Chapitre 5 : 1937-1945. La guerre sino-japonaise. Révolution et front uni
Tout au long des années trente, la pression japonaise sur la Chine s’accentue. En 1931 l’armée nippone occupe le Nord-Est. En janvier 1932, elle attaque Shanghai. En 1933, elle s’infiltre dans la plaine de Chine du Nord, occupe la province de Jehol. En 1935, elle accroît son influence au Chahar et au Hebei. La tension ne cesse d’augmenter jusqu’à juillet 1937, quand commence l’invasion générale du pays.
La guerre sino-japonaise dure jusqu’à la défaite nippone de 1945. Ces huit années durant, un front uni est noué entre le Parti communiste chinois et le Guomindang. Il ressemble, à première vue, à celui de 1923-1927. A s’en tenir aux déclarations diplomatiques, le PCC accepte une nouvelle fois d’abdiquer son indépendance et de se ranger derrière le Guomindang. L’Armée rouge est nominalement dissoute. Dès 1934, Moscou a engagé un important tournant politique sanctionné lors du 7e Congrès de l’IC, en juillet-août 1935. L’heure est à la constitution de “fronts populaires” avec des partis bourgeois contre le fascisme, à un bloc international avec les puissances impérialistes “démocratiques”. Dans bien des pays, les partis communistes se trouvent placés à la remorque de leurs alliés temporaires. Le PCC ne se contente-t-il pas de mettre en œuvre la politique du Comintern en Chine ?
Les dirigeants communistes chantent parfois les louanges de Tchiang, le bourreau de Shanghai, et du parti de la contre-révolution. Mao Zedong, dans un rapport au Comité central, ne va-t-il pas, en octobre 1938 (année d’or de la politique de front uni), jusqu’à saluer « l’histoire glorieuse » du Guomindang ? Il qualifie Tchiang Kaï-chek de « grand dirigeant ». Il affirme que, dans le front national antijaponais noué entre le PCC et le Guomindang, c’est ce dernier « qui occupe la première place », « la position de dirigeant » et qui tient lieu « d’ossature »... « A la seule condition de soutenir jusqu’au bout la guerre de résistance et le front commun, on peut prévoir que l’avenir du Guomindang sera brillant » [2].
« A la seule condition… », un petit membre de phrase qui cache un très violent conflit de direction au sein de la résistance antijaponaise. La politique de front uni de 1937-1945 diffère, en fait, profondément de celle des années 1925-1927 ; ce qui explique qu’elle ne se solde pas par un nouvel écrasement sanglant des forces populaires. En neuf ans, les forces communistes se développent spectaculairement. L’Armée rouge passe de 30 000 hommes à près d’un million. La zone sous administration communiste d’environ deux millions de personnes à 95 millions. Le PCC est bien placé, en 1945, pour emporter la guerre civile qui couve sous les braises du front uni : il lui suffit de quatre ans pour conquérir le pouvoir dans cet immense pays-continent.
La politique de front uni du PCC est loin de se réduire à la question des rapports avec le Guomindang. Elle comprend bien des facettes et s’attache, avant tout, à la constitution d’un bloc social capable d’assurer le caractère majoritaire de la révolution. Elle représente en conséquence une donnée permanente de l’orientation chinoise, une donnée stratégique : selon la formule maoïste, le parti, l’armée et le front uni constituent les trois éléments indispensables à la victoire. L’alliance entre le PCC et le Guomindang est de caractère plus conjoncturel. De 1927 à 1937, puis de 1945 à 1949, il n’y a pas eu front uni, mais guerre civile ouverte. Pourtant, cette alliance a duré longtemps et représente l’un des aspects les plus controversés de la politique maoïste. C’est pourquoi il peut être utile de clarifier d’abord ce qu’elle fut avant de revenir sur la conception d’ensemble du front uni chez Mao.
Agression impérialiste, guerre de défense nationale et front uni
La République soviétique avait déclaré symbolique ment la guerre au Japon, en 1932 et le PCC proposait bien avant 1936 la constitution d’un front uni antijaponais, mais contre Tchiang Kaï-chek dénoncé pour ses tendances à la capitulation. Cette politique visait à faire éclater les contradictions internes au Guomindang. De fortes oppositions se sont manifestées au sein du PCC quand la direction a décidé de modifier l’orientation en vigueur, proposant le front uni au Guomindang en tant que tel.
