Plusieurs décennies durant, les formations de la Deuxième Internationale auront fait figure de modèles sur le Vieux Continent. Se voulant une alternative au système des partis-Etats de l’Est européen, elles prétendront à une transformation graduelle de la société. Quelles soient d’ailleurs aux affaires ou dans l’opposition, elles joueront un rôle incontestable dans l’établissement d’un rapport de forces entre le monde du travail et les classes dirigeantes, grâce à leur imposant réseau de syndicats, d’associations, d’amicales relayant, sur le terrain, leur influence électorale.
Après la deuxième guerre mondiale, et dans le contexte des Trente Glorieuses et de la Guerre froide, la social-démocratie se porte aux avant-postes de la stabilisation du capitalisme à l’Ouest de l’Europe. Ce qui lui vaudra, en retour, de pouvoir négocier avec les possédants des différents pays de véritables « pactes sociaux », au terme desquels l’Etat-providence étendra largement ses prérogatives, tandis que la part des salaires dans le revenu national se stabilisera à un niveau relativement élevé.
Exception faite de l’Europe du Sud, où le mouvement ouvrier est alors dominé par les partis communistes, la crédibilité du « modèle social-démocrate » tient à la capacité des partis concernés de garantir la paix sociale en échange de concessions patronales assurant aux travailleurs une relative amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Le keynésianisme caractéristique de ce socialisme des petits pas va d’ailleurs jusqu’à se traduire par la théorisation d’une « économie sociale de marché » par le SPD allemand à son congrès de Bad-Godesberg.
La crise d’un modèle
Bon an, mal an, ce modèle parviendra à traverser les épreuves politiques de l’après-guerre autant que les convulsions sociales des années soixante et soixante-dix. La longue période de dépression ouverte au milieu de la décennie soixante-dix enregistre toutefois sa première crise majeure.
Confronté à un patronat cherchant à restaurer ses profits en licenciant massivement et en bloquant les salaires, le « compromis social » commence à prendre l’eau de toutes parts. Au pouvoir, les partis socialistes doivent rapidement se convertir aux préceptes d’un libéralisme au travers desquels les classes dominantes se dotent de nouvelles priorités : l’austérité au nom de la lutte prioritaire contre l’inflation, l’abaissement des coûts du travail au prix d’un chômage de masse et de la précarisation croissante du travail, le recul de l’Etat-providence par l’enclenchement de vastes processus de privatisations touchant les secteurs nationalisés concurrentiels autant que les services publics.
L’effondrement du Mur de Berlin entraîne la seconde onde de choc. Pour le monde des affaires, la disparition des Etats bureaucratiques prive d’un coup la social-démocratie de sa fonctionnalité passée. Dans le même temps, s’affirme la mutation historique du capitalisme. Avec l’avancée fulgurante de la mondialisation, alors que la finance internationale se développe désormais avec sa propre logique, les centres de pouvoir passent des Etats-nations aux marchés, lesquels se retrouvent en capacité d’imposer leurs exigences aux gouvernements comme aux entreprises. La concurrence se fait extrême, une course débridée et incontrôlée au gigantisme se traduisant par la multiplication des fusions, des acquisitions, des regroupements. Partout s’opèrent des attaques sauvages contre ce qui demeure des fonctions régulatrices des Etats et contre les survivances des « pactes sociaux » de l’après-guerre.
Le temps de l’adaptation
Impossible, dès lors, pour les sociaux-démocrates de défendre une identité jusqu’alors fondée sur l’idée que l’extension des compétences de « l’Etat social », conjuguée à la constitution d’une « économie sociale » dans le secteur marchand, ouvraient la voie, sur le long terme, au socialisme. Le temps de l’adaptation au « nouveau capitalisme » est venu. Au point que, même lorsque l’Union européenne s’avérera dirigée par une majorité de coalitions « de gauche », les orientations mises en uvre se révéleront presque identiques à celles des droites auparavant installées. A un Lionel Jospin refusant de faire droit aux revendications du mouvement des chômeurs dès 1997, font écho la volonté de Tony Blair de maintenir en l’état la législation antisyndicale de Margaret Thatcher, les coupes claires d’un Massimo D’Alema dans les dépenses de protection sociale, ou encore la réduction des effectifs de la fonction publique allemande par Gerhard Schröder.
