Le 25 août 2023, la Central Intelligence Agency (CIA) a discrètement publié sur son site web deux documents sur le coup d’Etat militaire au Chili. Ils avaient été classés top secret pendant un demi-siècle. Il s’agissait du President’s Daily Brief-PDB [document présenté chaque matin au président des Etats-Unis, faisant le résumé d’informations classifiées liées à la « sécurité nationale »] du matin du 11 septembre 1973 – le jour du coup d’Etat – et du 8 septembre 1973, moment où l’armée chilienne finalisait ses plans pour renverser le gouvernement démocratiquement élu du socialiste Salvador Allende. Les documents nouvellement publiés se sont avérés pratiquement impossibles à trouver et à lire sur le site web de la CIA, car noyés parmi des dizaines d’autres PDB précédemment déclassifiés. Le département d’Etat a fini par envoyer un communiqué indiquant les liens. La publication des PDB était « conforme à notre engagement en faveur d’une plus grande transparence », selon ce communiqué. « Nous restons déterminés à travailler avec nos partenaires chiliens pour tenter d’identifier d’autres sources d’information afin de mieux faire connaître les événements marquants de notre histoire commune. »
A l’approche du 50e anniversaire du coup d’Etat, cet engagement sera mis à l’épreuve, car les Chiliens et leur gouvernement cherchent à obtenir des documents classifiés supplémentaires sur le rôle joué par les Etats-Unis dans le sabotage de la démocratie et le soutien à la dictature au Chili. Fin août, une délégation d’élus chiliens, membres du Parti socialiste, a rencontré l’ambassadrice des Etats-Unis, Bernadette Meehan, pour faire pression sur elle afin qu’elle divulgue les documents secrets subsistants et concernant le Chili. Au début du mois d’août, le Congrès chilien a voté à la quasi-unanimité pour demander au ministère des Affaires étrangères (du Chili) de solliciter des documents encore secrets ayant trait à « l’intervention des Etats-Unis dans la souveraineté du Chili avant, pendant et après le coup d’Etat de 1973 ». Le gouvernement de Gabriel Boric a d’ores et déjà demandé à l’administration Biden de faire un geste diplomatique spécial de déclassification à l’occasion du 50e anniversaire. « Nous ne savons toujours pas ce que le président Nixon a vu sur son bureau le matin du coup d’Etat militaire », a déclaré l’ambassadeur du Chili à Washington, Juan Gabriel Valdés, lors d’un entretien précédant la publication des PDB. « Il y a des aspects qui restent intéressants pour les Chiliens et qui sont importants pour reconstruire notre propre histoire. »
Une histoire censurée
Parmi les documents qui se trouvaient sur le bureau du président Nixon le matin du 11 septembre 1973 figurait le PDB, un résumé quotidien des renseignements de la CIA contenant trois paragraphes sur les premières frappes [bombardement de la Moneda] du coup d’Etat militaire au Chili. Cinquante ans après que Nixon l’a lu, nous savons enfin ce qu’il révèle – très peu de choses. Les renseignements fournis au président sur le déclenchement du coup d’Etat étaient équivoques et fallacieux. Le PDB notait de manière inexacte : « Bien que les officiers de l’armée soient de plus en plus déterminés à rétablir l’ordre politique et économique, il se peut qu’ils ne disposent pas encore d’un plan efficacement coordonné qui pourrait tirer parti de l’opposition civile généralisée [au gouvernement Allende]… Le président Allende, quant à lui, espère toujours que la négociation permettra d’éviter une épreuve de force. »
Mais Nixon avait accès à des renseignements bien plus détaillés et percutants. Un « CRITIC » (Critical Advance Intelligence Cable) spécial de la CIA, qui aurait été distribué d’urgence le 10 septembre aux plus hauts niveaux de la Maison Blanche, fournissait des informations concrètes sur la date, l’heure et le lieu du coup d’Etat prévu. Un autre mémo top secret de la CIA, parvenu à la Maison Blanche le matin du 11 septembre, contenait une demande urgente émanant d’un « officier clé du groupe militaire qui prévoyait de renverser le président Allende ». La requête était la suivante : « le gouvernement américain viendra-t-il en aide à l’armée chilienne si la situation devenait difficile ». La réponse du président des Etats-Unis à cette demande est l’un des points de l’histoire du coup d’Etat qui restent inconnus.