Quant à Tchiang Kaï-chek, il ne cache pas sa volonté d’en finir avant tout avec les communistes. Il a eu le temps, de 1928 à 1937, la “décennie de Nankin “ – du nom de la ville dont il a fait sa capitale – d’asseoir son pouvoir. Les derniers Seigneurs de la guerre rebelles sont mis au pas de 1934 à 1936. La légitimité de son gouvernement est reconnue dans le pays, par les classes moyennes notamment, comme en Occident. Pour Tchiang, la victoire définitive sur le PCC doit précéder l’engagement réel des forces nationalistes dans la guerre de résistance. Il aime à dire que « les Japonais sont une maladie de la peau, les communistes une maladie du cœur » [3].
Ce qui force bon gré mal gré les deux partis à nouer une fragile alliance, c’est la nature de l’enjeu et la réaction de l’opinion chinoise. Tokyo cherche à transformer le pays de semi-colonie en colonie directe ; à achever le processus engagé un siècle auparavant par la Grande-Bretagne. La Chine, nation opprimée, menacée de perdre les derniers éléments de son indépendance, se mobilise.
Chaque parti va dorénavant être jugé à son engagement dans la résistance nationale.
Le Japon tente de constituer une vaste zone d’influence en Asie orientale et dans le Pacifique. La Chine se voit ainsi intégrée, bien avant nombre d’autres pays, à la marche à la Seconde Guerre mondiale. La compétition interimpérialiste forme l’arrière-plan de ce conflit planétaire. La lutte pour l’hégémonie est engagée entre les Etats-Unis, le Japon, la Grande-Bretagne et, dans les seconds rôles, la France, l’Italie.
La Seconde Guerre mondiale n’est pas pour autant un simple conflit interimpérialiste. Elle est préparée par la contre-révolution qui vise, en Europe, à mettre un terme à la dynamique ouverte par la révolution russe, et par la volonté des Puissances de renforcer leur domination dans le tiers monde. De même que 1914-1918, mais à une échelle encore plus grande, 1939-1945 il lustre « le rapport étroit entre guerres impérialistes, guerres de libération nationale et révolution » [4].
La Seconde Guerre mondiale, surtout en Orient, ne peut s’analyser simplement comme un conflit entre démocraties et dictatures. Les puissances coloniales traditionnelles (comme la France et l’Angleterre) ne sont pas, du point de vue des peuples qu’elles se soumettent, démocratiques [5] ! Le régime nippon, bien que très militariste et répressif, n’est pas le nazisme allemand. Nouvelle puissance impérialiste, Tokyo use de la terreur pour imposer sa domination. Mais il n’y a là rien d’exceptionnel comme en témoigne l’histoire coloniale européenne [6]. Enfin, les régimes asiatiques alliés à l’Occident peuvent se rapprocher du fascisme beaucoup plus que du libéralisme.
C’est précisément le cas en Chine. Pour Christopher Thorne, « si le terme de “fasciste“ doit être employé dans un contexte non européen durant les années trente, il n’est à nul autre régime plus approprié qu’au Guomindang en Chine. “Le fascisme“, a déclaré Tchiang Kaï-chek lors d’un rassemblement de ses Chemises bleues en 1935, “est un stimulant appliqué à une société en déclin... Le fascisme peut-il sauver la Chine ? Nous répondons : oui“ » [7], Question autoritarisme, le Généralissime, comme il se fait modestement appeler, ne mâche pas ses mots : « le peuple doit obéir absolument aux ordres du gouvernement et du Leader » [8]. Avec beaucoup de constance, Tchiang bloque toute tentative de réforme démocratique, brisant ce faisant les tentatives d’établir une “troisième force” entre le Guomindang et le PCC. « Une Doctrine, Un Parti, Un Chef » reste le mot d’ordre de la dictature. Au sein du Guomindang le lobby projaponais est puissant et nombreux sont les notables de ce parti qui collaboreront.
