Epopée héroïque entrée dans la légende, la Longue Marche est d’abord une longue retraite qui conduit divers corps de l’Armée rouge de leurs bases initiales dans le Sud de la Chine jusqu’à Yanan, dans le Nord-Ouest, loin des zones côtières qui étaient au cœur de la vie politique et des luttes sociales durant toutes ces années de révolution et de contre-révolution.
Le point de départ géographique, sociologique, politique et organisationnel de la Troisième Révolution chinoise est donc très différent de celui de la Deuxième. Pourtant, par bien des aspects, l’héritage des luttes révolutionnaires de 1925-1927 (la période dite de la Première guerre civile révolutionnaire) et de la résistance de 1928-1937 (la période dite de la Deuxième guerre civile révolutionnaire) a conditionné le cours des luttes de 1937 à 1945 (la période dite de la Guerre de Résistance contre le Japon) et de 1946 à 1949 (la période dite de la Troisième Guerre civile révolutionnaire). C’est ce qu’il faut maintenant analyser de plus près pour aborder la genèse du maoïsme.
Chapitre 2. L’héritage de La Deuxième Révolution chinoise et la genèse du maoïsme
Revenant sur le cours de la révolution chinoise, divers chercheurs tendent à relativiser la portée de la défaite de 1927. Ils font valoir les éléments d’analyse suivants :
– La victoire d’une révolution prolétarienne, à direction communiste, était, à l’époque, impossible en Chine. Il suffit pour s’en convaincre de prendre en compte les rapports de forces sociaux (marginalité du prolétariat) et politiques (jeunesse du PC).
– Malgré la virulence de la polémique qui les oppose, Staline et Trotski se rejoignent sur le fond. Tous deux réfléchissent dans un cadre par trop « orthodoxe » et occidental : la révolution ouvrière et urbaine, insurrectionnelle, appuyée par la paysannerie et le soulèvement rural.
– Le projet maoïste était le seul qui fût adapté à la réalité chinoise. Or, ce projet —la guerre populaire prolongée en milieu rural — est fort éloigné des thèses avancées par les divers protagonistes des luttes internes au PC(b) d’URSS et à l’IC. C’est avec Mao que la « voie chinoise » et qu’un véritable marxisme asiatique voient le jour.
Dans leur intéressante étude sur le marxisme et l’Asie, Hélène Carrère d’Encausse et Stuart Schram écrivent notamment : « Nous avons déjà évoqué les critiques de Trotski à l’égard de la tactique préconisée par le VIe Congrès, dans laquelle il voyait une porte trop largement ouverte à la collaboration avec la bourgeoisie malgré toutes les précautions dont les auteurs de la résolution s’entouraient. Mais en réalité, lorsque l’on regarde cette époque dans une perspective historique, on est frappé plutôt par les ressemblances entre la position de Trotski et celle du Comintern, telle qu’elle a été réaffirmée presque sans changement de 1928 à 1934. Les extraits des décisions et instructions au sujet de la révolution chinoise montrent en effet une tendance presque aussi accusée que chez Trotski à l’application doctrinaire de concepts et de mots d’ordre façonnés par des conditions européennes et une mentalité européenne à une réalité tout autre. Priorité de la ville sur la campagne, importance vitale d’assurer l’hégémonie des ’ouvriers ’ sur les paysans, croyance en une insurrection de masse sur le modèle de la révolution russe —tous les stéréotypes y passent. Mais en réalité, ce n’étaient que des paroles en l’air, car celui qui de plus en plus rassemblait en ses mains le contrôle réel sur le Parti communiste chinois — même s’il ne devait en prendre effectivement la tête qu’en 1935, au cours de la Longue Marche — était bien décidé à procéder d’une tout autre manière » [2].
Le jugement de Carrère d’Encausse et Schram soulève d’importants problèmes de fond. Nous n’aborderons dans ce chapitre que certains d’entre eux, quitte à revenir ultérieurement sur les autres.
Débat intéressant, donc, mais, comme tout débat rétrospectif, difficile à mener. Il faut éviter deux écueils : l’apologie de l’histoire qui fut (la défaite était inévitable puisqu’elle a eu lieu) et la réécriture idéologique de l’histoire qui aurait dû être (avec une autre ligne, tout était possible). Ces deux approches stérilisent la réflexion historique et politique. La première pousse à étudier la « voie maoïste » indépendamment du riche héritage des années 1925-1927. La deuxième conduit à une lecture symétriquement opposée : la « voie maoïste » n’est plus qu’une déviation regrettable ; la « véritable » révolution prolétarienne des années vingt confirmant l’universalité de la « voie russe ». Dans les deux cas, la dialectique historique est simplifiée à l’extrême.
La Deuxième révolution chinoise mise en perspective
Je ne prétends pas posséder suffisamment la matière historique concrète pour définir les alternatives réelles dans la Chine des années vingt. Mais je crois que l’on peut mettre en valeur les données suivantes :
• Il semble bien improbable que le mouvement communiste ait pu l’emporter, à l’échelle nationale, en 1927.
Roland Lew note pour sa part que « la défaite ouvrière de 1927, si elle doit beaucoup à la stratégie des hommes et avant tout aux erreurs du Parti communiste conseillé et même dirigé par son mentor soviétique, découle aussi des limites plus objectives du potentiel ouvrier (...) d’une maturation trop lente en regard des périls qui menacent la Chine. » [3].