Ces documents impressionnants de la CIA font partie des milliers de documents secrets sur le Chili qui ont déjà été déclassifiés. En effet, le Chili est l’un des cas les mieux documentés d’intervention secrète des Etats-Unis en vue d’un changement de régime. Après l’arrestation de Pinochet à Londres, en 1998 [le 16 octobre] pour violation des droits de l’homme, des centaines de documents opérationnels de la CIA ont finalement été publiés dans le cadre d’un « projet de déclassification concernant le Chili » sur décision du président Bill Clinton. A cela s’ajoutaient environ 24 000 autres documents de la Maison Blanche, du National Security Council-NSC, du FBI et du département d’Etat sur le rôle des Etats-Unis au Chili entre 1970 et 1990. En 2016, le président Obama a ordonné la publication spéciale de documents top secret relatifs au rôle du général Pinochet en tant que cerveau de l’acte terroriste qui a tué l’ancien ambassadeur chilien Orlando Letelier [en 1973, il occupa brièvement les postes de ministre de la Défense, de ministre de l’Intérieur et de ministre des Affaires étrangères] et sa jeune collègue Ronni Karpen Moffitt à Washington, D.C., en septembre 1976 [dans le cadre de l’opération « Condor », campagne d’assassinats conduite conjointement par les services chiliens, argentins, boliviens, brésiliens, uruguayens et paraguayens, avec l’appui des Etats-Unis].
Pourtant, un demi-siècle plus tard, le gouvernement des Etats-Unis continue de dissimuler des documents hautement confidentiels qui pourraient révéler des éléments cruciaux sur ce qu’il a fait au Chili et sur ce qu’il connaissait.
Collaboration secrète avec des pays tiers
L’un de ces secrets concerne la manière dont la CIA a contacté le service de renseignement australien, l’ASIS [Australian Secret Intelligence Agency – renseignement extérieur, équivalent à la CIA, dont le siège est à Canberra], à la fin de l’année 1970, et lui a demandé un soutien discret à Santiago pour l’aider à gérer ses agents chiliens. La CIA n’a pas déclassifié un seul document sur cette collaboration clandestine unique. Nous n’en avons connaissance que grâce aux efforts d’un professeur australien tenace, Clinton Fernandes, qui, il y a plusieurs années, a intenté un procès en transparence (« transparency lawsuit ») contre l’ASIS à Canberra. Sa requête a abouti à la publication de documents administratifs, c’est-à-dire de documents relatifs à l’aspect le plus banal de la mise en place d’une « station » d’espionnage à Santiago, tels que des contrats de location et l’achat d’équipements de bureau et de véhicules pour deux agents. La CIA et l’ASIS continuent de cacher des documents opérationnels qui comprennent de nombreux rapports de renseignement des agents secrets australiens à leurs homologues de la CIA sur des réunions avec des agents chiliens intégrés dans les forces armées, sur le journal El Mercurio – bénéficiaire de fonds de la CIA – et sur le parti démocrate-chrétien, parmi d’autres organisations clés liées à la CIA au Chili.
De même, le gouvernement des Etats-Unis continue de ne pas divulguer d’informations sur le rôle central joué par le Brésil dans le renversement du gouvernement Allende et la mise en place du régime de Pinochet. Ce thème est le sujet d’un nouveau livre, O Brasil contra a democracia. A ditatura o golpe no Chile et a Guerra Fria na America do Sul (Companhia das Letras, 2019), écrit par le journaliste brésilien Roberto Simon. Après l’investiture d’Allende, le président Nixon a expressément ordonné une démarche confidentielle auprès du régime militaire brésilien pour qu’il soutienne les efforts états-uniens visant à saper le gouvernement de l’Unité populaire. Aucun document américain n’a été publié sur ces premières communications, mais un mémorandum révélateur d’une réunion de décembre 1971 dans le bureau ovale entre Nixon et le chef militaire brésilien, le général Emílio Garrastazu Médici [président d’octobre 1969 à mars 1974], indique qu’un certain degré de collaboration a pu se développer.