Ce qui justifie l’alliance entre le PCC et le Guomindang, ce n’est donc pas la participation au “camp international des démocraties”, mais le devoir de mener, dans un pays dépendant, une guerre “juste”, une guerre de défense et de libération nationales face à l’occupation impérialiste. Tel est alors l’avis de Trotski qui engage une très violente polémique [9] contre ceux qui ne veulent pas entendre parler de front uni avec l’ennemi de classe, qui prétendent que les révolutionnaires chinois doivent prôner le défaitisme, comme dans les pays impérialistes, et se battre simultanément contre les Japonais et le Guomindang. « Parler de “défaitisme révolutionnaire“ en général, sans distinguer entre pays oppresseur et peuples opprimés, c’est faire du bolchevisme une misérable caricature et mettre cette caricature au service de l’impérialisme [...] La Chine est un pays semi-colonial que le Japon transforme en pays colonial. La lutte de la part du Japon est impérialiste et réactionnaire. La lutte de la part de la Chine est libératrice et progressiste » [10]. Prôner le front uni n’implique en rien se faire des illusions sur Tchiang Kaï-chek : « Nous connaissons suffisamment bien Tchiang Kaï-chek comme le bourreau des ouvriers. Mais ce même Tchiang Kaï-chek est obligé aujourd’hui de diriger une guerre qui est notre guerre. Dans cette guerre, nos camarades doivent être les meilleurs combattants. Politiquement, ils devront critiquer Tchiang Kaï-chek, non parce qu’il fait la guerre, mais parce qu’il ne la fait pas assez efficacement, sans de lourds impôts sur la classe bourgeoise, sans un armement suffisant des ouvriers et des paysans, etc. » [11].
Il faut donc disputer au Guomindang le drapeau de la résistance nationale et se préparer ce faisant à l’affrontement de classe de demain : « En participant à la lutte militaire sous les ordres de Tchiang Kaï-chek – parce que malheureusement, c’est lui qui a le pouvoir dans la guerre pour l’indépendance – préparer politiquement le renversement de Tchiang KaÏ-chek. C’est la seule politique révolutionnaire » [12].
Ces lettres montrent que Trotski avait bien perçu la nature du conflit chinois et de ses enjeux. Mais, dans l’équation politique qu’il dresse, le Parti communiste est absent. Il semble être considéré comme une entité subordonnée, incapable de jouer un rôle indépendant. Or, le PCC va précisément jouer un rôle majeur durant la guerre sino-japonaise.
1935-36 : les débuts du front uni et les leçons de 1927
En 1935-36, l’Armée rouge est trempée par l’épreuve ; elle est devenue une armée de cadres, colonne vertébrale du mouvement révolutionnaire. Les rescapés du Sud et du Centre de la Chine peuvent maintenant reprendre racine dans la base rouge du Nord Shaanxi [13]. Mais la situation reste très difficile. La direction maoïste doit encore se consolider et s’imposer véritablement a l’échelle nationale. Le Nord Shaanxi n’est pas seulement une zone périphérique, loin des centres politiques et économiques, c’est aussi une région socialement extrêmement arriérée.
La direction du PCC doit prendre rapidement, dans ces conditions précaires, une série de décisions politiques d’importance cruciale. La situation nationale est en pleine évolution. Le contact est rétabli avec Moscou ; le PCC est confronté aux exigences des Soviétiques. Le 1er août 1935, une déclaration solennelle est publiée à Moscou au nom du PCC avec lequel, pourtant, le contact est perdu depuis des mois. C’est “l’Appel de Maoergai” [14], attribué au Parti communiste chinois et à Mao, alors qu’il a été rédigé en Russie avec la participation de Wang Ming. Moscou, inquiète de la pression japonaise à l’Est, propose le front uni au Guomindang. Cet incident en dit long sur la façon dont la bureaucratie soviétique con sidère les organisations nationales comme des instruments dociles de sa politique.
Les pressions exercées par Moscou ont joué leur rôle dans l’évolution de la politique du PCC. Mais il serait faux d’analyser cette évolution exclusivement sous cet angle. On doit en effet tenir compte d’un ensemble de facteurs. Au milieu des années trente, « à peine établi dans des bases stables après la Longue Marche, le Parti s’est vu forcé d’entreprendre un délicat changement d’orientation alors qu’il était soumis à de fortes pressions divergentes. Moscou tentait d’imposer sa nouvelle ligne de front populaire. En Chine, la croissance des sentiments antijaponais posait le problème de l’unité nationale. Les militants de base et les paysans affamés de terre exerçaient leur propre pression vers la gauche. Chacun de ces groupes de pression exigeait l’attention d’une direction menacée par l’encerclement des forces du Guomindang et la disette – une direction où il n’y avait encore aucune personnalité ou aucun groupe absolument hégémonique » [15].
