ce qui inclut la satisfaction des besoins populaires.
Pour la reconstruction après la guerre, nous devrions nous inspirer des précédents historiques. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux pays ont adopté des plans ambitieux de reconstruction et d’édification de sociétés plus justes et plus égales. Le New Deal aux États-Unis a servi de modèle aux autres pays pour l’organisation de leurs économies, et les négociateurs internationaux du New Deal ont poussé à une réforme audacieuse de l’économie mondiale, mais cette vision radicale a été détruite par l’administration Truman et le capital financier, de sorte que seules des bribes ont été adoptées.
Dans le même temps, le gouvernement socialiste britannique dirigé par Clement Attlee a introduit des réformes radicales, notamment la création d’un État-providence, un large éventail de nationalisations, l’extension des logements disponibles et la création du National Health Service. Bien sûr, la Grande-Bretagne ou les États-Unis ne peuvent être comparés à l’Ukraine, car ils étaient des puissances impériales et coloniales. Mais les réformes qu’ils ont mises en œuvre nous donnent des exemples pour restaurer efficacement une économie, centrée sur les gens et leurs besoins.
En Ukraine, nous devrions nous inspirer de ces exemples et d’autres pour notre propre reconstruction. Au cœur de la nôtre doit se trouver un programme de réformes sociales et du travail, de nationalisation et de planification publique, de programmes de protection sociale, de logements abordables, d’inclusion et de décentralisation. Nous devons bloquer toute nouvelle « doctrine de choc » néolibérale comme celles qui ont été imposées aux États post-Yougoslaves après les guerres de Yougoslavie et à l’Irak après l’invasion américaine. Ces doctrines ont provoqué un désastre social, pas une reconstruction.
La reconstruction ukrainienne est un combat entre deux visions du monde, l’une sociale et développementaliste, et l’autre néolibérale. Nous sommes pour la première, tandis que les élites commerciales et les politiciens fondamentalistes du marché sont pour la seconde.
Notre lutte pour une reconstruction progressiste est aussi une lutte internationale. Si nous parvenons à gagner, nous pourrons donner un contre-exemple face au néolibéralisme et à ses stratégies de reconstruction et de relance basées sur l’austérité. Nous pouvons créer un précédent pour d’autres pays qui se reconstruisent. Notre combat s’inscrit donc dans une lutte pour un nouvel ordre mondial plus juste.
Bien sûr, je comprends qu’une telle reconstruction sociale n’est pas synonyme de socialisme. En fait, il s’agit d’une manière tout à fait orthodoxe d’aborder le redressement d’après-guerre. Mais c’est un bon point de départ pour poursuivre une autre façon de penser les questions sociales, politiques et économiques et, à partir de là, un bon premier pas pour ouvrir les gens à une vision socialiste et à une reconstruction beaucoup plus radicale de la société.
De cette façon, l’Ukraine ouvre de nouvelles portes pour des discussions sur ce à quoi notre monde pourrait ressembler. L’invasion de la Russie, ainsi que les actions d’autres États ces dernières années, ont ébranlé l’ordre mondial existant. En même temps, ces tragédies nous ont obligés à lutter pour les droits humains, l’égalité et la démocratie, pour le renouvellement du mouvement socialiste et pour qu’il réaffirme l’internationalisme et l’universalisme.
C’est le contraire du cynisme géopolitique qui domine une grande partie de la gauche, qui excuse ou justifie l’exploitation ou l’oppression exercée par tel ou tel État. Au lieu de cela, nous, en tant que gauche, devons construire la solidarité entre tous les peuples opprimés à travers le monde, sans exception. C’est la base d’un véritable internationalisme engagé dans la libération collective, l’égalité, la coopération et la liberté.
Ashley Smith
Vladyslav Starodubstev
Traduction en français (Deepl, revue et corrigée par Catherine Samary)
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