Chapitre 3 : Le Marxisme et l’Orient. A la recherche de la « Voie chinoise »
L’histoire du mouvement communiste chinois est marquée par une succession d’intenses luttes de fractions qui touchent à toutes les questions idéologiques et politiques, stratégiques et tactiques. Au cœur de ces conflits d’orientation : la définition de la « voie chinoise " – ou des voies chinoises –, du rapport de la Chine à l’Occident, de la libération nationale à la révolution mondiale, du PCC à Moscou, enfin.
Le communisme est né de et dans ces débats. Il prolonge le Mouvement du 4 Mai 1919 : un sursaut patriotique tourné contre le Japon, mais aussi contre un gouvernement qui s’incline devant le diktat des Puissances. Après cette dernière humiliation nationale qu’est le traité de Versailles, après cette dernière capitulation gouvernementale, l’intelligentsia chinoise affirme sa volonté de jouer un rôle actif dans le redressement de la Chine et discute avec passion des voies de la modernisation, moyen pour reconquérir l’indépendance et la dignité. Le 4 Mai laisse place à une profonde vague antitraditionaliste, anticonfucéenne qui mobilise intensément les intellectuels radicalisés.
Ce nouveau corps social est très sensible à la crise d’identité et de légitimité nationales qui frappe le pays. La Chine millénaire, constamment humiliée, est impuissante face aux jeunes nations occidentales. Après l’échec des tentatives de réformes de la fin du XIXe siècle et du régime républicain de 1911-1912, les intellectuels modernistes cherchent à analyser les mécanismes qui ont assuré la puissance de l’Europe et tournent leurs regards vers le Japon, pays refuge de bien des militants nationalistes radicaux d’Asie.
C’est après le 4 Mai 1919 que l’exemple russe — la révolution de 1917, les thèses bolcheviques sur la question nationale, la possibilité d’une alliance avec l’Etat soviétique — commence véritablement à supplanter l’exemple japonais de la révolution Meiji. L’intelligentsia nationaliste rencontre le communisme.
Le milieu relais grâce auquel le marxisme pénètre le pays est précisément celui des intellectuels radicalisés. Bien que très réduite, l’intelligentsia chinoise est plus importante que dans bien d’autres pays coloniaux ou semi-coloniaux de l’époque, ce qui expliquera pour une part l’envol rapide du communisme.
Chen Duxiu et Li Dazhao, ou les traditions nationalistes du communisme chinois
Le Mouvement du 4 Mai a été largement influencé par la Nouvelle Jeunesse, une revue prestigieuse de Pékin. Mais les échéances politiques se faisant plus précises, le groupe d’intellectuels qui anime depuis quelques années cette publication, hier uni autour d’une référence humaniste, occidentaliste et moderniste commune, se divise. Une aile de la Nouvelle Jeunesse vire à droite, avec le philosophe Hu Shi. Une autre vire à gauche, avec Chen Duxiu. Dans d’autres groupes et d’autres villes aussi, de nouveaux clivages politiques s’affirment.
Deux des grandes figures du 4 Mai deviendront membres fondateurs du PCC : Chen Duxiu et Li Dazhao. Or, ils personnifient deux traditions différentes, celle du nationalisme occidentaliste et celle du nationalisme sinocentré. Pour Stuart Schram : « sans trop déformer la vérité, on peut dire que Chen était avant tout un partisan de l’occidentalisation, qui finit par opter pour le communisme en tant que moyen le plus efficace pour moderniser la société chinoise. Li, en revanche, était avant tout un nationaliste, qui voyait dans la théorie léniniste de l’impérialisme une justification pour ses attitudes chauvines » [2].
Chen Duxiu est probablement la figure de proue du Mouvement du 4 Mai. Il a déjà un long passé militant et il anime la revue la Nouvelle Jeunesse. On en a fait le prototype de l’occidentaliste. Pourtant, « déchiré entre la tradition et le désir de changements radicaux, Chen était un personnage complexe dont l’identité publique et privée entraient souvent en dissonance. Ce révolutionnaire ardent était un connaisseur du bouddhisme, du sanskrit et de l’étymologie des caractères chinois. Ce pourfendeur de la famille chinoise écrivit une calligraphie magnifique pour son temple des ancêtres. Ce féministe a fait l’amour avec plusieurs centaines de prostituées et a vécu ouvertement avec sa belle-soeur, tout en rendant sa femme enceinte » [3].