L’orientation du PCC va progressivement s’infléchir. Lors de la réunion du bureau politique de Wayaobu, fin décembre 1935, la direction chinoise a déjà connaissance de l’orientation décidée par le Comintern. Pourtant, la résolution adoptée est loin d’en être la copie conforme. Le PCC prône certes, contre les tenants de la “porte close”, l’unité avec la bourgeoisie chinoise. Le « front uni le plus large » est dorénavant « la ligne générale tactique » [16]. Mais sur la question de la guerre, la résolution du BP souligne qu’un « principe de base de la direction de la lutte révolutionnaire par le Parti est l’unification de la guerre civile chinoise et de la guerre nationale » [17]. L’objectif implicite reste d’isoler Tchiang Kaï-chek. Le programme de réforme agraire, plus modéré que celui en vigueur dans le Jiangxi, reste trop radical aux yeux de Moscou. La lutte du PCC pour gagner l’hégémonie dans le front uni est réaffirmée [18].
La prudence de la direction maoïste s’explique aisément. Elle n’a pas oublié les terribles leçons de 1927. Mao les rappelle au moment de la conférence de Wayaobu : « La cause principale de la défaite de 1927, c’est que (...) aucun effort ne fut fait pour élargir nos propres rangs [le mouvement ouvrier et paysan et l’armée conduite par le Parti communiste], et qu’on s’est contenté de s’appuyer sur un allié temporaire, le Guomindang. (...) A cette époque, le front uni révolutionnaire ne possédait pas de pilier central, pas de forces armées révolutionnaires puissantes. (...) Cette leçon, payée de notre sang, nous a enseigné que l’absence d’un noyau de forces révolutionnaires voue la révolution à l’échec. Maintenant, les choses sont différentes » [19].
La direction maoïste, fin 1935 début 1936, engage une bataille politique sur deux fronts : contre un courant dénoncé pour son sectarisme, tenant de la “porte close” vis-à-vis du Guomindang et contre un courant opportuniste, prêt à ouvrir trop vite et trop largement les portes à Tchiang Kaï-chek.
En février 1936, l’Armée rouge engage une importante offensive militaire dans la Shanxi [20], au grand dam de Moscou. En mars, Mao ouvre la possibilité d’un front uni avec le Généralissime : « Si Tchiang Kaï-chek ou n’importe quelle autre armée interrompt les hostilités contre l’Armée rouge, le gouvernement soviétique chinois ordonnera immédiatement à l’Armée rouge d’arrêter les actions militaires contre lui ou l’armée concernée. [Cependant], il va sans dire que nous ne laisserons jamais Tchiang Kaï-chek poser un doigt sur [l’Armée rouge] ». Cette combinaison d’offensive militaire et d’ouverture politique illustre bien la double politique alors poursuivie par le PCC [21].
Avec l’échec de cette offensive militaire et la montée du sentiment antijaponais dans l’opinion nationale, le PCC ouvre de plus en plus sa politique unitaire et modère encore son programme social. Mais la volonté des dirigeants maoïstes de ne pas céder sur l’essentiel, le contrôle de leurs forces indépendantes et leurs objectifs à long terme se confirme. En 1936, dans ses interviews avec Edgar Snow, Mao s’explique à l’avance sur la “dissolution” de l’Armée rouge et du gouvernement indépendant de Yan’an. Le journaliste américain raconte comment « en dehors de l’interview formelle, Mao indiqua que les communistes étaient prêts à apporter tous les changements de nomenclature qui seraient de nature à faciliter la “coopération“ sans affecter de façon fondamentale le rôle indépendant de l’Armée rouge et du Parti communiste. Ainsi, l’Armée rouge changerait au besoin son nom (...), le nom de “soviets“ serait abandonné, et la politique agraire serait modifiée pendant la période de préparation à la guerre contre le Japon » [22].
En décembre 1936, “l’incident de Xian” annonce un important tournant dans les rapports entre le PCC et le Guomindang. Lors d’un voyage à Xian (Shaanxi) durant lequel il prêche la relance des opérations contre les communistes, Tchiang Kaï-chek est arrêté par les dirigeants locaux du Guomindang, Zhang Xueliang et Yang Hu-cheng, désireux de donner la priorité à la résistance antijaponaise. Moscou dénonce violemment ce “kidnapping”, Yan’an par contre salue le patriotisme de ces généraux rebelles. Finalement, après une période d’hésitation [23], le PCC intervient pour faire relâcher Tchiang Kaï-chek. C’est l’échec de la rébellion du Nord-Ouest.