De ce point de vue, loin de faire rempart à cette nouvelle norme sociale, comme le prétend le Parti socialiste européen, la communauté des Quinze s’avère le principal vecteur de la mondialisation libérale sur le continent. Comme l’écrivent fort justement Gérard Desportes et Laurent Mauduit : "Le marché commande, et puisque précisément le marché européen s’est unifié, la lutte est forcément plus vaste et plus âpre. D’un seul coup, le combat devient plus féroce. Qui n’y participe pas est voué à la mort. » [1]
Du « socialisme de marché » à la « troisième voie »
C’est de Grande-Bretagne, sous l’impulsion du New Labour, que sera venue la théorisation la plus achevée de cette adaptation. Pour Blair, les choses sont claires : la nouvelle donne internationale sanctionne la victoire du capitalisme. Encadré par la démocratie, ce dernier est censé répondre aux besoins du plus grand nombre. La « troisième voie » se veut, en ce sens, une rupture avec la vieille conception keynésienne selon laquelle il serait possible, à partir de l’Etat, de lutter contre les méfaits du système. Comme l’explique John Crowley, dans une laborieuse tentative de populariser le blairisme en France :
« Le véritable enjeu est [...] la maîtrise du marché, sa mise au service de ceux qui y participent, en un mot son appropriation - toujours incomplète et ambivalente, mais qui n’en est que plus importante. » [2]
De là, naît une nouvelle construction stratégique censée doter le Parti travailliste et, au-delà, toute la social-démocratie européenne, d’une base sociale remplaçant une classe ouvrière considérée sur le déclin. Dans son ouvrage, The Third Way, Tony Blair fait donc l’éloge d’une classe moyenne qui se révélerait le lieu de dépassement des contradictions de la société industrielle et dont les membres, individualisés, parviendraient à tirer quelques avantages de la mondialisation financière. D’où il conclue logiquement à l’obsolescence du clivage entre gauche et droite : « La troisième voie [...] tire sa vitalité de la réunion des deux grands courants de gauche le socialisme démocratique et le libéralisme , dont le divorce au xxe siècle a tant affaibli les forces de progrès dans tous les pays occidentaux. »
Dans cette logique, la nouvelle synthèse proposée entre Etat et marché ne pouvant conduire qu’à la domination sans partage de la finance et des transnationales, la flexibilité devient le maître mot de la politique social-démocrate.
A preuve, le brûlot ultralibéral que Blair et Schröder ont choisi d’allumer à la veille des dernières élections européennes : « Les marchés du travail, du capital et des biens doivent tous être flexibles : nous ne devons jamais combiner la rigidité dans un secteur avec l’ouverture et le dynamisme dans l’autre. »
Peu ou prou, cette logique aura fini par s’imposer partout. Y compris dans le parti de Lionel Jospin (voir ci-dessous). Elle a néanmoins un prix. Dans le mouvement en cours, la social-démocratie européenne n’aura pas seulement vu se transformer ses élites dirigeantes. La distance se sera encore creusée avec les forces syndicales ou associatives, avec les fractions populaires, qui lui avaient donné une place dominante dans le mouvement ouvrier. La nouvelle « classemoyenne » en laquelle un Blair ou un Schröder mettent tous leurs espoirs se sera, simultanément, révélé unechimère. Sous une appellation identique, elle mêle en effet, à des secteurs trouvant effectivement intérêt au modèle économique aujourd’hui dominant, une large partie du salariat que le libéralisme place au contraire en état d’insécurité permanente. La sanction électorale n’aura donc pas tardé : au scrutin du 13 juin dernier, puis à l’occasion du récent renouvellement des Länder d’outre-Rhin.
Le courant concerné ayant toujours cherché sa raison d’être dans sa capacité à exercer le pouvoir, il se trouve à présent taraudé par une interrogation majeure : face au monde nouveau et impitoyable qui se fait jour, a-t-il encore un espace, s’il renonce aux plus modestes velléités de changement social ?
Notes
1. Gérard Desportes et Laurent Mauduit, la Gauche imaginaire et le nouveau capitalisme, Grasset 1999.
2. John Crowley, Sans épines, la rose, la Découverte 1999.
Encart
L’invention d’une illusion
Longtemps, Lionel Jospin se sera efforcé de donner le change. Se démarquant, au début des années quatre-vingt-dix, de la conversion mitterrandiste au tout-libéralisme, il se voulait résolument dans la tradition social-démocrate classique, n’hésitant pas à écrire : « La réforme a vaincu la révolution, mais les réformistes donnent l’impression de ne plus croire aux réformes. » (L’Invention du possible, Flammarion, 1994).
Sans doute, ce positionnement lui a-t-il permis de rassembler, sous son égide, la « gauche plurielle ». Feignant d’accepter « l’économie de marché » pour mieux repousser la « société de marché », il aura longtemps laisser croire qu’il incarnait un « moindre mal » face à l’émergence d’un capitalisme brutal et prédateur.
Force est toutefois de constater que, sous sa houlette, la déréglementation s’est accentuée, l’on a davantage privatisé que sous Juppé, la flexibilité s’est accrue dans l’organisation du travail et les stock-options ont bénéficié d’une fiscalité plus qu’avantageuse.
L’habileté aura, en l’occurrence, consisté à camoufler que, bien avant d’avouer sa résignation à la télévision, il avait déjà abandonné toute prétention à limiter la toute-puissance du marché. Tout en évitant d’afficher un aggiornamento aussi radical que celui de Tony Blair ou de Gerhard Schröder, dont il sait parfaitement qu’il risquerait de lui coûter électoralement cher, il inscrit son action dans la même direction. Et même lorsqu’il évoque, à l’université d’été du PS, une nécessaire alliance entre « exclus », « classes moyennes » et « classes populaires », il fait disparaître le salariat, force sociale propulsive de toute transformation sociale, dans une nébuleuse aux contours mal définis.
A la manière de Blair, là encore, sans le dire...