Pour Wang Fanxi, qui travailla avec lui en 1930-1931, et à nouveau en 1938, Chen Duxiu, avant le 4 Mai 1919, « était l’un des plus grands iconoclastes de l’histoire de la pensée humaine ; et comme tous les iconoclastes et pionniers, il ne travaillait pas avec un bistouri, mais avec un bulldozer. Pour lui, la tâche principale était de démolir la maison du passé, et il le fit avec des effets dévastateurs ». Alors, « il pouvait être proprement appelé un occidentaliste ou un bourgeois démocrate radical ». Chen pensait que la « démocratie et la science étaient les deux chirurgiens capables de sauver la Chine » [4].
C’est l’impact de la révolution russe et, surtout, du Mouvement du 4 Mai, qui amena Chen à changer de perspectives. Le 20 septembre 1920, il se déclare marxiste et commence à préparer la fondation du Parti communiste dont il deviendra le secrétaire général. Chen n’ignore pas la paysannerie comme il a été dit, mais il s’en méfie : le village est le lieu d’ancrage du confucianisme. Il place au cœur de sa réflexion politique les villes, centres modernisateurs et les classes sociales, agents révolutionnaires. De même que la démocratie et la morale, il est convaincu que « la révolution est l’œuvre des saints ».
Li Dazhao est lui aussi l’une des figures prédominantes du Mouvement du 4 Mai. Il est, avec Chen, père fondateur du communisme chinois. Son adhésion au marxisme est particulièrement précoce : 1918. Il s’affirme occidentaliste à l’époque du 4 Mai. Mais il affiche rapidement un nationalisme sinocentré agressif, opposé au cosmopolitanisme de la tradition du 4 Mai et à l’internationalisme de Chen Duxiu. Il espère en les ressources de la Chine profonde et de la paysannerie.
Pour Maurice Meisner, l’influence prédominante sur Mao a dû être exercée par Li Dazhao. Chez Li, en effet, le volontarisme, le nationalisme et le populisme constituent des ingrédients inséparables de son bolchevisme enthousiaste. Meisner peut donc rapprocher la tradition de Li de celle des populistes russes [5], d’une part ; et de celle de Mao d’autre part : « il semble très probable (...) que les idées de Mao, durant ses années de formation, aient été façonnées dans une large mesure par les idées de Li. Non seulement Li introduisit Mao à la théorie marxiste durant l’hiver 1918-1919, quand Mao lui servait d’assistant-bibliothécaire à l’Université nationale de Pékin, mais encore il a transmis à Mao sa propre version du marxisme et ses sentiments millénaristes sur la signification de la Révolution d’Octobre. Il est aussi improbable que Mao n’ait pas été influencé par les notions populistes hérétiques entremêlées aux idées marxistes de Li, en particulier les appels passionnés de Li enjoignant les jeunes intellectuels de quitter les villes et de consacrer leurs énergies à la libération de la paysannerie dans les campagnes » [6] (même si Mao ne redécouvrit le monde rural qu’en 1925).
Il ne faut évidemment pas trop simplifier les choses. Mao Zedong a admis avoir été profondément marqué par Chen Duxiu : « Je me rendis à Shanghai pour la seconde fois en 1919. J’y revis Chen Duxiu. Je l’avais rencontré pour la première fois lorsque j’étais à l’Université nationale de Pékin et son influence sur moi avait peut-être été plus forte que toute autre. (...). A Shanghai, je discutai avec Chen Duxiu de nos plans d’une Ligue pour la reconstruction du Hunan » [7].
Mais il est vrai que l’on retrouve chez Mao ces ingrédients nationalistes, volontaristes et populistes présents chez Li, de manière plus intellectuelle chez celui-ci et plus activiste chez celui-là. Il faut peut-être, en ce domaine aussi, tenir compte de l’influence sur Mao de son ami Cai Heshen. Dans une lettre à Chen Duxiu, en 1921, Cai présente un argument de facture très populiste : La « Chine tout entière » étant « un pays prolétarien », du fait de sa position internationale, l’arriération économique du pays devient un facteur positif pour le combat communiste. Attendre, c’est laisser le temps à la bourgeoisie de se renforcer, c’est reporter pour très longtemps les échéances révolutionnaires. Il faut profiter du moment présent pour oser passer à l’offensive. Alors, « si nous sommes intelligents et résolus, nous pourrons certainement en une période très courte, dépasser d’un bond les mouvements ouvriers d’Europe et d’Amérique... » [8].