Le 19 février 1937, le Comité central du Guomindang demande officiellement le rétablissement de la coopération avec l’Union soviétique et les communistes. Le front uni se formalise durant les mois qui suivent. La première année, celle de la “lune de miel”, les détenus politiques sont libérés par le Guomindang, le PCC ouvre des bureaux en zone blanche (il gardera jusqu’au bout une délégation permanente à Chongqing [24]. Puis, rapidement, la tension croît entre les deux partis et des éléments de guerre civile émergent périodiquement au sein de la résistance nationale.
En 1936-1937, Mao a donc joué un rôle moteur dans le développement de la politique de front uni. Il polémique violemment contre ceux qui bloquent sa mise en œuvre. Mais il insiste sur les limites des concessions possibles : le maintien de l’indépendance du Parti communiste et son contrôle exclusif sur les zones libérées, sur l’Armée rouge. Dans des “thèses” présentées en novembre l937 [25], Mao Zedong renvoie par exemple à un projet de résolution du Comité central dont la conclusion est sans ambiguïté : « Il est de toute nécessité de maintenir la direction absolument indépendante exercée par le Parti communiste dans les unités qui, à l’origine, constituaient l’Armée rouge [formellement intégrée à celle du Guomindang] et dans tous les détachements de partisans, et on ne saurait admettre, de la part des communistes, la moindre hésitation quant à ce principe » [26]. Une résolution interne au PCC précisait que « même après l’établissement [éventuel] d’une République démocratique, les communistes ne devraient pas abandonner leur contrôle absolu sur les populations et les forces armées existant dans les zones soviétiques. Au contraire, le Parti devrait diriger résolument la lutte antijaponaise des masses chinoises et les luttes économiques et politiques quotidiennes et continuer à élargir et consolider ses propres forces politiques et militaires pour permettre une victoire complète de la guerre antijaponaise et de la République démocratique, de façon à lutter pour la réalisation d’un avenir socialiste » [27].
Les objectifs à long terme du front uni sont clairement rappelés à Edgar Snow par Zhou Enlai, en 1936, si clairement que ce dernier demandera au journaliste de ne pas publier son interview qui risquerait de compromettre les négociations engagées avec Tchiang. Snow raconte son entrevue en ces termes : les objectifs du PCC, comme l’explique Zhou, « visent avant tout à mettre un terme à la guerre civile et à former un “front uni“ avec d’autres armées pour résister au Japon. “Alors, vous renoncez à la révolution ?“, je lui demande. “Absolument pas. Nous faisons progresser la révolution, nous n’y renonçons pas. La révolution arrivera probablement au pouvoir par le biais de la guerre antijaponaise“. Et qu’en est-il de Tchiang Kaï-chek ? “Le premier jour de la guerre antijaponaise“, a-t-il prophétisé, “signifiera le début de la fin pour Tchiang Kaï-chek“. Les communistes l’emporteront, expliqua Zhou, parce qu’ils savent comment organiser et armer les paysans dans une guerre patriotique. Tchiang ne le sait pas » [28].
La direction maoïste et la “deuxième ligne Wang Ming”
Après de nombreuses dissonances, la politique de Moscou et celle de Yan’an semblent converger. Pourtant, les divergences des années 1935-1937 montrent que les deux capitales n’abordent pas la question du front uni sous le même angle. La préoccupation majeure de la direction du Comintem est la mise en œuvre des options diplomatiques de la bureaucratie soviétique qui souhaite prendre l’initiative en Extrême-Orient : le gouvernement Tchiang Kaï-chek est la cible de cette politique, l’interlocuteur recherché. La direction maoïste se préoccupe des conditions propres de sa lutte : Tchiang Kai-chek reste un ennemi redoutable. Elle s’attache d’abord à l’évolution de la situation nationale ; elle négocie ensuite avec Moscou.
Parce qu’elles ne sont pas accidentelles, ces différences d’approche vont continuer à se manifester tout au long de la guerre sino-japonaise. Elles s’expriment, au sein du PCC, à travers un nouveau conflit de ligne entre la direction maoïste et la fraction Wang Ming, le fidèle de Moscou [29]. Ce débat d’orientation éclaire les rapports de force internes au Parti communiste et les relations qu’il entretient avec le Kremlin. La discussion politique est réservée au cénacle dirigeant. Pourtant, grâce notamment aux travaux de Gregor Benton [30], on peut en reconstituer les contours.
