« En dépit de la mort d’Augusto Pinochet, ce procès n’en sera pas moins celui, posthume, du dictateur chilien ainsi que de l’ensemble du système de répression mis en place [par les dictatures d’Amérique du Sud]. » [1] C’est en ces termes que Maîtres William Bourdon, Claude Katz, Benjamin Sarfati et Sophie Thonon ont commenté la procédure devant la cour d’assises de Paris, la plus haute juridiction criminelle française.
« Nous attendons depuis très, très longtemps. Presque toute notre vie », témoignait, lundi 6 décembre, Mme Natalia Chanfreau, encore très jeune lorsque son père a disparu [2]. Initialement prévu en mai 2008, le procès a été reporté une première fois par le parquet général. Certains militants des droits humains se sont alors interrogés : ce report sine die résultait-il de pressions politiques, M. Pinochet étant toujours en vie ? A l’époque, la justice évoque son souhait d’organiser un procès « irréprochable », en dépit de « difficultés rencontrées dans la délivrance des citations des nombreuses personnes résidant à l’étranger. » [3]. Faire venir de plusieurs endroits de la planète des témoins directs liés aux quatre victimes – ainsi que des « grands témoins » internationaux (qui doivent permettre de mettre en contexte le jugement) – requiert en effet une logistique lourde [4]. Mais l’absence de juges pleinement dédiés à cette affaire et le manque de volonté politique ne facilite pas la tâche.
Le procès s’ouvre donc aujourd’hui, après plus de douze années de procédure. S’il est mené à bien, il forgera vraisemblablement un précédent historique, rendu possible par la mobilisation sans relâche des familles de victimes et d’organisations sociales chiliennes et internationales. Des décennies de lutte contre l’impunité, contre l’oubli et pour obtenir vérité et justice.
Le 16 octobre 1998, à la demande des autorités judiciaires espagnoles et du juge espagnol Balthazar Garzón, le général Augusto Pinochet est arrêté à Londres. Presque immédiatement, des familles de détenus-disparus français déposent une plainte contre les responsables du régime. Dès juillet 1999, la Fédération internationale des ligues des droits humains (FIDH) et la Ligue française des droits de l’Homme et du citoyen (LDH) se constituent parties civiles. Tout comme la Corporation chilienne pour la défense et la promotion des droits du peuple (CODEPU-Chili), l’Association des ex-prisonniers politiques chiliens-France et France Amérique Latine (FAL).
L’arrestation du dictateur a ouvert une brèche, malgré une immense frustration. « Le monde, et tout particulièrement l’Europe, voyait dans la possibilité d’un procès contre l’ancien dictateur – en Espagne et en France notamment –, l’avènement d’une justice internationale en matière de violations des Droits de l’Homme. Mais le procès n’eut pas lieu, et Pinochet, après avoir vu durant les années 2000 se multiplier les poursuites contre d’anciens responsables de la répression militaire, et avoir été lui-même visé par certaines enquêtes, n’en mourut pas moins libre et sans avoir été jugé, le 10 décembre 2006. » [5] Peu après, la juge Sophie Clément clôt l’instruction, ouvrant l’« audiencement » (c’est-à-dire l’« inscription ») du dossier devant la cour d’assises de Paris.
Si ce procès peut avoir lieu à Paris, c’est que la loi pénale française, au titre de la compétence extra-territoriale juridictionnelle, est applicable pour les crimes commis contre des personnes de nationalité française par des étrangers hors du territoire national (au titre de l’article 113-7 du code pénal et de la « compétence personnelle passive » des victimes).
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la justice française devra se prononcer sur la base d’une telle compétence dans un jugement ayant trait au terrorisme d’Etat sud-américain. Le bourreau argentin Alfredo Astiz, connu sous le nom de « l’Ange de la mort », a été condamné à perpétuité par contumace en mars 1990 pour la disparition forcée de deux religieuses françaises pendant la dernière dictature (1976-1983).
3 197 victimes de disparitions ou exécutions et 28 461 victimes de torture : ce sont les chiffres officiels de la répression chilienne. Certes, ces chiffres minorent la réalité : plusieurs historiens et associations de défense des droits humains parlent de 200 000 à 300 000 personnes arrêtées et torturées. Néanmoins, cette reconnaissance officielle donne une mesure de la violence du régime militaire.
Avec ce procès, c’est l’architecture de la terreur d’Etat qui sera mise au jour : son fonctionnement, ses chaînes de commandement et ses logiques institutionnelles. Les différents parcours des victimes révèlent différents aspects du système répressif. Ils éclairent également la résistance des militants de gauche [6].