Orientalisation du marxisme et modernisation de la pensée chinoise
Les intellectuels communistes chinois vont au peuple. Ils ouvrent des écoles ouvrières et animent des cercles prolétariens, découvrant par là même la misère vécue. Ils appuient le développement des syndicats. Tôt pour quelques rares pionniers, tard pour les autres, ils vont à la campagne. Le mouvement communiste s’enracine socialement.
Mais à l’origine, le PCC est le produit de deux traditions : celle de la révolution russe (les militants chinois apprennent le communisme avant le marxisme, et le léninisme en tout premier lieu), celle de l’aile radicale de l’intelligentsia.
Ces deux héritages sont légitimes. L’apport de l’IC est fructueux. Il assure l’identité prolétarienne initiale du jeune PC tout en offrant un cadre vivant de réflexion sur le rapport entre lutte de libération nationale et révolution sociale. L’apport de l’intelligentsia est lui aussi essentiel. Elle fournit des cadres, mais elle offre surtout au PCC des racines proprement chinoises. Le Parti communiste a beau être minuscule, il n’est pas un groupuscule artificiellement introduit dans le pays par quelques étudiants de retour d’Occident. Il est dès l’origine le produit d’une histoire chinoise : l’évolution différenciée du mouvement national.
Malgré son extrême faiblesse, donc, ce jeune parti est prometteur. Pourtant, la greffe du marxisme sur le communisme chinois n’est pas chose facile. Il ne suffit pas d’introduire concepts fondamentaux, orientations politiques et techniques d’organisation, tels qu’en URSS ou en Europe occidentale. Pour que cette greffe soit durable, il faut que la pensée marxiste assimile l’originalité de la société chinoise et que la pensée chinoise retranscrive dans son monde mental le marxisme.
Cela ne va pas de soi. La révolution russe contribue à jeter un pont, en tous domaines, entre l’Occident et l’Orient. Les marxistes russes ont dû réfléchir sur l’originalité de leur propre pays, de leur propre révolution. La formation sociale russe est très particulière [9]. Les tâches des révolutionnaires aussi. Lénine et Trotski [10], chacun à sa manière, sur des plans et à des rythmes différents, ont dû analyser la spécificité russe et l’intégrer à leurs perspectives militantes. C’est l’une des principales raisons qui expliquent qu’ils se soient engagés de concert dans le même combat, en 1917, malgré l’âpreté de leurs polémiques antérieures.
Après la victoire, les bolcheviques sont directement confrontés au problème des sociétés non russes intégrées à l’Empire tsariste, comme aux luttes nationales aux frontières du nouvel Etat ouvrier. Ils accumulent rapidement une expérience précieuse. Mais les thèses et débats de congrès ne donnent qu’une pâle image de la complexité des questions et des difficultés rencontrées. Ce sont souvent les cadres opérant sur le terrain qui en prennent toute la mesure, comme en témoignent les analyses de Sultan Galiev [11] ou les écrits de Safarov [12].
Mais la Chine n’est pas la Russie, ni même ses Républiques musulmanes. C’est aux militants chinois que revient la tâche d’analyser l’originalité de leur pays, de sa formation sociale, de sa formation culturelle. Ils sont mal armés pour ce faire. Les tumultueux débats du Mouvement du 4 Mai ont souvent brillé par leur confusion. Et surtout, ils manquent de temps. C’est une génération rapidement jetée dans l’activisme le plus débridé, confrontée en quatre ans à une révolution en grandeur nature. Une génération hyper militante qui doit parcourir le cheminement intellectuel de trois.