Reprenons rapidement le déroulement de cette lutte d’orientation. Les désaccords qui se manifestent à la fin 1935 entre Wang Ming et Mao se prolongent l’année suivante. Wang se plaint toujours des « faiblesses sérieuses » de la politique du Parti qui mettent en question la réalisation de l’unité nationale, En URSS, George Dimitrov, qui à présenté au 7e Congrès de l’IC le rapport sur le front uni, critique devant le Secrétariat du Comintern « l’immaturité politique » du PCC. Le parti continu en effet d’appeler au renversement de la clique Tchiang Kaï-chek [31].
Le 22 juillet, la direction du Parti accepte finalement d’avaliser la politique agraire défendue par Wang Ming. Cette fois, Dimitrov approuve. Le PCC se déclare en faveur de l’unification des forces politiques et militaires. Mais il déclare que cette unification ne peut se réaliser qu’une fois « une République chinoise démocratique établie », République à laquelle les régions soviétiques s’intégreront comme parties constitutives. Il s’agit là, note Greg Benton, d’une proposition offrant « à la fois un cadre flexible pour manœuvrer et pour exercer une pression politique sur Tchiang, et une tactique visant à garantir l’intégrité des Zones rouges, dans la mesure où le Guomindang ne serait jamais à même de réunir ces conditions » [32]. Il n’est donc pas surprenant qu’en septembre 1936, Wang Ming continue de critiquer la politique du PCC. En privé, Mao se gausse des écrits de Wang Ming [33]. Il se garde le faire en public, pour ne pas se heurter directement à Moscou.
Dans la période qui suit “l’incident de Xian”, Mao et Wang Ming répondent en termes différents au Guomindang. Dans le ton général, sur la question des droits sociaux des masses, de l’indépendance des forces communistes, de la démocratie et de l’Assemblée nationale, note Greg Benton, « les formules de Wang tendent au compromis, celle de Mao, à démasquer la nature réactionnaire du Guomindang » [34]. En juin 1937, Zhou Enlai trace une ligne de démarcation entre les Fronts populaires européens et la situation qui prévaut en Chine, marquée par l’opposition de nature entre le Guomindang réactionnaire et le PCC révolutionnaire.
Les négociations progressant, la question du gouvernement unifié est posée. Pour la majorité des cadres basés à Yan’an, le régime en place représente la « dictature d’un seul parti, le Guomindang ». Le PCC ne peut entrer dans le gouvernement de Nankin, Il faut changer d’Assemblée nationale et de constitution, élire un nouveau gouvernement sur cette base Pour Wang Ming, le gouvernement de Nankin peut devenir un véritable gouvernement panchinois de défense nationale, à la condition qu’il change de politique en divers domaines, se purge des éléments pro-japonais, intègre des personnalités anti-japonaises militantes, etc. C’est ce gouvernement réformé et renforcé qui devrait réunir une nouvelle assemblée nationale.
Le bureau politique se réunit en conférence en août 1937. Trois positions se font jour : celles de Mao, de Wang Ming et d’un groupe intermédiaire, les “conciliateurs”, représentés notamment par Zhu De. Wang Ming revient de Moscou en octobre 1937. Un combat pour le contrôle de la majorité du BP s’engage et débouche sur un compromis. Mao doit opérer une retraite, mais il peut s’appuyer sur l’Armée et renforcer sa fraction à Yan’an (Wang Ming, lui, se rend à Wuhan). En 1937-1938, une série de divergences d’orientation à plus long terme s’expriment.
« Défaite pour tous ou victoire pour tous »
Selon divers auteurs [35], Mao aurait résumé ainsi le conflit de ligne. Il prônait la « défaite pour tous » (à savoir les Japonais et le Guomindang) alors que les “conciliateurs” avançaient la formule de la « victoire pour tous » (à savoir le PCC et le Guomindang).
L’orientation militaire
Mao caractérise la politique du Guomindang comme celle d’une « résistance partielle » aux Japonais, ce que Wang Ming critique vertement. Mao prône une stratégie militaire indépendante de celle du Guomindang, fondée sur la mobilité et la guérilla. Wang Ming préconise une coopération étroite avec le Guomindang et la poursuite d’une guerre plus conventionnelle. Les “conciliateurs” cherchent à combiner les deux orientations. Pour la majorité des cadres de Yan’an, le changement du nom des forces communistes (d’Armée rouge en 8e Armée de route) est une « question formelle ». Pour Wang Ming, l’unification du commandement doit préparer la fondation d’une véritable armée panchinoise unique. Il s’agit de ni plus ni moins que « d’unifier le commandement, unifier l’organisation, unifier les armes, unifier les disciplines, unifier les traitements, unifier les postes de commande ment militaire et les activités militaires » [36].