Quel est donc l’état des forces sociales dans la Chine des années vingt : « Une bourgeoisie timorée, trop dépendante de l’impérialisme, un prolétariat prometteur, mais encore en cours de formation, une paysannerie en ébullition, mais aux regards tournés vers le ’bon vieux temps’ ; un pays menacé de l’extérieur par les appétits impérialistes, et à l’intérieur gangrené par les ambitions de multiples ’seigneurs de la guerre’ ; sans oublier les restes de la vieille bureaucratie et les nombreux propriétaires fonciers bien décidés à ne pas lâcher la moindre once de leurs avantages : voilà le sombre tableau de la Chine des années vingt. Dans ce contexte, il est plus aisé de comprendre les raisons objectives de l’échec de la Deuxième révolution de 1925-27 » [4].
Pourtant — et Roland Lew ne le nie pas — une révolution a bel et bien eu lieu en 1925-1927. C’est une preuve par le fait, un fait massif : la situation objective était suffisamment mûre pour cela. Cette révolution a ses limites, mais elle n’en représente pas moins un moment crucial dans l’évolution de la Chine contemporaine. Ses limites objectives ne lui font en rien perdre son importance historique.
La Troisième Révolution chinoise — qui débute dans le cadre de la résistance antijaponaise et débouche sur la victoire de 1949 — est un autre fait majeur qui montre que la Chine était grosse d’une révolution dans les années quarante. Or, les forces et les faiblesses de cette nouvelle révolution reflètent pour une bonne part l’héritage des années vingt.
Voilà deux premières bornes placées : il y avait potentiel révolutionnaire puisqu’il y a eu révolution. Mais cette révolution, à caractère à la fois national, agraire et prolétarien, pouvait difficilement (ou ne pouvait pas encore) donner naissance à un pouvoir d’Etat stable, à caractère de classe nouveau.
• Autre donnée clef, l’écrasement de 1927-1934 n’avait rien de fatal. Il est le produit d’une politique aveugle à l’égard du Guomindang et d’une succession d’orientations opportunistes et gauchistes.
Entre la victoire d’une révolution prolétarienne à l’échelle nationale et ce qui s’est produit, il y avait place pour d’autres alternatives. Le « facteur subjectif, » la ligne suivie par les forces révolutionnaires durant ces années cruciales, a ici joué un rôle déterminant.
La ligne du PCC était définie à Moscou, d’où l’importance et l’intérêt des critiques portées par l’Opposition à la politique stalinienne. L’Opposition ne pouvait, d’URSS, avancer une orientation stratégique concrète pour la Chine ! Certains trotskystes ont pu commettre l’erreur de croire le contraire. Mais, quelles que soient les hypothèses stratégiques, en 1926-1927, le mouvement révolutionnaire chinois devait se préparer à l’affrontement imminent avec la direction du Guomindang.
L’Opposition en URSS a perçu l’importance vitale de cette question. Ses mises en garde se sont malheureusement révélées prémonitoires. Staline, par contre, a nié l’évidence jusqu’à la 25e heure. Pire encore, il a répété par deux fois la même erreur opportuniste (avec Tchiang puis avec Wang), avant de basculer vers l’ultragauche une fois la défaite consommée.
On ne peut rejeter dos à dos Trotski et Staline. Dans le cadre du débat mené en URSS et dans l’IC, le point de vue politique de l’Opposition s’est révélé essentiellement valide. En outre, la fraction stalinienne avait le pouvoir et l’autorité, elle porte donc largement la responsabilité de la défaite.
• Si la victoire complète de la révolution était alors difficile ou impossible, mais si l’écrasement n’avait rien d’inévitable, sur quoi pouvait déboucher la Deuxième Révolution chinoise ?
Avec une autre politique, note Mao Zedong dans ses entretiens avec Edgar Snow en 1936-1937, la contre-révolution n’aurait pas pu être battue, mais « les soviets auraient pu avoir un immense essor dans le Sud et y posséder une base où, ensuite, ils n’auraient jamais été détruits... » [5].
On touche là à une question très importante : dans le contexte chinois de l’époque, la guerre civile ouverte en avril 1927 par Tchiang Kai-chek devait déboucher sur une confrontation révolutionnaire prolongée. Il y avait place pour la stabilisation d’une situation de double pouvoir territorial. Ce n’est pas une hypo¬thèse spéculative, mais une donnée historique. Malgré l’ampleur de la défaite subie et malgré les erreurs de ligne, une telle situation est apparue. Le « pouvoir rouge » est apparu dans plusieurs régions, s’est maintenu sept années durant dans la Chine méridionale et a finalement survécu à Yanan.
• Ce débat sur les « alternatives historiques possibles » ne concerne pas seulement le cours de la Deuxième révolution chinoise. Le résultat des luttes de 1925-1934 a en effet profondément conditionné les événements ultérieurs.
Les conséquences de la défaite subie par le mouvement révolutionnaire ne doivent pas être sous-estimées. Après 1927 et le repli de 1935, le mouvement commu¬niste n’est plus que l’ombre de ce qu’il était dans les centres urbains et ruraux où il est né. Par contre, et pour la première fois, le Guomindang de Tchiang Kai-chek peut effectivement s’imposer comme le nouveau gouvernement national de la Chine, adversaire formidable des communistes.
Avec une autre politique en 1926-1927, le mouvement révolutionnaire chinois aurait pu s’assurer une position géographique, sociale, politique et organisationnelle bien meilleure, dans la période de double pouvoir. Avec une autre politique en 1928-1934, il aurait pu consolider ses positions. Le Guomindang n’aurait pas pu s’imposer à l’échelle nationale. Le Parti communiste chinois se serait alors trouvé dans une situation qualitativement plus favorable au moment de l’invasion japonaise et au début de la guerre de résistance nationale.