Comme le note Roland Lew, « lorsque la très jeune intelligentsia aborde le juvénile bolchevisme, son itinéraire a été si rapide et bousculé qu’on peut parler d’un véritable télescopage d’expériences. Ce qui avait en effet pris plusieurs générations dans le cas russe – trois générations de Herzen à Lénine –, et bien plus dans le monde occidental, à savoir le processus de maturation de la société civile, les confrontations de convictions sur le changement nécessaire, les essais d’expérimentation sociale, tout cela s’est pratiquement déroulé en une génération en Chine » [13] : celle de Chen Duxiu.
La tâche est d’autant plus difficile que l’héritage de Marx et Engels, précieux, est en ce domaine très mal connu et occulté par « l’orthodoxie » de la Deuxième Internationale tout d’abord et, bientôt, par « l’orthodoxie » stalinienne aussi.
Internationalisation du marxisme et histoire multilinéaire
Le marxisme a une histoire [14]. Sa formation au XIXe siècle est un produit du développement capitaliste, des luttes de classes modernes, de l’évolution de la pensée occidentale ; de l’histoire européenne, donc. C’est au XXe siècle, surtout, qu’il se mondialise. Mais ce processus d’universalisation du marxisme opère sur de multiples plans et implique un enrichissement, une transformation constante.
Le marxisme, théorie de la révolution moderne, est universalisé par l’impérialisme qui constitue un marché mondial structuré par des rapports de domination, qui inter¬nationalise les luttes de classes, qui fonde ainsi la rencontre entre le mouvement de libération nationale et la révolution sociale.
Le marxisme, méthode matérialiste historique, se voit confronté à des formations sociales variées, fort différentes des sociétés européennes où ses catégories d’analyse ont d’abord été élaborées. Le marxisme, philosophie, pénètre des mondes culturels exprimant une autre ligne de développement que celle de l’Europe qui, nourrie par une histoire socio-économique unique, conduit de la Grèce antique à la chrétienté d’une part, et à la pensée scientifique d’autre part.
Le marxisme, politique prolétarienne, doit adapter ses outils stratégiques et tactiques à des processus révolutionnaires profondément nouveaux.
Ce processus d’internationalisation du marxisme est amorcé du vivant de Marx et Engels. Marx utilise le concept de mode de production asiatique. Dans les Grundrisse, préparant la rédaction du Capital, il commence à intégrer toute une série d’éléments d’analyse concernant les sociétés non européennes.
Les implications politiques de cette recherche empirique et de cette réflexion théorique apparaissent d’abord à propos de la Russie. Marx entre en relation avec des militants et théoriciens populistes. Il discute de la possibilité d’une révolution socialiste précoce dans l’empire tsariste et du rôle que peut jouer la commune rurale. Pressé de clarifier sur le fond sa position par les premiers marxistes russes qui trouvent que le père fondateur fait preuve d’hétérodoxie et d’opportunisme à l’égard des populistes, Marx répond sans détour que, dans le Capital, il restreint à la seule Europe occidentale le caractère « historiquement inévitable » du développement capitaliste [15].
Marx s’élève violemment contre ceux qui veulent « métamorphoser (son) esquisse de la genèse du capitalisme dans l’Europe occidentale en une théorie historico philosophique de la marche générale, fatalement imposée à tous les peuples quelles que soient les circonstances... ». C’est en « étudiant chacune des évolutions historiques à part, et en les comparant ensuite que l’on comprendra » leur disparité. Mais « on n’y arrivera jamais avec le passe-partout d’une théorie historico philosophique générale dont la suprême vertu consiste à être supra historique » [16]. Engels met de même en garde contre une version mécaniste du marxisme qui s’affirme déjà à la fin du XIXe siècle [17].
Les recherches de Marx et Engels débouchent donc sur une conception multilinéaire de l’histoire mondiale. La succession des modes de production qu’a connu l’Europe ne doit pas nécessairement se reproduire dans d’autres régions. Marx et Engels ont ainsi ouvert en pionniers un champ très important d’analyse.
Monolithisme stalinien contre marxisme chinois
Au milieu des années vingt, le PCC a plus d’un atout pour réfléchir sur la « voie chinoise ».
Des débats importants mûrissent dans l’IC. L’apport méthodologique de Marx et Engels commence à être exhumé : oubliés, effacés même de la mémoire des principaux intéressés (les marxistes russes de la fin du XIXe), la correspondance de Marx sur la « voie russe » est découverte. Un important débat sur le mode de production asiatique va s’engager en URSS.