L’après-victoire
Wang Ming critique, dans un texte daté du 27 décembre 1938, ceux qui dans le PCC ne comprennent pas les fondements de la politique d’alliance avec le Guomindang. Il faut tout subordonner à la résistance au Japon, éviter de lutter pour l’hégémonie au sein du front uni, affirmer que la collaboration avec le Guomindang continuera même après la victoire contre le Japon. Il prédit que la direction de la Chine libérée reviendra à Tchiang Kaï-chek, que la guerre aura transformé en héros.
Mao, on l’a vu, parle lui aussi de Tchiang comme d’un « héros national », mais il laisse ouverte la question des rapports de force et de leur évolution au sein du front uni. Il rappelle que la bourgeoisie chinoise ne saurait réaliser les tâches démocratiques de la révolution. Il explique que, dans la mesure où le front uni est composé de plusieurs groupes, « c’est la lutte entre eux qui déterminera l’avenir ». Dans une guerre conduite par un parti ouvrier, « l’aboutissement [du combat] ne peut se réduire à de simples réformes. La direction du prolétariat rend possible la transformation de la guerre en révolution socialiste ». Ces propos, rapportés par Bisson, préparent la publication des thèses de Mao exposées dans “Les tâches du Parti communiste chinois dans la résistance au Japon” (3 mai 1937). Selon ces thèses, à l’avenir, la République démocratique peut « prendre une direction capitaliste ». Mais « elle peut aussi s’engager dans la voie du socialisme, et le parti du prolétariat doit lutter de toutes ses forces pour cette seconde perspective » [37].
Tout cela ne veut pas dire que Wang Ming souhaitait consciemment la victoire du Guomindang sur le PCC. Il est probable comme le note Benton, que « Mao et Wang partageaient tous deux le même but : emporter le pouvoir face au Guomindang et renverser la vieille société ». Mais « là où Mao différait de Wang, même au point le plus élevé du front uni, c’était dans sa capacité d’intégrer cet aspect révolutionnaire dans le travail quotidien du Parti, au lieu de le renvoyer à un avenir lointain » [38].
« Alors que les analyses de Wang le conduisaient en pratique à abandonner toute préparation pour une future confrontation, Mao se consacrait à l’accumulation de forces militaires indépendantes et de puissance politique pour être en mesure de décider de l’issue de la confrontation quand elle se présenterait » [39].
« La réussite de Mao, durant cette période, consista à savoir résister à des pressions exceptionnelles émanant de diverses directions et de maintenir un cours qui évite les dangers jumeaux de la capitulation face au Guomindang et du sectarisme plat » [40].
Le transfert des forces communistes derrière les lignes japonaises et “l’incident du Sud Anhui”
La position de Mao à la direction du PCC n’est pas encore complètement établie en 1937-1938. La dynamique de front uni favorise l’apparition d’un courant intermédiaire au sein de l’appareil du parti qui donne du jeu à Wang Ming. Mao note, à l’occasion de l’un de ses entretiens avec Anna Louise Strong qu’à la fin de la Longue Marche la clarification politique n’est pas encore achevée. « Après que nous ayons atteint Yan’an, nous avons passé trois ans et demi sur une campagne de rectification afin de résoudre complètement le problème [de ligne]. Cela prend du temps » [41].
Comme en 1934-1935, c’est l’expérience qui va permettre à Mao de consolider à nouveau sa direction personnelle et politique. De juillet 1937 à octobre 1938, l’armée japonaise avance rapidement et occupe les cinq provinces de la Chine du Nord. Les armées chinoises de fendent les principaux centres urbains et sont laminées par les forces nippones après une dure guerre de positions.
Wang Ming s’engage personnellement dans la bataille de Wuhan, la capitale, avec le Guomindang. Wuhan tombe en octobre 1938. C’est un grave échec politique autant que militaire, pour le Guomindang comme pour ceux qui, dans le PCC, misent sur une défense unifiée et “classique”.
Mao préconise une autre orientation, très audacieuse : étendre le réseau communiste à l’échelle nationale, mais envoyer le gros des forces régulières en Chine du Nord derrière les lignes japonaises. Il part de considérations militaires (le recours à la guérilla pour faire face à un ennemi bien armé), mais aussi de considérations politiques. La guerre de défense nationale doit être une « guerre du peuple ». Elle doit s’appuyer sur la mobilisation de la population, sur l’organisation des masses. Derrière les lignes japonaises, il est possible de faire ce travail sans être en conflit permanent avec le Guomindang. Le parti communiste peut constituer de nouvelles zones libérées.