La continuité entre les luttes révolutionnaires des années vingt et celles des années trente-quarante aurait été beaucoup plus directe. Sans trop spéculer, on peut percevoir à quel point le cours de la Troisième Révolution chinoise aurait été différent de ce qu’il fut. La guerre rurale serait restée l’un de ses traits dominants, mais on peut penser que les grandes métropoles de la Chine du Sud, du Centre ou de l’Est, et le prolétariat urbain auraient joué un rôle plus important que ce ne fut le cas. Cela aurait pu avoir des conséquences à très long terme sur l’évolution du PCC et du maoïsme, sur l’assise urbaine du régime une fois la victoire acquise.
Tout n’était pas possible en 1927. Mais l’histoire restait néanmoins « ouverte ». Le type de défaite subie par le mouvement ouvrier, paysan, et populaire, par le mouvement national et le Parti communiste a fermé un certain nombre de voies de développement à la lutte révolutionnaire. Le maoïsme s’est cristallisé à un moment où le champ des « possibles » s’était considérablement réduit. Ce champ des « possibles » s’est réduit encore plus avec l’invasion japonaise. C’est dans ce cadre que la guerre du peuple rurale a acquis des traits particulièrement accusés.
• Il ne faut donc pas aborder l’étude de la Deuxième Révolution chinoise avec pour alternative « tout ou rien ». Il faut repenser les problèmes qu’elle soulève en les mettant en perspective. La politique communiste doit être réfléchie dans la durée.
C’est notamment ce qui fait la force et l’intérêt des orientations avancées par Mao Zedong. L’une des principales caractéristiques du maoïsme est en effet de penser le projet révolutionnaire dans le long terme. Mao n’en avait probablement pas encore conscience en 1926-1927, quand il affirme son originalité. En fait, il semble bien que Mao espérait encore en une victoire rapide en 1930, quand il écrivit sa lettre devenue fameuse, « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine », où il défendait contre le scepticisme du Parti, démoralisé, la perspective d’une conquête du Jiangxi [6]. Mais les éléments d’analyse qu’il présente alors vont être réinvestis dans sa démarche ultérieure. Et, dès 1928, c’est bel et bien à cette question qu’il s’attaque, quand il étudie les conditions de survie du « pouvoir rouge » dans le sud de la Chine.
La genèse du maoïsme
Nous abordons là, véritablement, la genèse du maoïsme. Et aussi, car les deux vont de pair, la genèse des instruments de la révolution maoïste, à commencer par celle des bases révolutionnaires et de l’Armée rouge.
Mao Zedong a été fort actif au sein du Guomindang et ne semble pas avoir mis en doute, avant 1927, la politique entriste du PCC. Dans un article de 1923, il a même chanté le rôle de la bourgeoisie commerçante. Le temps d’un écrit, Mao fait en effet des marchands la force dirigeante de la révolution [7]. Wang Ming prendra ultérieurement prétexte de cet article pour dénoncer en son adversaire un élément droitier et antiprolétarien [8]. Cependant, l’analyse de ce texte de Mao n’est pas facile, tant il tranche avec ceux qui le précèdent et qui le suivent [9].
Mao apparaît à première vue très à droite au sein du PCC, tant il s’investit dans le Guomindang. Il semble bien avoir longtemps nourri de sérieuses illusions sur l’avenir de ce parti. Il a peut-être été profondément influencé par sa correspondance avec un ami chinois, membre fondateur du PCC, mais résidant alors en France, et qui décrit avec enthousiasme le succès du mouvement kémaliste en Turquie. Dans un article de septembre 1922, Cai Hesen appelle ses « 400 millions de frères opprimés » à prendre exemple sur le peuple turc : « Levons-nous vite pour inciter notre parti révolutionnaire [le Guomindang] à nous conduire à l’union avec la Russie soviétique, afin de renverser l’oppression de l’impérialisme international en Chine » [10].
Il y a sûrement anguille sous roche : les écrits officiels de Mao restent en effet bien silencieux sur la période pré-1926. Il faut se garder, pourtant, d’une analyse unilatérale des perspectives de Mao à l’époque. Il est déjà communiste. Il pousse à l’extension maximale du mouvement national et, plus tard, du mouvement paysan. Il recherche l’initiative et, sous le drapeau du Guomindang, engage un travail révolutionnaire dans un secteur délaissé par le parti.
Le point de vue qui prime pour Mao est celui du développement des luttes en Chine. Cela peut déjà l’amener à s’opposer de fait à l’orientation du Comintern. Il appelle, par exemple, avec Tchiang Kai-chek, au déclenchement de l’Expédition du Nord à un moment où Moscou freine des deux pieds pour ne pas mettre en cause des manœuvres diplomatiques engagées dans le nord et le centre de la Chine [11].
Quoi qu’il en soit, durant les luttes de 1926-1927, l’activité et l’orientation de Mao n’ont plus grand-chose de droitier, c’est le moins que l’on puisse dire.
1926-1927 : « Tout le pouvoir aux associations paysannes ! » ou le point de vue révolutionnaire
Mao, de famille paysanne, retrouve les problèmes du monde rural quand il devient, en 1926, directeur de l’Institut des cadres du mouvement paysan organisé à Canton par le Guomindang. Il reprend alors en charge le travail communiste à la campagne engagé initialement par Peng Pai, le premier directeur de cet institut.
Dès 1922, Peng Pai avait fondé des associations paysannes dans son district natal de Haifeng (Guangdong). De 1924 à 1927, il est responsable provincial, puis national du Guomindang et du PCC, spécialisé dans les questions rurales. Fin novembre 1927 et début 1928, il anime les fameux « Soviets de Hailufeng ». Il est exécuté en 1929 à Shanghai, par le Guomindang [12].