En Chine même, alors que le développement des luttes de masse donne tout son sens à la question du contenu de classe de la libération, le PCC peut directement puiser aux sources du mouvement de libération nationale contemporain, telles que personnifiées par Chen Duxiu et Li Dazhao.
Avec Chen, c’est l’ouverture au monde et à la pensée scientifique, une critique radicale de la tradition, le sens du rôle de l’individu dans la démocratie, tous éléments nécessaires à une révolution culturelle en Chine. Chen, communiste, est internationaliste. Il n’ignore pas pour autant l’importance du sentiment national. Son jugement à l’égard de la révolte des Boxers de 1899-1900 témoigne, à cet égard, d’une évolution intéressante.
En 1918, alors qu’il n’est pas encore marxiste, Chen condamne en termes très violents les Boxers et leurs superstitions [18]. En 1924, devenu communiste, il les défend vigoureusement : « Les Boxers constituent un fait important dans l’histoire de la Chine. Leur importance en réalité n’est pas moindre que celle de la révolution de 1911... ». « Nous avons tous vécu nous-mêmes la barbarie des Boxers, leur caractère rétrograde et superstitieux, l’atmosphère de terreur qu’ils ont créée ». Pourtant, « si nous lisons l’histoire diplomatique et commerciale de la Chine depuis 80 ans, nous ne pouvons finalement pas refuser de reconnaître que l’affaire des Boxers est le grand et tragique prologue à l’histoire de la révolution nationale chinoise » [19].
Le nationalisme sinocentré de Li exprime, pour sa part, une révolte salutaire contre l’adoration de tout ce qui est occidental. Il s’élève contre l’arrogance du blanc, chrétien : « Les européens estiment que, en ce qui concerne leur culture, on ne saurait rien ajouter au christianisme ; quant à leur vision du monde, seul existe pour eux le monde des blancs. Selon le Français Théodore Jouffroy (...), il n’y a que le christianisme qui soit progressiste, qui se transforme sans arrêt et puisse s’adapter aux tendances du monde actuel » [20].
La revalorisation de la culture chinoise est un élément nécessaire de la « résurrection nationale » à laquelle Li Dazhao appelle. Le combat anti-impérialiste se conduit sur ce terrain-là, aussi, et non seulement sur le plan économique et politique. La Chine doit se réapproprier sa propre identité, niée par les prétentions prosélytes de l’Occident chrétien. La révolution culturelle doit trouver ses racines nationales. Pour pénétrer le monde rural, le mouvement communiste doit savoir parler sa langue, capter son imaginaire. L’idée de démocratie est importée. Une démocratie de masse, pour être opératoire, doit découvrir ses sources politiques et culturelles chinoises.
Confronté à une expérience révolutionnaire majeure, le jeune parti communiste avait la possibilité de fondre ces apports nationaux et internationaux, donnant ainsi naissance à un marxisme chinois particulièrement riche.
Mais, en ce domaine aussi, le triomphe du stalinisme en URSS va profondément modifier les données du problème. Il ne doit plus y avoir qu’une seule autorité ultime dans le mouvement communiste : celle de Moscou. Le monolithisme politique devient l’un des principaux dogmes de l’ère stalinienne. Il implique le monolithisme de la pensée théorique et historique : seule une histoire mondiale unilinéaire permet, en effet, de fonder l’autorité d’un Centre unique. Le débat sur le mode de production asiatique est étouffé ; Marx révisé, l’usage de ce concept est interdit. Ce n’est que dans les années soixante que la recherche marxiste reprendra véritablement son essor, favorisée par la déstalinisation, l’accumulation de nouvelles connaissances et le développement des luttes de libérations nationales [21].
Les communistes chinois n’ont plus le droit de penser ouvertement l’originalité de l’histoire de leur pays par rapport à celle de l’Europe — ou l’originalité de l’histoire européenne par rapport à celles des autres régions du monde. Par orthodoxie, mais aussi pour défendre la Chine de l’accusation infamante d’immobilisme, de stagnation millénaire que l’on trouve chez Marx, ils devront identifier leur passé au féodalisme.
