Les enseignements de l’Unité populaire ne se réduisent pas à l’échec du réformisme mais englobent toutes les expériences du mouvement populaire durant ces « mille jours qui ébranlèrent le monde. »
En 1967, le cinéaste italien Marco Bellocchio réalisait un film intitulé La Chine est proche. La proximité ou non de la Chine maoïste regarde avant tout les laudateurs passés ou présents du « Grand timonier ». Mais une chose est sûre : le Chili de l’Unité populaire a été et reste proche de tous ceux qui aspirent à remettre en cause l’ordre du capital. Il ne s’agit pas seulement de mémoire (même si les militants et plus largement l’ensemble des travailleurs chiliens le méritent), mais d’une expérience riche d’enseignements.
Comme l’écrit Franck Gaudichaud : « Si l’Unité populaire continue à nous interpeller, c’est qu’elle raconte les difficultés d’un changement radical de société et d’une démocratisation pleine et entière à tous les niveaux, qui puissent réconcilier émancipation et représentation, participation démocratique et appropriation sociale […] Ceci sans nous faire oublier que, dans un tel moment de polarisation, une élite menacée dans ses intérêts fondamentaux est capable de s’appuyer sur le terrorisme d’Etat et l’interventionnisme de puissances étrangères pour rétablir ses privilèges ».
Les deux ouvrages de Franck Gaudichaud fournissent une analyse minutieuse du mouvement social et de la « révolution par en bas », à partir des écrits mais aussi d’entretiens avec des acteurs directs. Joan Garcès, conseiller de Salvador Allende, opposait la « voie politique au socialisme » à la « voie insurrectionnelle » : il s’agissait, à partir d’une victoire électorale, d’enclencher une transition progressive et pacifique au socialisme. Dans ce cadre était recherchée une alliance avec la « bourgeoisie nationale » (alors que la bourgeoisie chilienne est en fait étroitement imbriquée avec le capital étranger).
Par ailleurs, était postulée une sorte d’exceptionnalité de l’Etat et de l’armée du Chili par rapport à leurs homologues latino-américains : l’Etat pourrait être un instrument de la construction du socialisme et l’armée serait animée d’un respect inébranlable du suffrage universel.
Gouvernement du peuple et pouvoir populaire
Bien qu’ayant accédé à la présidence, l’Unité populaire était minoritaire au parlement. Cependant, durant la première année des transformations importantes ont eu lieu : nationalisations de secteurs stratégiques (cuivre, télécommunications et banques), accompagnées de mesures sociales. La situation des couches populaires s’est améliorée et la croissance accélérée.
Dans le même temps se construisait la mobilisation populaire ; dans cette première période, son aspect essentiel était le soutien au gouvernement. Avec Allende, le PC chilien était le plus attaché au maintien de l’orientation de conciliation avec la « bourgeoisie nationale » et la démocratie-chrétienne ; il était pour lui hors de question que le pouvoir populaire en gestation se donne une perspective autre que d’appuyer le « gouvernement du peuple ». Le Parti socialiste, où les courants de gauche étaient importants, critiquait la politique gouvernementale, mais sans aller jusqu’à élaborer un projet alternatif conséquent. Seul le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) insistait sur le caractère inéluctable de l’affrontement avec l’Etat bourgeois.
L’Unité populaire a représenté des aspirations à un changement radical et son accession au pouvoir a favorisé l’élargissement des mobilisations, mais les directions de ses deux partis dominants concevaient fondamentalement l’auto-organisation comme un instrument au service du gouvernement. Ce sont les militants du MIR qui, tout en participant au mouvement réel, ont insisté de la façon la plus conséquente sur la construction d’organes de pouvoir intégrant la totalité des travailleurs et des couches populaires.
La situation s’est transformée à partir d’octobre 1972 et de la grève des camionneurs, droite et patronat combinant désormais boycott économique, affrontements de rue, attentats et blocage parlementaire. Le gouvernement se reposait sur l’appareil d’Etat, l’armée et la CUT (Centrale unique des travailleurs) pour maitriser la situation. S’il en appelait à la mobilisation populaire dans les moments cruciaux, il faisait tout pour qu’elle rentre ensuite dans son lit.
Cordons industriels et commandos communaux
Cependant, travailleurs et pobladores ont renforcé leur auto-organisation avec l’occupation d’usines (dont la nationalisation n’était pas prévue) et la formation des « cordons industriels » (coordination d’entreprises) et « commandos communaux » (à base locale). Les premiers objectifs de ces organismes étaient de poursuivre la production en faisant fonctionner les entreprises sans leurs propriétaires et d’assurer le ravitaillement direct des quartiers populaires. La volonté de défendre le gouvernement restait essentielle, mais la mobilisation se dotait de bases propres, en termes d’organisation comme de revendications (avec notamment le refus de la rétrocession aux secteurs privé d’entreprises occupées).
