Chef d’équipe, Jérémy Ganz est très à l’aise à la barre. Presque trop. Il débite ses mots, ses images sans réaliser leur crudité. Avec lui, « il y a tellement de sang qu’il caillait ». Il raconte la mort de son collègue et ami Frédéric Boisseau avec force détails.
Au cinquième jour du procès des attentats de janvier 2015, le récit de cet agent de maintenance pris à partie avec ses collègues par les frères Kouachi en bas de l’immeuble de Charlie Hebdo pourrait donner l’impression d’un homme insensible. Et puis, sans hausser le ton et sans crier gare, Jérémy Ganz a délivré une leçon. Qui s’adresse à tous. Et, en premier lieu, à nous journalistes.
« J’en ai énormément voulu aux médias, explique-t-il. Au début [après la tuerie, ndlr], Frédo n’a pas été cité. On travaille dans la maintenance, pas de problème. Il n’y a pas de sot métier. On a parlé des heures et des heures des pauvres dessinateurs et c’est normal. Mais jamais de Frédo. C’est un être humain pourtant. Qu’est-ce qu’il y a ? Il y a une hiérarchie au niveau de nos métiers ? […] Il a été le premier tué, le dernier enterré ! On ne parlait pas de lui. Lui, c’est le dommage collatéral. […] Je considère que Frédo, c’est le peuple qu’on a oublié ! »
Pancarte en hommage à Frédéric Boisseau, l’une des victimes de l’attentat de « Charlie Hebdo ». © M.T. / Mediapart
Il a raison, nous avons eu tort. La mort de Frédéric Boisseau n’a pas été moins tragique et brutale que celles des onze autres personnes abattues par les terroristes ce mercredi 7 janvier.
Ce jour-là, un encagoulé, qui s’avérera être Chérif Kouachi, se présente à la loge du gardien, située sous un porche à l’extérieur du 10, rue Nicolas-Appert dans le XIe arrondissement de Paris. Une loge où s’affairent trois hommes de la Sodexo.
« CHARLIE ?!
– … »
L’encagoulé fait feu. « Le canon fumait, je me souviens de l’odeur de poudre. J’avais l’oreille qui sonnait », se souvient Jérémy Ganz qui, après le coup de feu, s’agenouille et implore le terroriste : « On est de la maintenance !
– C’est où Charlie Hebdo ?
– On ne sait pas, on vient d’arriver. On est de la maintenance ! »
L’encagoulé repart, répétant pour lui-même : « C’est où, Charlie Hebdo ?! » Dans la loge, Jérémy Ganz se retourne vers ses collègues et découvre l’un d’eux, Frédéric Boisseau, 42 ans, allongé dans une flaque de sang. L’agent qui, quelques instants auparavant, s’affairait sur l’ordinateur pour encoder les badges d’accès à l’immeuble implore désormais : « Je suis touché… Je vais crever… Appelle ma femme ! »
Le chef d’équipe traîne par les bras son collègue à l’agonie jusqu’aux toilettes au fond de la loge. Mais ce n’est pas simple. « Frédo était costaud, il faisait plus de 100 kg […] Et moi j’ai faibli, je suis diabétique. J’étais à genoux, j’avais un manque de sucre. »
Lorsqu’il y parvient enfin, Jérémy Ganz s’y enferme et, une fois en sécurité, caresse la tête du mourant, essayant de le rassurer. Plus haut dans l’immeuble, Jérémy perçoit « les coups de feu ta-ta-ta-tata ». Puis le silence. « Total. Angoissant. » Frédéric Boisseau s’adresse une dernière fois à son collègue : « Dis à mes enfants que je les aime », avant de perdre connaissance.
Soudain, la poignée de la porte est actionnée depuis l’extérieur. Jérémy Ganz garde le silence. « Je me suis dit que c’était foutu. J’ai pris Frédo dans mes bras, je l’ai serré fort. Et mon doigt est entré dans le trou de sortie de la balle. J’ai réalisé que j’avais beau appuyer devant, ça sortait derrière… » De l’autre côté de la porte, on insiste. « Les gars ? » C’est le troisième homme de l’équipe de maintenance.
Jérémy Ganz lui ouvre. Ils sortent Frédéric Boisseau des toilettes. Jérémy veut lui pratiquer un massage cardiaque. Son collègue l’en dissuade. « Laisse tomber, il est mort… »
Alors le chef d’équipe prend son téléphone et appelle la compagne de son ami.
Catherine Gervasoni ne travaille pas le mercredi. Elle s’occupe des deux enfants qu’elle a eus avec Frédéric Boisseau, l’aîné a 13 ans, le plus petit va alors avoir 11 ans. Elle attend à la maison avant de les récupérer au car scolaire. La petite famille habite à la campagne.
Elle reçoit l’appel de Jérémy.
« On nous a tiré dessus ! Frédéric est blessé…
– Ta blague n’est pas marrante !