La condamnation de Chen Duxiu et la transformation de la vie interne du PCC
Un profond changement s’opère de même dans la vie interne du PCC. Après le désastre de 1927, Moscou veut éviter que l’analyse des raisons de la défaite n’éclaire les responsabilités réelles. L’autorité du Centre unique ne doit pas être mise en cause. Il faut un bouc émissaire : Chen Duxiu, exclu cette année-là de la direction.
Sans nier ses propres responsabilités, Chen Duxiu rejette, dans une lettre pleine de dignité, ce rôle que veut lui faire jouer la fraction stalinienne [22]. Expulsé du parti en 1929, il s’explique publiquement : « Depuis que j’ai contribué avec mes camarades à fonder le Parti communiste chinois en 1920, j’ai toujours appliqué fidèlement la politique opportuniste des dirigeants de l’Internationale communiste : Staline, Zinoviev, Boukharine et autres, qui conduisit la révolution chinoise à un honteux et triste échec. Bien que j’aie travaillé avec acharnement jour et nuit, mes démérites sont cependant plus grands que mes mérites » [23].
Chen s’était, dès le début, opposé à la politique d’entrée dans le Guomindang. A chaque grand tournant de la situation, il a posé le problème de l’indépendance du PCC. Il réclame, par exemple, la sortie du PC lors du Comité central d’octobre 1925. Il se heurte au veto du représentant du Comintern. « Je devais tenir compte de l’opinion de la majorité de notre Comité central et aussi observer la discipline internationale : je ne maintins donc pas fermement ma proposition » [24].
1926 représente « une période des plus critiques. (...) C’était le moment où le prolétariat déclarait formellement, par notre intermédiaire, se rendre à la bourgeoisie, vouloir la suivre et se subordonner à elle (...). A partir de ce moment, le parti (...) commençait à dégringoler dans l’opportunisme. Après le coup du 20 mars, dans mon rapport à PIC, je déclarai que mon opinion personnelle concernant la coopération avec le Guomindang devait être non une coopération du dedans, mais une coopération du dehors (...). En réponse à ce rapport, Boukharine donna un article à la Pravda critiquant sévèrement mon opinion. (...) Cette fois encore et toujours pour les mêmes raisons, je dus céder » [25].
De façon répétée, Chen réclame donc un changement de politique. Et de façon répétée, il accepte d’appliquer effectivement la discipline. C’est bien là sa principale responsabilité dans la défaite de 1927. Elle est lourde : « je m’enfonçai profondément dans l’atmosphère opportuniste de 1’IC ; je devins inconsciemment l’instrument de la petite organisation de Staline ; je ne pouvais me cultiver moi-même ; je ne pouvais sauver le parti ni la révolution. De tout ceci, moi et mes camarades devons être tenus pour responsables. Le présent Comité central dit : “Vous essayez de rejeter la responsabilité de l’échec sur les épaules l’IC afin d’esquiver votre propre responsabilité“. Cette déclaration est ridicule. Personne ne peut être privé définitivement du droit de critiquer l’opportunisme d’en haut et de revenir au marxisme et au léninisme sous le prétexte qu’il a lui-même commis des fautes opportunistes. En même temps, personne ne peut esquiver sa respon¬sabilité d’avoir appliqué une politique opportuniste parce que cette politique venait d’en haut (...). Nous devons reconnaître très franchement et objectivement que toutes les politiques opportunistes, passées et présentes viennent de l’IC. Celle-ci doit en porter la responsabilité. Le jeune parti communiste n’était pas capable par lui-même de bâtir des théories et de fixer une politique quelconque, mais l’organe dirigeant du parti doit supporter la responsabilité d’une exécution aveugle de la politique opportuniste de l’IC (...). J’ai fortement contribué aux politiques erronées en m’y conformant » [26].
Mais ce n’est pas pour cela que Chen Duxiu est sanctionné. Il est exclu du PC sous de fausses accusations : parce qu’il refuse de se taire sur le bilan réel de 1a Deuxième Révolution chinoise. Convaincu que la direction du parti ne peut plus être redressée, Chen rejoint l’Opposition de gauche internationale.