« Qui est notre ennemi ? Qui est notre ami ? » demande Mao en 1926 dans son « Analyse de toutes les classes de la société chinoise ». Il ajoute : « Celui qui ne sait pas distinguer clairement ses ennemis de ses amis ne saurait être un révolutionnaire, mais en même temps les distinguer n’est pas du tout chose facile ». C’est un texte intéressant, transitoire. La veine révolutionnaire est ardente, l’engagement communiste affirmé, mais la démarche garde des accents très populistes, gauchistes.
Les classes et les processus révolutionnaires sont présentés comme quasi identiques, que l’on parle de la campagne ou de la ville, de la Chine ou de l’Europe : « Dans n’importe quel pays, où que ce soit sur terre, il y a trois catégories de gens : les catégories supérieures, moyenne et inférieure. Si nous analysons les choses en détail, il y a cinq catégories : grande bourgeoisie, moyenne bourgeoisie, petite bourgeoisie, semi-prolétariat et prolétariat (...). Ces cinq catégories ont chacune une position économique et une nature de classe différente. Par conséquent, elles adoptent des attitudes différentes à l’égard de la révolution, consistant à s’opposer à la révolution, à s’opposer à moitié à la révolution, à observer la neutralité à l’égard de la révolution, à participer à la révolution, ou à être la force principale de la révolution ».
« L’attitude des diverses classes de la Chine à l’égard de la révolution nationale est à peu près identique à l’attitude des diverses classes de l’Europe occidentale à l’égard de la révolution sociale. Cela semble étrange, mais en réalité ce n’est pas étrange du tout. Car au fond la révolution actuelle est une, ses buts et ses techniques sont partout semblables, le but étant de renverser l’impérialisme capitaliste mondial, et la technique étant l’union des peuples et des classes exploitées pour mener la guerre ; c’est là que réside la plus grande particularité qui distingue la révolution actuelle de toutes les autres révolutions de l’histoire ».
Et Mao conclut en ces termes : « Qui est notre ennemi ? Qui est notre ami ? Nous pouvons maintenant répondre. Tous les militaristes, bureaucrates, compradores [13], grands propriétaires fonciers, intellectuels réactionnaires, qui constituent ce qu’on appelle la grande bourgeoisie chinoise, et qui ont partie liée avec les impérialistes, sont nos ennemis, nos vrais ennemis. Toute la petite bourgeoisie, tout le semi-prolétariat et le prolétariat sont nos amis, nos vrais amis. Quant à la bourgeoisie moyenne, vacillante et incertaine, son aile droite doit être considérée comme notre ennemi ; même si elle ne l’est pas maintenant, elle le sera bientôt. Son aile gauche peut être notre ami — mais il ne s’agit pas d’un vrai ami, et il faut sans cesse prendre des précautions à son égard. Il ne faut pas lui permettre de jeter la confusion dans nos rangs ! Combien sont nos véritables amis ? Ils sont 395 millions. Combien sont nos véritables ennemis ? Ils sont un million. Combien sont ces gens au milieu, qui peuvent être soit nos amis, soit nos ennemis ? Ils sont 4 millions. Même si nous ajoutons ces quatre millions à nos ennemis, cela ne fait au total qu’un bloc d’à peine 5 millions qui ne saurait certainement pas résister à un éternuement de 395 millions de gens. »
« 395 millions, unissez-vous ! » [14]
Mao reprend contact avec les luttes rurales de sa province natale. En février 1927, il écrit son Rapport sur une enquête à propos du mouvement paysan dans le Hunan, qui enthousiasma Victor Serge. Il salue la révolution paysanne et avance le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux associations paysannes ! », décrivant leur puissance nouvelle, là où l’autorité des notables a été renversée : « On consulte désormais les associations paysannes, même pour les bagatelles comme une dispute entre mari et femme. Aucune affaire ne se règle en l’absence de l’association paysanne. Un représentant de l’association paysanne peut raconter n’importe quoi, c’est quand même sacré. A la campagne, les associations paysannes exercent leur autorité littéralement dans tous les domaines ».
Et Mao engage la polémique contre ceux qui — dans le Guomindang mais aussi dans le PC — trouvent que les paysans vont trop loin : « ...la réalité c’est que... les larges masses paysannes se sont soulevées pour accomplir leur mission historique ; les forces démocratiques dans les campagnes se sont soulevées pour y renverser les forces féodales. Et le renversement de ces forces féodales constitue le but véritable de la révolution nationale (...) Tous les camarades révolutionnaires devraient savoir que la révolution nationale exige un grand bouleversement à la campagne. La révolution de 1911 n’a point été accompagnée d’un tel bouleversement, et elle a donc échoué. Un tel bouleversement existe maintenant, et c’est un facteur important dans l’accomplissement de la révolution. Tous les camarades révolutionnaires doivent appuyer ce bouleversement ; sinon, ils s’opposent à la révolution... »
« ... Il est vrai que dans les villages, les paysans créent un peu de “désordre“ (...). La révolution n’est pas un dîner entre amis, ce n’est pas comme si on écrivait un essai, peignait un tableau ou brodait une fleur. Elle ne peut s’accomplir avec autant de raffinement, d’aisance et d’élégance, avec autant de “douceur, de calme, de respect, de modestie et de déférence“ [15]. Une révolution est une insurrection, l’acte de violence par lequel une classe renverse le pouvoir d’une autre classe. La révolution à la campagne, c’est celle par laquelle la classe des paysans renverse le pouvoir de la classe des propriétaires féodaux. »
Mao affirme un radicalisme sans concession : « Les paysans se divisent en trois catégories : paysans riches, moyens et pauvres... Les seuls qui aient lutté pendant ce dur et obstiné combat qui se poursuit à la campagne sont les paysans pauvres. Depuis la période clandestine jusqu’à la période ouverte, ce sont eux qui ont lutté là-bas ; si l’on a organisé, ce sont eux qui ont organisé là-bas ; si l’on a fait la révolution, ce sont eux qui l’ont faite là-bas. Eux seuls sont les ennemis mortels des tuhao et des lieshen , et s’attaquent sans la moindre hésitation à leurs bastions. Tout le travail de démolition a été réalisé uniquement par eux ». Et Mao parle de « la classe dirigeante des paysans pauvres » [16].