Au cours de cette réunion, Médici a déclaré à Nixon qu’Allende serait renversé « pour les mêmes raisons que [João] Goulart a été renversé [en 1964] au Brésil » et « a clairement indiqué que le Brésil travaillait à cette fin », selon un résumé déclassifié de la réunion. Nixon a répondu « qu’il était très important que le Brésil et les Etats-Unis travaillent en étroite collaboration dans ce domaine » et a offert une « aide discrète » et de l’argent pour les opérations brésiliennes contre le gouvernement Allende. Les deux chefs ont convenu de mettre en place un canal secret pour les communications sur les opérations anti-Allende, mais si ce canal a été utilisé, ni le gouvernement des Etats-Unis, ni le gouvernement du Brésil n’ont divulgué les messages qui y ont transité.
Le Brésil est devenu le tout premier pays à reconnaître officiellement la junte militaire au Chili – une orchestration diplomatique coordonnée avec l’administration Nixon, qui voulait éviter de se rallier immédiatement au nouveau régime qu’elle avait secrètement aidé à prendre le pouvoir. Mais Washington n’a pas tardé à ouvrir le robinet de l’aide économique, militaire et politique, dont une partie était secrète, pour aider Pinochet à consolider son règne violent. La CIA, par exemple, a financé secrètement une délégation spéciale de démocrates-chrétiens qui a fait le tour de l’Europe pour justifier publiquement le coup d’Etat auprès de la communauté internationale. Les documents relatifs à cette petite mais importante opération de propagande post-coup d’Etat restent hautement confidentiels.
CIA et DINA
De même n’ont pas été rendus publics une multitude de dossiers secrets sur l’aide secrète apportée par la CIA au développement de la DINA [Dirección de inteligencia nacional] pour en faire l’appareil répressif qu’elle est devenue. En février 1974, Nixon et Kissinger ont envoyé un émissaire spécial, le directeur adjoint de la CIA Vernon Walters [de 1972 à 1976] pour rencontrer secrètement Pinochet à Santiago et lui faire part de « notre amitié et de notre soutien » ainsi que de « notre souhait d’être utile de manière discrète ». Selon un rapport secret adressé à Kissinger sur leur conversation, Pinochet a directement demandé à Walters et à la CIA d’aider la DINA pendant sa « période de formation » et a désigné le colonel Manuel Contreras [formé à Fort Benning en Virginie pour la guerre contre-insurrectionnelle] comme « son homme clé ». « Je lui ai dit que nous serions heureux que Contreras ou n’importe qui d’autre vienne nous voir », a déclaré Walters à Kissinger, « pour voir ce que nous pourrions faire pour les aider » [Contreras a été une des clés de voûte de l’opération « Condor » ; il a été condamné en Argentine pour l’assassinat, en 1974 à Buenos Aires, du général Carlos Prats, chef de l’armée sous Allende, et de sa femme].
Pourtant, les dossiers de la CIA sur la première visite de Contreras à son quartier général de Langley, en 1974, et sur ce que la CIA a accepté de faire pour aider à la formation de l’organisation et aux opérations de la DINA restent verrouillés dans les coffres de l’agence. La CIA n’a jamais non plus déclassifié une seule page du dossier personnel qu’elle a ouvert sur Contreras à la mi-1975, lorsque de hauts responsables de la CIA ont décidé de mettre le chef de la DINA sur la liste des employés clandestins en tant qu’informateur/collaborateur. Les informations et la collaboration que Contreras a fournies à la CIA restent top secrètes. Il en va de même pour les mémorandums relatifs aux désaccords au sein de l’agence d’intégrer ce tortionnaire, le plus célèbre d’Amérique latine, dans le personnel secret des Etats-Unis. Les raisons sur le choix qui prévalu restent encore confidentielles ; après seulement deux mois, le chef de la station de la CIA à Santiago a informé Contreras qu’il était, en fait, remercié ! Les documents classifiés relatifs à cet épisode marquant seraient extraordinairement instructifs, tant pour les Chiliens que pour les citoyens américains.
Contreras et la DINA ont été à l’origine de la création de l’opération « Condor », une initiative transnationale des régimes militaires du Chili, de l’Argentine, de l’Uruguay et du Brésil, entre autres, visant à coordonner les efforts de traque et d’élimination de l’opposition civile et militante. En raison de l’implication de services de renseignement étrangers, la CIA n’a pas publié certains documents historiques essentiels, notamment ceux concernant la manière dont elle a appris l’existence de « Condor » et les mesures qu’elle a prises en réaction aux missions d’escadrons de la mort entreprises par les agences de police secrète de Condor. Les mesures prises par la CIA à la suite de l’opération terroriste la plus célèbre de Condor – l’attentat à la voiture piégée du 21 septembre 1976 à Washington, qui a coûté la vie à Orlando Letelier et Ronni Karpen Moffitt – restent également entourées de secret.