Après un difficile combat minoritaire, traumatisé par les procès de Moscou durant lesquels la vieille garde du Parti bolchevique est décimée, Chen s’éloigne, dans les dernières années de sa vie, de ses engagements révolutionnaires et oriente à nouveau sa réflexion vers le thème général de la démocratie. Il meurt du cancer en 1941, plongé dans le plus grand dénuement.
Avec l’exclusion de Chen Duxiu, la vie interne du parti se dessèche. Chen n’admettait pas le principe du monolithisme. « Il laissait même des non-marxistes et des anarchistes entrer dans le Parti, note Gregor Benton. Sous sa direction divers points de vue rivalisaient assez librement, et bien que le résultat de cette discussion fut largement déterminé à Moscou, il a fallu un certain temps avant que le Parti chinois ne soit complètement transformé selon des lignes russes ».
« Même Mao a reconnu que sous Chen Duxiu le Parti était “plutôt vivant“, bien qu’il n’ait pas pu omettre la dénonciation rituelle de la “pensée bourgeoise“ de Chen (en réalité la politique imposée à Chen par ses conseillers du Comintern). En 1959 Mao dit : “quand nous avons fondé le Parti, ceux qui le rejoignirent étaient tous des jeunes gens qui avaient participé ou avaient été influencés par le Mouvement du 4 Mai. Après la révolution d’Octobre, quand Lénine était encore en vie, quand la lutte de classe était intense, et avant que Staline n’accède au pouvoir, eux aussi étaient vivants. La source du Chen Duxiuisme, ce sont les partis sociodémocrates d’outre-mer et la bourgeoisie au pays. De façon générale, il n’y avait pas de dogme en ce temps là, malgré les erreurs du Chen Duxiuisme“. » [27]
Désormais, la conformité au dogme est exigée par Moscou qui brandit la menace d’excommunication. Le débat politique ouvert est impossible. Les divergences, bien réelles, s’expriment de façon détournée, au travers d’un langage codé. La vie interne du parti est profondément fractionnalisée. Le Centre stalinien international place ses hommes à la tête du parti chinois. Mais Qu Qiubai – qui remplace Chen Duxiu en 1927 – et Li Lisan – qui lui succèdent en 1928 – serviront eux aussi de boucs émissaires.
Qu Qiubai paye pour l’aventure de la commune de Canton, décidée par Staline. En 1930, c’est le procès du « Li Lisanisme » qui est dressé. Le tort de Li Lisan est d’avoir appliqué, durant les années 1928-1930, avec un enthousiasme ultragauche aux conséquences désastreuses, une ligne ultragauche déterminée à Moscou. Le Centre stalinien veut une condamnation exemplaire. Malgré la présence de Pavel Mif, nouvel envoyé du Comintern, la direction du PCC, avec Zhou Enlai, se contente d’une condamnation modérée, invoquant le poids des circonstances objectives. Pis encore, Li Lisan se défend et note que les Chinois sont mieux placés que les Russes pour comprendre leur pays [28].
Le Comintern décide de poursuivre sous son autorité directe le procès de Li Lisan. Convoqué pour enquête à Moscou, Li restera en URSS jusqu’en 1945 ; il laisse place nette pour des étudiants de retour de Moscou, protégés de Staline et Pavel Mif : Wang Ming (Chen Shaoyu) et Bo Gu (Qin Bangxian).
A l’aube du conflit Mao Zedong-Wang Ming
Avec les « 28 bolcheviques » – c’est ainsi que sont ironiquement surnommés les nouveaux étudiants de retour d’URSS [29] –, Staline peut espérer renforcer sa mainmise sur l’appareil du parti chinois. Wang Ming, Bo Gu et les autres « internationalistes » n’ont aucune histoire qui leur soit propre en Chine, aucune base ; ils seront d’autant plus dépendants de Moscou. Leur seule expérience réelle est celle des luttes de fractions au sein du PC(b) d’URSS et du Comintern. Ce sont les véritables staliniens du PCC.
La fidélité à Moscou est en effet devenu le principal critère de sélection des membres d’un Bureau politique national. Comme le souligne Wang Fanxi, « le coup d’Etat de Wang Ming n’était pas l’action erronée d’un individu isolé, mais un élément d’un processus plus général de stalinisation qui touchait toutes les sections du Comintern » [30]. La bureaucratie soviétique fait de l’IC l’instrument de sa politique internationale. Elle cherche à se subordonner politiquement et organisationellement les partis nationaux. Elle forme leurs cadres dans cette perspective.
