Matthieu Suc ne connaît que trop bien cette formule de SMS : « T’as vu Arras ? » Une sorte de tournure maudite. « Quand je reçois un message de votre part sous la forme “T’as vu” suivi du nom d’une ville, d’un village, généralement non, je n’ai pas vu, mais je comprends instantanément : on a encore été frappé. »
Matthieu Suc suit les questions de terrorisme à Mediapart depuis 2016, et il en a malheureusement reçu beaucoup, des SMS de ce type : de jour, de nuit, des matins d’automne comme des soirs de fête nationale alors qu’il était en voiture sur le chemin des vacances. Cela fait partie du « deal de départ » : en cas d’attentat, il est mobilisable 365 jours sur 365 – « sauf si je suis en vacances à l’étranger », tient-il à préciser.
Cette fois, c’était un vendredi, comme souvent. Et Matthieu Suc a immédiatement ouvert Twitter (dorénavant appelé X), comme toujours. « Je regarde quelles sont les premières informations disponibles, mais je ne me précipite pas : c’est la doctrine qu’on a définie. On n’est pas dans la course. Peu importe si un terroriste tenait son arme dans sa main gauche ou sa main droite. La réflexion est : comment on va donner du sens à l’événement ? Car écrire vite, c’est prendre le risque d’écrire des bêtises. Et puis la course à sortir les premiers procès-verbaux, raconter en premier que des membres de la famille de l’assaillant ont été placés en garde à vue, c’est une course à l’info que je perdrai 9 fois sur 10 contre des confrères qui, dans ce genre de circonstances, sont trois ou quatre par média à travailler sur cette matière. Et surtout pour sortir une information d’un intérêt limité, une exclusivité éphémère. »
Prendre le temps, donc. Mais ne pas trop tarder non plus. Car, comme toujours, il suffira de quelques minutes pour que toute la France ne parle que de ça : Mediapart se doit donc d’informer ses abonnés. Avec une pression un peu particulière : certains de nos détracteurs, qui fantasment ou font semblant de croire à une complaisance de notre part à l’égard du terrorisme islamiste, guettent chaque retard, scrutent chaque photo, interprètent chaque virgule. Prêts à dégainer à tout moment une polémique inepte sur les réseaux sociaux.
« Dans l’heure qui suit un attentat, je commence à réunir mes dossiers, mes notes d’entretiens récentes, à essayer de comprendre si c’est un événement qui se démarque des précédents ou qui au contraire s’inscrit dans une vague précise, si c’est un mode opératoire nouveau ou répandu ailleurs, etc. Mais en attendant, sur Mediapart, pour informer nos lecteurs, on publie les dépêches AFP », explique Matthieu Suc.
Ce qui crée des situations cocasses. Des proches du Printemps républicain se sont ainsi offusqués de nos titres lors d’un attentat et ont monté une cabale contre nous, alors qu’il s’agissait d’une simple mise en ligne d’une dépêche AFP, qui avait par ailleurs été reprise sur une dizaine d’autres médias sans que personne n’y trouve rien à redire.
Mais au-delà des manipulations militantes, il est vrai que chaque mot pèse. « À quel moment on parle d’attaque ? d’attentat ? Est-ce qu’il s’agit d’un fou ou d’un terroriste ? Sachant que beaucoup de terroristes ont une part de folie ou de dépravations : certains d’entre eux pensent que leur acte va les laver de tous leurs péchés… »
S’agissant d’Arras, le mode opératoire et les premières vidéos n’ont guère laissé de doutes. Mais les situations sont parfois plus complexes à analyser à chaud. En 2020, il fut donc décidé de faire un article pour essayer d’objectiver ces appellations. « Pour expliquer à nos lecteurs comment nous réfléchissons. Mais c’était aussi une sorte de guide à usage interne », rappelle Matthieu Suc.
Car il ne s’agit pas forcément de s’aligner sur les choix judiciaires. Mediapart parle ainsi d’« attentat terroriste » à la mosquée de Bayonne en 2019, même si le Parquet national antiterroriste ne se saisit pas de l’affaire. Il nous aura cependant fallu de longues discussions avant d’arriver à cette conclusion. Le temps long, toujours, « nécessaire pour raconter d’éventuels ratés », relate Matthieu Suc.
Est-ce à dire que notre couverture des attentats se concentre sur les ratés ? « Non, bien sûr. Mais pour les services de renseignement eux-mêmes, s’il y a eu attentat, c’est forcément un échec. Il n’a pas pu être empêché. Et nous, on cherche à comprendre cet échec. Était-ce évitable ? Ou le passage à l’acte était-il imprévisible ? L’idée n’est pas de tirer à boulets rouges sur les services de l’État. C’est là que des sources internes vont nous aider à comprendre de quels éléments ils disposaient, qui ils suivaient, pourquoi ils ont agi ou pas, etc. »
Arras marque en la matière une rupture étonnante, pas encore élucidée. « Dans un premier temps, généralement, je n’appelle pas trop mes sources au sein des services de renseignement car je m’imagine qu’elles sont débordées et que je les verrai tranquillement plus tard, pour avoir un récit plus complet. Mais après Arras, il y a eu un épisode inhabituel. Une source au sein d’un service de renseignement me dit très vite que le terroriste était sous surveillance, qu’il a même été contrôlé la veille ! Je crois disposer d’un scoop. En réalité, d’autres médias l’ont aussi. Cela montre une volonté de la DGSI, voire de l’État, de communiquer sur ce point, qui en apparence les affaiblit pourtant, montre leurs défaillances. Pourquoi cette transparence soudaine ? Parce qu’ils savent que cela se saura tôt ou tard et qu’il vaut mieux contrôler l’information ? Ou parce qu’ils estiment avoir fait correctement leur travail et que ce sont d’autres services de l’État qui ont dysfonctionné ? »
Pour l’instant, Matthieu Suc ne comprend pas. L’enquête ne fait que commencer.
Michaël Hajdenberg, coresponsable du pôle Enquête.
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