– Allume la télé… »
Catherine Gervasoni finit par obtempérer. « Et là j’ai vu », raconte-t-elle à la barre de la cour d’assises. Elle a vu l’attentat qui vient de viser la rédaction de Charlie Hebdo faire la une des médias, les coups de feu évoqués mais elle n’est pas au bout de ses peines.
Moby Dick et les douze victimes
Catherine Gervasoni part sur la capitale en train – « c’est bête mais je pensais que Paris serait bouclée et qu’en voiture, on n’y accéderait jamais ». Elle cherche sur Internet l’adresse de l’hebdomadaire, la trouve, s’y rend en taxi. Commence alors un va-et-vient entre la rue Nicolas-Appert et l’Institut médicolégal où elle décide de se rendre. Personne n’est capable de lui répondre à la question simple : où est Frédéric ? On lui a juste dit qu’il n’était pas à l’hôpital. Après deux allers-retours, un jeune policier finit par lui annoncer que son compagnon fait partie des victimes. « Cela faisait cinq heures que je courais partout pour apprendre qu’il était en fait décédé… » Elle rentre chez elle, à la campagne. Retrouver sa famille. « Annoncez cela à ses parents, à nos enfants… Qu’il était parti travailler à 4 heures du matin et qu’il ne reviendrait pas… »
Et pourtant, tout comme Jérémy Ganz qui l’a précédé à la barre, Catherine Gervasoni n’incrimine personne pour ce qu’elle a vécu. À l’inverse, les deux prennent soin de préciser à chaque fois que tous les policiers, les pompiers, les gens de l’Institut médicolégal rencontrés ce jour-là ont tous été prévenants avec eux. Les proches ont été aussi d’un grand réconfort. « On a été très soutenus par nos amis, la famille, explique Catherine. J’habite un petit village, tout le monde se connaît. Ils ont fait bloc. »
Même l’employeur de Frédéric. Arrêtée pendant deux ans et demi – « J’avais peur qu’en prenant le train mes enfants n’aient plus de parents du tout… » –, elle se retrouve sans emploi. La Sodexo lui a alors demandé ce qu’elle pouvait faire pour elle. Catherine Gervasoni est désormais employée de la société de son défunt compagnon, elle travaille à quelques kilomètres de son domicile.
Elle ne se plaint pas. Ou si peu. Si Catherine Gervasoni est là aujourd’hui, c’est parce qu’il est « important de témoigner ». « Pas pour moi, pour Frédéric. » Quand le président de la cour d’assises l’a interrogé sur ses traumatismes, Jérémy Ganz a relativisé son propre cas et mis en avant lui aussi son collègue : « Je n’ai pas le droit de me plaindre, je suis en vie. Je ne me suis pas pris une balle. » Il s’est constitué partie civile « pour honorer la mémoire » de son ami.
Alors qui était Frédéric Boisseau, tombé à l’âge de 42 ans sous la balle d’un terroriste ?
Un collègue « très protecteur, très basé sur l’humain », d’après Jérémy Ganz. « On avait dix ans d’écart, il avait un côté grand frère. Il était mon confident. »
Un père de famille qui emmenait ses enfants dans les bois pour construire des cabanes.
Un homme qui, un jour, s’est assis dans un train et a demandé à une femme qu’il trouvait à son goût si elle voulait un Mars ; avec laquelle il a parlé pendant 40 minutes en oubliant d’échanger leurs numéros de téléphone. Ils vont se chercher durant des jours, lui dans les wagons, elle sur les quais.
Aujourd’hui, Catherine Gervasoni explique n’avoir pas seulement perdu son compagnon. « Frédéric, c’est aussi un ami [elle l’évoque le plus souvent au présent – ndlr]. On peut parler de tout avec lui. Il est ouvert, gentil. Chez nous, il y avait tout le temps plein de monde. Tous les week-ends, il y avait quelque chose à fêter. C’était gai. Ça riait. On était heureux, quoi. »
Pour finir, elle confie, a minima, sans s’étaler, les difficultés qu’elle a eues à récupérer le corps de son compagnon. Dans la matinée, quand Jérémy Ganz avait dit de son collègue « Il a été le premier tué, le dernier enterré ! », on avait compris qu’il s’agissait d’une formule pour dire qu’il avait été relégué à l’arrière-plan médiatique. C’était aussi une réalité. « On a dû réclamer le corps. Un problème de priorité, je pense… », élude Catherine Gervasoni.
Dans la salle, bondée, de la cour d’assises, on n’a pas vu sa réaction, ni même si elle était encore présente à l’audience mais quelques heures après le passage de la veuve de l’agent de maintenance, Sigolène Vinson, une des survivantes de Charlie Hebdo, a livré un témoignage bouleversant (on y reviendra). En conclusion, elle a expliqué s’être fait faire au bras gauche un tatouage après les attentats. Il représente Moby Dick et des barques qui échappent au cachalot maudit. Dans ces barques figurent douze noms, ceux des personnes assassinées le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi. Parmi elles, Frédéric Boisseau.
Matthieu Suc