Le Bureau politique du PCC est donc recomposé, en 1931, selon les exigences de Moscou. Les « 28 bolcheviques » bénéficient de l’appui du Comintern. Mais ils ne contrôlent pas pour autant l’ensemble de l’appareil. Il leur faut reprendre en main un parti profondément affaibli par les défaites, mais issu d’une histoire déjà très riche. Le PCC n’est pas né stalinien. Sa subordination étroite à Moscou va être l’un des principaux enjeux des luttes de tendances qui vont opposer Wang Ming à Mao Zedong durant les années trente et quarante.
De Shanghai, où la direction nationale opère dans la clandestinité, la fraction Wang Ming ne peut imposer en pratique son autorité sur les forces communistes du Jiangxi. L’épreuve de force décisive entre le Bureau politique officiel et la direction régionale assurée par Mao est reportée à 1935.
Jusqu’en 1934, en fait, il semble que Moscou n’ait pas vu d’un œil défavorable Mao Zedong [31]. Mao s’est opposé à Li Lisan quand il le fallait. Il n’a pas défendu Chen Duxiu auquel, de son propre aveu, il doit tant : il hurle avec les loups [32].
Mao avait ses propres raisons de critiquer le premier secrétaire général du Parti et, probablement, de ne pas rouvrir le dossier de la Deuxième Révolution chinoise. Engagé dans une dure lutte de fraction au sein du PCC, il évite aussi de s’affronter directement à Staline.
Mao n’ignore évidemment pas le rôle réel de Moscou en 1927. Quand il tire pour Edgar Snow le bilan de cette défaite, en 1936, il n’épargne pas les envoyés du Kremlin. Certes, Mao blâme avant tout Chen Duxiu dont « l’opportunisme vacillant priva le parti d’une direction nette et d’une ligne qui lui fût propre à un moment où, poussé plus loin, le compromis signifiait clairement la catastrophe ». Mais, après Chen, il met directement en cause Borodine, principal conseiller soviétique, qu’il considère « légèrement à droite de Chen Duxiu » et « prêt à n’importe quoi pour faire plaisir à la bourgeoisie, même désarmer les ouvriers, mesure qu’à la fin il ordonna ». Roy, le délégué indien du Comintern, « se tenait un peu à gauche de Chen et Borodine, mais il s’y tenait sans plus : il savait parler et parlait trop, sans offrir aucune méthode de réalisation » [33].
Dans un article rétrospectif du très officiel Quotidien du peuple, le 27 décembre 1979, toute la carrière de Wang Ming, dès les années vingt, est liée aux appuis qu’il possédait à Moscou et dans le Comintern. « Wang Ming, note l’auteur, a passé plus de 30 années de sa vie d’adulte en Russie, mais seulement une douzaine d’année en Chine ». L’article cite Mao déclarant, en 1971 : « Ayant le soutien de la IIIe Internationale, (les 28 bolcheviques) se sont emparés du Parti [en 1931] pour quatre longues années » [34].
Wang Ming n’est pas en reste. Il juge que « la lutte la plus difficile, la plus complexe et la plus longue est celle que les communistes, les léninistes internationalistes [c’est-à-dire les 28 bolcheviques] ont mené et mènent contre les idées et l’activité antiléninistes, antisocialistes, panchinoises nationalistes et carriéristes bourgeoises de Mao Zedong » [35].
Le conflit entre les fractions Mao et Wang Ming domine l’histoire politique du PCC durant les années trente et quarante. Le maoïsme se forme dans le cadre de ce combat interne, comme il se forme dans le cadre de la guerre de partisans engagée contre le Guomindang puis les forces japonaises.
Mao s’attache, très explicitement, à la recherche d’une « voie chinoise ». Il le fait dans un cadre national et international nouveau : les rapports de forces très défavorables issus des défaites de 1927-1934 en Chine ; le poids dominant de la bureaucratie soviétique dans le mouvement communiste international ; bientôt la marche à la Seconde Guerre mondiale. Le maoïsme sera profondément marqué par cette conjoncture historique particulière.
Pierre Rousset
A suivre...