Tout ce passage sera, dans les écrits publiés dans les années cinquante, supprimé ou refondu. Il manque certainement de nuance. Plus tard, Mao développera un ensemble plus complexe d’analyses sur la paysannerie et les tâches révolutionnaires. Mais le « Rapport... » doit être lu dans son contexte. Mao écrit sous le feu des mobilisations de masse. Il se heurte aux cadres du PC qui savent bien que rien n’effraie plus la direction du Guomindang que cette levée populaire qui embrase les campagnes et, bientôt, Shanghai.
On retrouve ce sens de l’initiative, de l’engagement qui caractérise Mao. Il deviendra maître dans l’art du compromis. Mais il ne subordonne pas ses choix à ceux de Moscou. Il appelle à la révolution agraire alors que Staline envoie d’URSS un télégramme enjoignant aux communistes chinois de la suspendre et de modérer les mouvements paysans pour préserver l’alliance avec le Guomindang [17].
Les choix sont tranchés : du côté des notables et des possédants avec la direction du Guomindang, ou du côté du soulèvement de masse. Hésiter, c’est se passer la corde au coup. Le radicalisme de Mao, en cette année cruciale, est profondément révolutionnaire. Il s’exprime d’ailleurs sur tous les plans. Le « Rapport... » comprend un chapitre consacré à la description du « Renversement de l’autorité clanique (pouvoir du temple, des ancêtres et des anciens), de l’autorité religieuse (pouvoir de l’esprit protecteur de la cité et des esprits locaux), et de l’autorité masculine du mari ».
Mao dénonce « ces quatre formes de pouvoir — politique, religieux, familial et marital — (qui) représentent l’ensemble de l’idéologie et des institutions féodales et patriarcales, et constituent les quatre énormes cordes qui lient le peuple chinois, surtout les paysans ». Tout en maintenant le thème du renversement du pouvoir marital, Mao retouchera ici aussi ses propres écrits avant leur republication, retirant les formules originales, par trop osées : « Au point de vue sexuel (les femmes paysannes) ont également pas mal de liberté. Dans les villages, les relations triangulaires et multilatérales sont presque universelles parmi la paysannerie pauvre ». La révolution permettra le renversement des « notions unilatérales de chasteté » [18]. Le thème anticonfucéen de l’égalité des sexes et de la liberté individuelle traverse d’ailleurs les écrits du « jeune Mao » [19].
La veine révolutionnaire de Mao se révèle et s’affirme avec force durant cette période charnière. Il n’est pas prisonnier d’un travail au sommet dans le PCC ou le Guomindang. Il est directement confronté au potentiel immense, à la puissance d’une véritable mobilisation en masse des couches exploitées. Il intègre à sa réflexion le poids décisif de la paysannerie dans le monde chinois.
1928 : « Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ? » ou le double pouvoir territorial
Les massacres de Shanghai, en avril 1927, puis de Wuhan en juillet, ouvrent une nouvelle période. Celle-ci est l’occasion d’un quiproquo révélateur entre Mao et la direction du parti. Sur la foi de mauvaises informations, Mao envoie le 20 août 1927 une lettre au Comité central : « Un certain camarade est arrivé au Hunan en annonçant qu’une nouvelle instruction de l’Internationale propose l’établissement immédiat de soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats en Chine. En entendant cela, j’ai sauté de joie. Objectivement, la Chine a depuis longtemps atteint son 1917, mais jusqu’à présent tout le monde soutenait l’opinion que nous étions en 1905. C’était une erreur grossière. (...) Aussitôt qu’il sera établi, ce pouvoir politique devrait rapidement remporter la victoire dans tout le pays. Nous espérons que le Comité central acceptera sans réserve l’instruction de l’Internationale, et l’appliquera au Hunan » [20]. Mao espérait encore en une victoire rapide. Il appelle dans cette lettre à adopter le mot d’ordre de la réforme agraire radicale. Et il tire un trait sur le Guomindang : « Nous ne pouvons vraiment pas utiliser le drapeau du Guomindang. Si nous le faisons, nous serons seulement défaits une nouvelle fois. Auparavant, nous n’avons pas vraiment saisi la direction du Guomindang et nous avons laissé Wang Ching-wei, Tchiang Kai-chek, T’ang Sheng-chih le diriger. Maintenant nous devrions les laisser garder ce drapeau qui n’est déjà plus rien d’autre qu’un drapeau noir, et nous devons tout de suite lever le drapeau rouge » [21].
Le Comité central ordonna catégoriquement à Mao d’appliquer la ligne officielle : pas de soviets, continuer à utiliser le drapeau du Guomindang et réforme agraire modé¬rée. Pourtant, l’IC préparait bien le tournant gauchiste de la fin 1927. Mais il était encore trop tôt à ses yeux pour l’annoncer. C’est en novembre seulement que le CC du PCC formalise cette ligne, en lui donnant alors un tour aventuriste aux conséquences désastreuses [22]. C’est une chose de regrouper les forces militaires aux marches des provinces, c’en est une autre d’appeler Canton à l’insurrection. Mao fait, à l’époque, preuve de gauchisme. Mais il commence à porter une attention soutenue aux problèmes militaires, aux forces armées : un soulèvement se prépare sérieusement. La direction du parti, poussée par l’Internationale, mise sur la spontanéité et la puissance d’une succession d’explosions de masse. Elle aborde en termes proprement irresponsables la question de la guerre.