M. Georges Klein, 27 ans, était le médecin et conseiller socialiste du président Salvador Allende durant l’Unité populaire (1970-1973). Aux côtés du « camarade-président » le jour du bombardement de la Moneda, il disparaît soudain. M. Etienne Pesle, 46 ans, ancien prêtre, est militant du Mouvement des chrétiens pour le socialisme. Ardent défenseur de la réforme agraire, il travaille comme fonctionnaire de l’Institut du développement de l’agriculture. Il disparaît également lors des premières heures de la dictature alors qu’il se trouve à Temuco, dans le sud du pays. M. Alphonse Chanfreau, 23 ans, milite au Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Il est arrêté le 30 juillet 1974 par la Direction nationale du renseignement (DINA), police politique sous le commandement de M. Manuel Contreras. Emprisonné et torturé pendant plus d’un mois, il aurait été transféré ensuite à la « Colonia Dignidad », une communauté sectaire fondée par un ancien nazi, Paul Schaeffer, aujourd’hui décédé [7]. Enfin, M. Jean-Yves Claudet, 34 ans, ingénieur, est chargé des relations internationales du MIR. Arrêté à deux reprises après le coup d’Etat puis expulsé vers la France, il revient en Argentine l’année suivante pour organiser la résistance. Il est enlevé par la DINA le 1er novembre 1975, dans le cadre du « Plan Condor », une opération transnationale de coopération des dictatures du Cône sud dans leur « lutte contre la subversion » – selon le langage consacré par les militaires putschistes.
Ce procès ne pourra en outre pas faire l’impasse sur l’implication des Etats-Unis dans le soutien aux dictatures d’Amérique du Sud, à commencer par celle de M. Henry Kissinger, ancien conseiller à la Sécurité nationale américaine et prix Nobel de la paix 1973, cité à comparaître en qualité de témoin durant l’instruction – sans succès.
Les accusés, âgés de 59 à 89 ans, ne seront pas présents. Ils n’ont même pas demandé à être représentés par des avocats, n’accordant aucune légitimité à la procédure. Cinq sont morts durant l’instruction (dont Augusto Pinochet, Osvaldo Romo, bourreau célèbre pour ses confessions, ou encore l’ancien nazi Paul Schaefer). Sur les quatorze restants, une majorité purgent actuellement une peine de prison, à commencer par le plus haut responsable encore en vie, le général de l’armée de terre Manuel Contreras. D’autres encore, devenus hommes d’affaires, circulent librement, à l’image du capitaine réserviste de la Force aérienne, Emilio Sandoval Poo. « Le Chili sera leur prison », affirme Me Sophie Thonon « Dès qu’ils seront tentés de traverser une frontière, ils seront arrêtés. » [8]
Mais pourquoi un tel jugement en France et pas au Chili ? Durant les années sombres de la dictature, les familles ont bien demandé à la justice chilienne d’enquêter sur ces disparitions, mais comme le note l’acte d’accusation, celle-ci « a failli à sa mission et s’est montrée d’une dépendance totale à l’égard du régime en place ». Aujourd’hui encore, selon la FIDH, « on constate que cette justice se heurte à des réminiscences de la structure d’impunité créée par Pinochet et les siens en préparation de la transition ». Lorsque condamnation il y a, « la légèreté des peines, en application depuis quelques années de la règle de la “prescription à moitié” [sic] est absolument disproportionnée par rapport à la gravité des crimes. Prenant notamment en compte l’ancienneté des faits et le comportement actuel des auteurs des crimes poursuivis, cette règle aboutit en réalité à ce que dans de très nombreux cas, les condamnés sortent libres dès le verdict rendu » [9]. Pour l’heure, 171 personnes ont reçu des condamnations fermes pour crimes contre l’humanité, mais seules 53 d’entre elles sont détenues ou en résidence surveillée. Plusieurs centaines de procès sont en cours d’instruction.
D’ailleurs, les différentes commissions nationales de « vérité et réconciliation », de « dialogue » ou de « réparation » créées depuis la transition démocratique de 1990 n’ont pas visé à rendre justice. Leur mandat restrictif, les témoignages anonymes des militaires, le maintien du décret-loi d’amnistie de 1978, les nombreuses « enclaves autoritaires » issues de la dictature (dont la Constitution de 1980 qui régit encore les institutions du pays !) ou le maintien du modèle économique néolibéral, expliquent cette situation. Vingt ans durant, les gouvernements de la Concertation (coalition entre démocrate-chrétiens et centre-gauche) n’ont jamais eu la volonté de remettre en cause l’impunité qui gangrène le pays et obère le futur. Au nom de l’unité nationale, les élites refusent d’affronter ce « passé trop vite passé » [10]. Et il y a fort à parier que l’actuel président, M. Sebastián Piñera – qui s’est enrichi durant la dictature et allié à l’Union démocratique indépendante (UDI), la formation politique issue du « pinochetisme » – suivra le même chemin. D’où l’importance historique de l’initiative en cours à Paris.
« Nous n’attendons pas un miracle », concède Mme Jacqueline Claudet, la sœur de Jean-Yves Claudet. Mais « c’est un premier pas vers la Justice » [11]. Le procès reste essentiellement symbolique. Mais les symboles sont parfois forts.
Franck Gaudichaud