Cette conception est capitale à plus d’un titre. Elle permet de mener la résistance à l’occupation sous des formes plus actives et efficaces que celles d’une guerre classique. Elle permet de faire de la guerre de défense nationale un lien entre la guerre révolutionnaire d’hier et celle de demain.
Tchiang KaÏ-chek utilise l’espace chinois pour opérer une longue retraite, attendant que le Japon s’épuise dans le Pacifique pour passer à la contre-offensive, ce qui laisse d’immenses territoires ouverts à l’action du PCC. Tchiang cherche par tous les moyens à affaiblir les forces communistes. Les incidents se multiplient et vont déboucher, en 1941, sur la liquidation de l’Etat major de la 4e Armée nouvelle, “l’Jncident du Sud Anhui”.
Les forces de la 8e Armée de route s’infiltrent dans les provinces du Nord. Des éléments de la 4e Armée nouvelle traversent le fleuve Yangzi. Les communistes cherchent à dégager le terrain, derrière les lignes japonaises, en réduisant le pouvoir du Seigneur de la guerre local, c’est-à-dire le pouvoir du Guomindang. A Ruangqiao, une violente bataille a opposé les troupes communistes aux forces blanches qui, bien que très supérieures en nombre, sont battues. Tchiang Kaï-chek décide d’en finir avec la 4e Armée de route dont le quartier général est toujours établi au Sud du Yangzi, dans une région sous son contrôle.
En janvier 1941, une colonne communiste forte de 10 000 personnes, commandée par Ye Ting et Xiang Ying, est encerclée, décimée par le Guomindang. L’impact de ces développements est profond dans l’opinion. La bataille de Huangqiao avait déjà tourné au désavantage politique de Tchiang : il tentait d’empêcher des armées chinoises d’aller combattre les Japonais ! La victoire du Sud Anhui se retourne aussi contre lui : il a écrasé des nationalistes avec l’aide de l’occupant nippon !
L’impact de cet “incident” est aussi important dans les rangs du PCC. Il conclut un long conflit d’orientation entre Yan’an et Xiang Ying. Ce dernier a appartenu à la fraction des “28 bolcheviques”. Laissé en arrière au moment de la Longue Marche, il a tenu trois années dans le Jiangxi, avec le maoïste Chen Yi. Ce sont les forces rescapées de cette épopée qui forment le noyau dur de la 4e Armée nouvelle. Elles ont constitué dans le Sud Anhui une zone rouge, mais sous le drapeau du front uni. Selon Gregor Benton « “Tout par le front uni“ était le mot d’ordre type de la politique de Xiang. Ce n’était pas n’importe quel slogan, mais un mot d’ordre étroitement associé à Wang Ming et critiqué par Mao et Liu Shaoqi pour son opportunisme » [42].
Benton ne fait pourtant pas de Xiang Ying un “agent“ de Wang Ming. Il aurait eu ses propres raisons de défendre cette ligne : il croit au front uni avec le Guomindang ; il aurait du mal à s’adapter aux conditions de la guerre, différente de celle du milieu des années trente ; surtout, il aurait voulu préserver son indépendance face au bureau politique maoïste. Quand Yan’an lui demande de déplacer ses forces au Nord, il refuse. C’est Chen Yi, officiellement son subordonné, qui conduira de nombreux éléments de la 4e Armée nouvelle au-delà du fleuve Yangzi, sauvant de ce fait le gros de ce corps d’armée. Pour Benton, « Hungqiao représente le point culminant et victorieux d’une ligne de marche décidée en 1938, alors que l’Incident du Sud Anhui représente le dernier pas d’un faux départ » [43].
L’étude de Gregor Benton montre que la direction nationale, à Yan’an, a elle aussi commis des erreurs durant ces événements cruciaux, hésitant sur les délais et la route à suivre pour échapper à la nasse dans laquelle les forces du Guomindang avaient enfermé l’état-major de la 4e Armée nouvelle. Mais la portée politique de cette défaite n’en est pas moins claire. Sur le fond, la direction maoïste (Mao, Liu Shaoqi [44], Chen Yi) et Xiang Ying divergent. L’échec de Xiang, c’était aussi celui de la ligne Wang Ming. Il devient évident qu’une défense conjointe avec le Guomindang est impossible. Il reste la voie maoïste.
Pierre Rousset
A suivre…