L’écrasement de la Commune de Canton clôt l’année 1927. Depuis l’échec du soulèvement de la Moisson d’automne Mao s’est replié dans les monts Jinggangshan. Il n’est de fait qu’un cadre régional. Mais il a la responsabilité de forces rescapées de la débâcle. Il présente, le 5 octobre 1928, une résolution à une conférence du Parti dans la région frontière du Hunan-Jiangxi [23]. Des extraits de cette résolution sont connus sous le titre de « Pourquoi le pouvoir rouge peut-il exister en Chine ».
Un premier bilan de la défaite est présenté dans cette résolution : « La Chine a absolument besoin de la révolution démocratique bourgeoise, et celle-ci ne peut-être réalisée que sous la direction du prolétariat. Le prolétariat n’ayant pas manifesté suffisamment de décision dans la réalisation de son hégémonie, la direction de la révolution qui s’est étendue, dans les années 1926-1927, du Guangdong au bassin du Yangzi, est passée aux compradores , aux tuhao et aux lieshen. Le résultat a été que la révolution a changé de caractère, et que la révolution démocratique bourgeoise a subi une défaite historique. En gros, cette défaite est semblable à celle de la révolution russe en 1905... » [24].
Le résultat ? Une situation sans précédent : « L’existence prolongée, dans un pays, d’une ou de plusieurs petites régions où règne le pouvoir rouge, encerclé de toutes parts par des territoires où règne le pouvoir blanc, constitue un phénomène qui n’a encore jamais été vu dans aucun pays du monde ».
Les causes ? « Pour qu’un phénomène aussi extraordinaire ait pu se produire, il a fallu des raisons particulières... Premièrement, il ne peut se produire ni dans un pays impérialiste, ni dans une colonie se trouvant sous la domination directe de telle ou telle puissance impérialiste, mais uniquement dans la Chine arriérée et semi-coloniale et qui se trouve sous la domination indirecte de l’impérialisme. Car ce phénomène extraordinaire apparaît nécessairement en conjonction avec un autre phénomène extraordinaire, à savoir la guerre au sein du régime blanc. »
« La caractéristique la plus saillante de la Chine semi-coloniale est en effet que, depuis la première année même de la République, les diverses cliques nouvelles et anciennes de militaristes, soutenues par les classes des compradores et des propriétaires fonciers, ont mené entre elles des guerres incessantes... »
L’originalité chinoise s’explique par « deux raisons : l’émiettement du pays en régions isolées ayant leur propre économie agricole (il n’existe pas d’économie capitaliste unifiée pour tout le pays) ; et la politique impérialiste de division et d’exploitation de la Chine par son partage en zones d’influence. Les divisions et les guerres prolongées au sein du régime blanc ont permis à une ou plusieurs petites régions où règne le pouvoir rouge de se constituer au milieu de l’encerclement par le pouvoir blanc. » [25].
Les thèses présentées par Mao en 1928 sont systématisées dans les années qui suivent.
Peng Dehuai explique à Edgar Snow, en 1936-1937, que « la cause première de la guerre des partisans en Chine est la banqueroute économique et en particulier la banqueroute rurale (...). En second lieu, la guerre de partisans s’est développée à cause de l’état arriéré de l’hinterland. Le manque de communications, de routes, de chemins de fer et de ponts donne aux gens la possibilité de s’armer et de s’organiser. »
« Troisièmement, quoique les impérialistes dominent plus ou moins les centres stratégiques de la Chine, cette autorité est inégale et manque d’unité. Il y a de larges brèches entre les sphères d’influence impérialistes, et dans ces brèches, la guerre de partisans peut prendre un rapide essor. »
« Quatrièmement, la Grande Révolution de 1925-1927 a implanté des idées révolutionnaires dans l’esprit de beaucoup de gens, et même après la contre-révolution de 1927 et les tueries dans les villes, de nombreux révolutionnaires ont refusé de se soumettre et se sont mis à la recherche d’une méthode d’opposition (...). Aussi les militants ouvriers, intellectuels et paysans ont-ils gagné en foule les districts ruraux pour y diriger les insurrections de paysans. Une situation sociale et économique intolérable avait créé le besoin de révolution. Il fallait seulement donner à ce mouvement de masse rural une direction, une forme et ses buts. » [26]
Malgré un rapport de force global très défavorable, les éléments d’un double pouvoir territorial peuvent être préservés, puis consolidés. C’est le point de départ de la conception maoïste de la guerre du peuple. L’expérience du Vietnam et d’autres pays montre que les conditions énumérées par Mao sont trop restrictives, pour autant que l’on parle de la possibilité générale d’une guerre révolutionnaire prolongée. Un pays de taille moyenne, sous domination coloniale directe et unique, a été le théâtre d’une guerre populaire de résistance par bien des aspects incomparable. Mais il est vrai que nulle part ailleurs, le phénomène des zones libérées n’atteindra l’extension et le développement qui fut le sien en Chine. Ce sera l’un des traits particuliers de la Troisième Révolution chinoise.
L’Armée rouge et l’origine de la Ligne de masse
Autre trait particulier : le rapport étroit entre le parti et l’armée révolutionnaire. Ce rapport s’explique d’abord par le fait qu’ils se fondent partiellement, à la fin des années vingt, dans le creuset d’une histoire commune. Ni le Parti communiste, ni l’Armée rouge chinoise ne se constituent progressivement à partir de petits noyaux de guérilla. Le PC est devenu un parti de masse avant d’engager la lutte armée. Un parti prolétarien dans sa composition, aussi : il compte 54% d’ouvriers dans ses rangs en 1927. Mais ce parti ne survit, après l’épreuve de 1927-1935, que grâce à sa nouvelle base d’appui : l’Armée rouge.