Dans ce processus s’est effectuée une jonction entre les militants de la gauche de l’Unité populaire (PS et MAPU) et ceux du MIR. Les documents publiés dans ¡Venceremos ! montrent aussi la participation de travailleurs démocrates-chrétiens aux comités créés dans leur entreprise. Cordons et commandos se créaient souvent au départ sur la base de lacunes concrètement ressenties par les travailleurs : comme le disait en août 1973 un militant socialiste, dans un forum organisé par le journal Chile Hoy : « Quand les cordons se forment, ils ne se déclarent pas organismes de pouvoir ».
Franck Gaudichaud aborde un problème crucial : quelle était la réalité des structures d’auto-organisation et notamment de leur principale incarnation, les cordons industriels ? Il souligne que les responsables avaient parfois tendance à confondre le nombre de travailleurs d’une zone industrielle avec la capacité de mobilisation réelle de ces structures. En fait, les cordons ont connu des hauts et des bas en 1972 et 1973. De plus, bien qu’existant du nord au sud du pays, leur réalité différait ; c’est surtout autour de la capitale qu’ils apparaissaient comme des organes de pouvoir populaire.
Le problème du ravitaillement a favorisé le développement des commandos communaux, le MIR insistant tout particulièrement sur leur importance et leurs potentialités comme « organes embryonnaires d’un pouvoir alternatif » destinés à fédérer les différents secteurs populaires. L’auteur souligne que les cordons avaient une réalité bien supérieure aux commandos mais que le PC et, paradoxalement, le MIR se sont opposés (pour des raisons différentes) à leur coordination. Il explique que le débat entre la gauche du PS (soutenant la priorité aux cordons) et le MIR (priorité aux commandos) renvoyait aussi à l’enracinement différent de ces deux courants : prolétariat industriel pour le PS, semi-prolétariat urbain et « pauvres des villes » pour le MIR. Franck Gaudichaud note par ailleurs, surtout chez les dirigeants de la gauche du PS, une propension au lyrisme révolutionnaire sans impulsion ni préparation concrète de l’affrontement.
Entre mobilisation de masse et suivisme critique
Même s’ils étaient la forme la plus avancée du pouvoir populaire, les cordons ne sont parvenus à mobiliser massivement que de façon temporaire, dans des périodes de crise. Ils ont alors été des acteurs essentiels, mais sont ensuite revenus à un suivisme critique des initiatives gouvernementales. Ils n’étaient pas dotés d’une organisation permanente et démocratique, basée sur des délégués élus.
A l’été 2013, après une tentative minoritaire de coup d’Etat militaire (le « tancazo »), le gouvernement a de plus en plus recherché désespérément une conciliation avec la droite, ce qui a démobilisé son propre camp. Allende a appelé des militaires au gouvernement, tandis que l’armée était laissée libre de mener des actions d’intimidation du mouvement populaire (utilisation de la loi sur le contrôle des armes pour perquisitionner, arrestation de marins et d’ouvriers des arsenaux à Valparaiso).
Malgré ses limites, le processus d’en bas était considéré par la classe dominante comme le principal danger. Sa volonté de l’éradiquer une fois pour toutes a été une cause essentielle du coup d’Etat (avec le fait que malgré les difficultés de toute sorte, les candidats de l’Unité populaire avaient encore remporté 43 % des voix aux élections de mars 2013). Durant l’été 1973, alors que le président se reposait toujours sur la loyauté de l’armée, la prescience de ce qui se préparait apparaissait clairement dans une lettre adressée à Salvador Allende par les cordons industriels de la région de Santiago.
Comme l’auteur le souligne, le débat n’est pas clos, notamment au Chili, sur le bilan de l’Unité populaire et les causes de sa fin tragique. Plusieurs analystes (souvent situés à gauche, voire proches du PC) ont mis et mettent encore en cause la gauche de l’Unité populaire et le MIR, qui auraient coupé le gouvernement des classes moyennes. Franck Gaudichaud relève, au contraire, que la raison semble plutôt se situer du côté l’économiste Pedro Zuskovic, qui fut ministre sous Allende et qui affirmait dès 1976 : « Nous n’avons pas perçu suffisamment la potentialité de la mobilisation des masses et de la gestation de nouvelles formes du pouvoir populaire ».
Quarante ans après cette tragédie, il importe de revenir sur le mouvement de « ceux d’en bas », d’en explorer les richesses et les limites. Le « pouvoir populaire », quelles qu’en soient les formes, est une nécessité vitale dans un processus révolutionnaire, mais il ne se crée pas du seul fait du volontarisme de ceux qui veulent la révolution et, par ailleurs, il ne se centralise pas de façon purement spontanée. Il n’y a pas de plan préétabli qui permette de décider dans une situation concrète quelles en seront les structures de base les plus pertinentes. Comme le rappelle Michael Löwy dans sa préface, Octobre 17 en Russie n’est pas la seule expérience révolutionnaire dont nous avons à apprendre.
Le travail de Franck Gaudichaud constitue un apport indispensable pour comprendre ces Chiliens qui, comme les Parisiens de 1871 et les travailleurs de Barcelone de 1936, sont eux aussi montés « à l’assaut du ciel ».
Henri Wilno