A son crédit, lors du 40e anniversaire de l’assassinat de Letelier et Moffitt en septembre 2016, la CIA a finalement déclassifié un rapport complet, réalisé en 1987, de ses premières informations sur l’affaire. Ce rapport citait « des preuves convaincantes que le président Pinochet avait personnellement ordonné à son chef des renseignements de commettre le(s) meurtre(s) ». Mais la plupart des dossiers de renseignements originaux sur lesquels cette évaluation est basée restent secrets 47 ans plus tard. Plus important encore peut-être, les dossiers de preuve d’une importante enquête du ministère de la Justice, menée au cours de la dernière année de l’administration Clinton [en 2000], identifiant Pinochet comme l’auteur intellectuel d’un acte de terrorisme international à Washington, D.C., restent également hors de portée du public. Ces dossiers comprennent plus de 40 dépositions d’hommes de main de Pinochet recueillies au Chili, ainsi qu’un projet d’acte d’accusation qui résume les preuves de son rôle en tant que cerveau du terrorisme international. Cette documentation n’est pas seulement nécessaire pour le Chili – où l’ultra-droite poursuit ses tentatives de blanchir la criminalité de Pinochet. Elle pourrait aussi contribuer aux efforts des Etats-Unis et d’autres pays pour se protéger des futures menaces de terrorisme international parrainé par l’Etat.
Enfin, il y a la question de la corruption personnelle de Pinochet. Une enquête spéciale du Sénat sur le blanchiment d’argent et la corruption à l’étranger, menée en 2005, a permis d’identifier des documents financiers révélant l’existence de plus de 100 comptes bancaires offshore, créés avec de faux passeports de Pinochet sous des noms tels que Augusto Ugarte et Jose Ramon Ugarte, entre autres identités fictives, afin de dissimuler plus de 28 millions de dollars de fonds mal acquis. Les preuves des gains illicites sont déjà accablantes. Mais le ministère du Commerce continue de dissimuler d’autres documents bancaires qui pourraient rappeler aux Chiliens, et au monde entier, la corruption qui a caractérisé la dictature répressive de Pinochet.
Le verdict de l’histoire
La déclassification des dossiers aux Etats-Unis « favorise la recherche de la vérité et renforce l’engagement de nos nations en faveur des valeurs démocratiques », a déclaré Gloria de la Fuente, sous-secrétaire du ministère chilien des Affaires étrangères, en remerciant l’administration Biden pour ses efforts en vue de répondre à la demande de documents par le Chili. En effet, à l’heure où des Chiliens influents et puissants continuent d’affirmer que Pinochet était un « homme d’Etat » et de nier les caractéristiques de son régime barbare, ces documents ont un rôle immédiat à jouer dans le débat actuel polarisé sur l’héritage du coup d’Etat et sa signification pour la société chilienne moderne, pour aujourd’hui et pour l’avenir. Alors que le Chili examine son passé à l’occasion de ce 50e anniversaire, ses citoyens et citoyennes ont le droit d’exiger un bilan complet – et l’obligation de rendre des comptes que peut apporter l’éclairage complet porté sur cette sombre histoire. Non seulement les Etats-Unis devraient s’engager à divulguer leurs archives restantes, mais les Brésiliens, les Australiens et les autres pays qui ont joué un rôle dans le passé violent du Chili devraient également s’engager à le faire.
Mais les Chiliens ne sont pas les seuls à être concernés par cette histoire importante. A l’heure où de nombreux pays, dont les Etats-Unis, s’affrontent à la grave menace que fait peser l’autoritarisme sur la survie des institutions démocratiques, l’accès au dossier historique complet sur ce qui s’est passé au Chili reste essentiel pour nous tous. (Article publié sur le site The Nation, le 31 août 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)
Peter Kornbluh
Sur la période historique qui couvre l’histoire chilienne de 1964 à 1994, les lectrices et lecteurs peuvent se rapporter à la série de 13 articles de Luis Vitale publiés sur ce site du 31 mai au 21 juin 2023.
Chili. « Pour récupérer la mémoire historique » :
http://alencontre.org/laune/chili-pour-recuperer-la-memoire-historique-i.html