L’Armée rouge, quant à elle, est née des insurrections rurales ou urbaines et des soulèvements militaires de 1927-1928 : Mao note en 1936, au nombre des quatre particularités de la guerre révolutionnaire en Chine, que c’est un pays « qui a connu la grande révolution de 1924-1927 » ce qui explique que « la guerre révolutionnaire a la possibilité de se développer ». Plus loin, il précise que « la Chine est passée par une grande révolution, qui a préparé la semence de l’Armée rouge, qui a préparé l’élément dirigeant de l’Armée rouge, le Parti communiste, qui a préparé enfin les masses populaires qui ont participé à la révolution. » [27]
Il est symptomatique que les forces de l’Armée rouge ne se soient jamais concentrées durablement dans des zones de jungle inextricable (la couverture forestière de la Chine est particulièrement réduite). Les régions montagneuses n’ont servi que de refuge temporaire. Le mouvement communiste s’est toujours appuyé sur des régions habitées. La conception maoïste de la guerre de guérilla, de la guerre de partisans, comme guerre du peuple trouve ici son origine, sa racine. Elle est profondément différente d’autres conceptions qui ont fait du « soldat de jungle » le prototype du guérillero.
Le maoïsme — parti et armée — prend forme au sein d’un mouvement communiste de masse, après une expérience révolutionnaire majeure. Il s’affirme d’emblée comme un courant organisé et implanté. Il se constitue simultanément de haut en bas et la nouvelle équipe de direction doit répondre, dans le cours même de ce processus, à de complexes problèmes d’orientation politique, tactique et stratégique. Le maoïsme est né avec une histoire longue et de profondes racines dans la réalité du pays.
Dès sa naissance aussi, le mouvement maoïste est physiquement déraciné par les défaites et les retraites successives qui le forcent à abandonner ses zones d’implantation originelles. L’Armée rouge est constituée de réfugiés. Elle devient très tôt une armée itinérante où se rencontre éléments ouvriers, paysans et soldats rescapés des soulèvements de 1927-1928 (qui en constituent l’armature politique), prisonniers et déserteurs des armées blanches, bandits et lumpen réhabilités [28], nouvelles recrues locales, généralement paysannes, parfois ouvrières — beaucoup d’enfants aussi, les « diablotins » [29]. L’Armée rouge sera, dès l’origine, un grand corps militaro-politique mobile, en symbiose avec l’appareil du parti, engagé dans une longue transhumance.
A chaque étape de cette transhumance, qui amènera les divers corps de l’Armée rouge à parcourir la Chine entière, l’appareil central et les forces armées renoueront avec le milieu social ; grâce aux organisations militantes locales et à une grande capacité d’adaptation. Le mouvement maoïste, c’est aussi un parti nationalement implanté ; un ensemble de guérillas, produit des mobilisations locales, les milices villageoises, les cellules communistes, une pyramide de comités directionnels.
La direction maoïste réussira, dans la lutte révolutionnaire, à assurer une unité d’ensemble entre l’appareil central du parti et l’Armée rouge d’un côté, les unités locales et les guérillas de l’autre ; sans oublier l’importance des structures régionales et de l’administration des zones libérées, Mais il existera une tension permanente entre ces pôles, une tension interne qui s’affirme dès les premières années. Les méthodes de fonctionnement maoïstes auront notamment pour objet de gérer au mieux ce rapport d’unité contradictoire, luttant contre des déviations symétriques, ultra centraliste et localiste.
A l’origine, aussi, la direction maoïste devra homogénéiser les rangs de cette armée composite dont elle hérite. Nous n’avons pas le choix du recrutement, note Mao en 1928, il nous faut faire avec ce qui est disponible. « Par conséquent, non seulement on ne peut pas diminuer le nombre d’éléments déclassés qui se trouvent actuellement dans nos rangs, mais il n’est même pas certain qu’on puisse trouver de nouveaux éléments déclassés pour compenser nos pertes. Dans de telles conditions, la seule issue, c’est de renforcer la formation politique, afin de changer leur qualité (...). Pour ce qui est de la formation politique, les soldats de l’Armée rouge ont en général tous la conscience de classe. En général, ils ont tous des connaissances politiques rudimentaires au sujet du partage des terres, de l’établissement des Soviets, de la nécessité d’armer les ouvriers et les paysans, etc. » [30].
La vie est très dure en ces temps héroïques : « Je crains, signale Mao, que très peu de gens aient une vie aussi difficile que celle de l’Armée rouge. En raison du manque d’argent, la ration alimentaire ne dépasse pas 5 fen par homme et par jour (le riz, qui provient de l’approvisionnement local, en plus) et souvent il est difficile de maintenir même ce taux. ’Renversons les capitalistes, mangeons tous les jours de la citrouille’, tel est le dicton des soldats, qui exprime leur misère… » [31]. Chaque défaite militaire est alors suivie de désertions nombreuses. Les paysans, une fois la terre distribuée, rechignent à intégrer l’armée.
La direction maoïste va donc très tôt porter son attention sur les mécanismes politiques qui peuvent assurer la pérennité de son action. L’éducation politique, et idéologique (en 1929, déjà, Mao s’attaque au « point de vue purement militaire », à « l’égalitarisme absolu », à la « mentalité de hors-la-loi », etc. [32]), le système des commissaires du Parti, le rôle des cellules communistes, la démocratie au sein de l’armée, aussi : « Si, malgré les dures conditions matérielles et les combats incessants, l’Armée rouge continue à tenir bon, cela tient, outre le rôle du Parti, à l’application de la démocratie conséquente. Les officiers ne frappent pas les soldats ; soldats et officiers s’habillent et mangent de la même manière, et son traité sur une base d’égalité ; les soldats bénéficient de la liberté de réunion et de parole ; on a supprimé les cérémonies inutiles ; l’administration financière se fait au vu et au su de tout le monde, et les représentants des soldats contrôlent les comptes... (...) En Chine, ce ne sont pas seulement les masses ouvrières et paysannes qui ont besoin de la démocratie ; l’armée en a un besoin encore plus pressant. » [33].
Tous ces thèmes annoncent le développement de la « ligne de masse » qui deviendra l’un des traits distinctifs du maoïsme.
Premières leçons sur le travail paysan
La mise au point de la « ligne de masse » tente aussi de répondre aux difficultés du travail rural. Le mouvement communiste s’enracine, pour la première fois durablement, dans la paysannerie. La direction maoïste prend progres¬sivement la mesure de la complexité sociale et culturelle du monde rural. Elle accumule une expérience nouvelle. Les premières réformes sont extrêmement radicales. A partir de 1929, des correctifs successifs sont introduits dans la politique agraire au cours d’un long processus de mise au point où se mêlent les leçons de l’expérience, le contrecoup des politiques changeantes du PCC, le poids de la situation politique. En 1933, Mao publie un petit essai sur la stratification de la paysannerie, où il présente une classification systématique du propriétaire foncier, paysan riche, paysan pauvre, et ouvrier [34]. Progressivement, la direction maoïste prend la mesure du problème que pose le paysan moyen dans de nombreuses régions de Chine.
La redécouverte par Mao de la paysannerie, en 1926, n’est donc que le début d’un long processus. Il a fallu apprendre à connaître de l’intérieur le monde rural. Mao admet que ce ne fut pas facile, dans un entretien avec des représentants de partis latino-américains, en 1956 [35].
« Du fait que les intellectuels des villes ne connaissent pas très bien la situation rurale et la mentalité des paysans, ils n’arrivent guère à résoudre comme il le faut le problème paysan. Selon notre expérience, la victoire ne sera possible que si nous réussissons après de très longs efforts, à nous intégrer réellement aux paysans et à les convaincre que nous luttons pour leurs propres intérêts. Ne croyez jamais que les paysans puissent d’embler se fier à nous et qu’il suffise de leur apporter quelque aide pour gagner leur confiance.(...) » [36].
Au centre de la démarche de Mao : une analyse de classe du monde rural et de ses différentiations. « Au commencement, notre Parti ne réussissait pas dans son travail parmi les paysans. Les intellectuels avaient un certain air, un air qui leur était propre. Ainsi donc, ils ne daignaient pas aller à la campagne et la considéraient avec mépris. Et les paysans, eux, les regardaient de travers. A l’époque, notre Parti n’avait pas encore trouvé la méthode pour bien connaître les régions rurales. Plus tard, après être retournés à la campagne, nous l’avons enfin trouvée. Nous avons alors analysé les différentes classes et compris enfin quelles étaient les revendications révolutionnaires des paysans. »
« (...) Nombre de nos camarades considéraient la campagne comme une figure plane et non pas comme un corps dans l’espace ; en d’autre termes, il ne savaient pas l’envisager d’un point de vue de classe. Et ce n’est que plus tard, après avoir compris le marxisme, qu’ils y sont parvenus. Voilà que la campagne n’était pas une figure plane, mais stratifiée, où l’on trouvait des riches, des pauvres et des indigents, où l’on pouvait distinguer salariés agricoles, paysans pauvres, paysans moyens, paysans riches et propriétaires fonciers. En ce temps-là [1926-1927], j’avais déjà effectué des enquêtes à la campagne et organisé plusieurs stages de formation de cadres du mouvement paysan ; mais je n’étais pas encore allé au fond des choses, malgré une certaine connaissance du marxisme. » [37]
Cette analyse de classe nécessite un travail d’enquête qui doit être mené sur le terrain, y compris par les dirigeants du Parti. « Pour gagner les paysans et s’appuyer sur eux, il faut mener des enquêtes à la campagne. (...). Les principaux dirigeants du parti, comme le secrétaire général, doivent trouver le temps d’aller étudier en personne un ou deux villages ; cela vaut bien la peine. Les moineaux sont très nombreux, mais il n’est pas nécessaire de les disséquer tous, un ou deux suffisent. Après son enquête dans un ou deux villages, le secrétaire général saura à quoi s’en tenir ; il sera en mesure d’aider les camarades à connaître la campagne et à se faire une idée claire de ses conditions concrètes. A mon avis, les secrétaires généraux des partis de nombreux pays n’attachent pas d’importance à la dissection d’un ou deux ’moineaux’… » [38]. L’analyse de classe, l’enquête sociale, la présence des dirigeants sur le terrain, l’étude des situations concrètes seront aussi des éléments constitutifs de la « ligne de masse ».
Le projet maoïste prend forme
A la fin des années vingt, le projet maoïste prend forme. Il va mûrir. Mais on voit ce qu’il doit à l’expérience de la deuxième révolution, ce 1905 chinois qui a clarifié les rapports de classe au sein du mouvement de libération nationale.
La genèse du projet politique maoïste, la constitution de ses instruments organisationnels, la mise au point de ses mécanismes de fonctionnement ne peuvent être détachées de cette expérience révolutionnaire majeure. Elle a permis à Mao d’élaborer ses premières conceptions. Le mouvement communiste chinois tout entier est le produit de cette vague de mobilisations de masse et de confrontations de classes. Mouvement révolutionnaire armé, le maoïsme se constitue dans ce cadre. La Troisième Révolution chinoise ne recommence pas de zéro.
Pierre Rousset
A suivre...