Chapitre 4 : 1932-1936. La victoire dans la défaite. Révolution et guerre prolongée
En 1934-1936, les divers corps de l’Armée rouge quittent leurs bases dans le Sud et le Centre de la Chine et rejoignent un à un la zone soviétique du Shaanxi. C’est la Longue Marche : une véritable épopée, périlleuse et héroïque. Une coûteuse opération survie. On estime à 300 000 les effectifs totaux de l’Armée rouge à la veille du grand départ et à 30 000 ceux qui se retrouvent finalement dans le nord-ouest de la Chine.
La Première armée de front – soit 86 000 personnes – quitte la zone du Jiangxi le 16 octobre 1934, avec la direction centrale du PCC. Elle parcourt 10 000 km et surmonte de multiples épreuves : combats répétés contre les forces du Guomindang, hostilité de populations autochtones, franchissement de redoutables obstacles naturels, usure morale des combattants, aussi. L’une des principales épreuves à laquelle l’Armée rouge doit faire face est, en effet, la démoralisation de soldats chassés de leur province natale, coupés de leur famille et de leur village, plongés dans des régions étrangères à la leur par la langue et les mœurs, engagés dans la quête longtemps aveugle d’un havre protecteur.
Ils ne sont plus que 4000, avec Mao Zedong, à atteindre, le 19 octobre 1935, Wuqi, dans le Nord Shaanxi [2], une étape sur la route qui mène à Yan’an, la nouvelle “capitale rouge”.
Epreuve physique, militaire et morale, la Longue Marche est aussi une dure épreuve politique pour le Parti communiste. L’appareil est miné par de violents conflits fractionnels. L’existence du PCC est à plus d’un titre en question.
La Longue Marche, note Harrison Salisbury, paraphrasant le général Qin Xinghan, c’est « trois batailles en une – la bataille contre Tchiang et ses Seigneurs de la guerre, la bataille contre la nature et les éléments, et, clef entre toutes, la bataille au sein du Parti communiste, la bataille de dirigeant contre dirigeant et de politique contre politique » [3].
Mao s’impose à la tête du Parti communiste. Avant 1935, on peut parler d’une fraction maoïste au sein du PCC, comme on parlait à la fin des années vingt de « l’Armée de Zhu-Mao » [4] dans le Jinggangshan et le Jiangxi. Après 1935, on doit parler de la direction d’un parti, équipe encore contestée, mais dont l’envergure dépasse de beaucoup celle d’une simple fraction régionale.
1932-1935 : Chute et triomphe de Mao
Cette évolution est d’autant plus notable qu’en 1934, à la veille du départ, Mao Zedong a perdu l’essentiel de ses pouvoirs. Les choses ont en effet rapidement changé à partir de 1932 et de l’arrivée dans sa République soviétique de Zhou Enlai, puis de Bo Gu (Qin Bangxian) et Luo Fu (Zhang Wentian), deux des principaux représentants de la fraction des “28 bolcheviques”, appuyés par Otto Braun [5], le “conseiller militaire” envoyé par Moscou.
La position formelle de Mao reste, ces années durant, importante. Il avait perdu son poste de suppléant du Bureau politique (BP), en 1927, après l’échec du Soulèvement de la Moisson d’Automne. Il le retrouve en 1931 et devient membre plein du BP en 1934. Pourtant, son autorité est minée, ses proches sont menacés, il est progressivement isolé. A l’occasion d’une violente controverse militaire, les conceptions maoïstes en matière de stratégie sont soumises à une critique systématique. La direction est aux mains de la troïka Otto Braun, Bo Gu, Zhou Enlai.
Autant la position de Mao Zedong semblait forte, en 1932, autant elle semble désespérée en 1934. La plupart des généraux rouges se rangent du côté de Zhou Enlai ou d’Otto Braun. Quand commence la Longue Marche, des cadres de la fraction maoïste sont chargés par le BP de tenir les arrières : rares sont ceux qui survivront au “nettoyage” par les armées blanches de la zone rouge maintenant dégarnie.
Pour rompre l’encerclement ennemi, l’Armée rouge doit commencer par briser quatre lignes de blockhaus. Les trois premières sont aisément traversées, grâce à des compromis secrets passés avec des Seigneurs de la guerre locaux. Mais le passage de la quatrième ligne, sur la rivière Xiang, est très coûteux. Les communistes, ralentis par d’immenses colonnes de porteurs, ne peuvent prendre de vitesse les armées blanches. Les pertes (tués, déserteurs...) s’élèvent rapidement à 50 000 hommes : en janvier 1935, la Première armée de front ne compte plus que 30000 hommes.
L’autorité d’Otto Braun, simple “conseiller” devenu dans les faits le principal responsable politico-militaire du parti, est mise en cause aux yeux des cadres de l’Armée rouge. C’est dans ce contexte que Mao reprend en main la direction. En décembre 1934, lors de la conférence de Tongdao (ville proche de la frontière du Hunan et du Guizhou), il revient à la commission militaire centrale, dont il avait été exclu en 1932. Une semaine plus tard, le 18 décembre, Mao renforce sa position à l’occasion de la réunion élargie du Bureau politique à Liping, prospère chef-lieu de comté au sud-est du Guizhou. [6] A la mi-janvier 1935, à l’occasion d’une nouvelle conférence élargie du BP, tenue cette fois à Zunyi, important centre urbain de la province, la prééminence de Mao s’affirme contre Otto Braun et Bo Gu.
Durant l’année 1935, Mao réussit à consolider son pouvoir politique, malgré un sérieux revers militaire enregistré sous son nouveau commandement, immédiatement après la conférence de Zunyi. L’Armée rouge a frôlé le désastre total à Qinggangpo, fin janvier, lorsqu’elle a essayé de traverser le fleuve Yangtze. Mao semble avoir en l’occurrence commis l’une des erreurs contre laquelle il mettait pourtant constamment en garde : s’engager dans une bataille sur la base d’informations insuffisantes concernant les forces ennemies. [7] L’historiographie maoïste a pieusement oublié cet impair qui faillit être fatal. Suivie d’une retraite et de nombreuses et épuisantes marches forcées, cette défaite nourrit une grogne menaçante dans le commandement de l’Armée rouge : le jeune général Lin Biao lui-même, qui a soutenu Mao durant les heures sombres de 1932-1934, se fait l’écho de ce mécontente ment [8].
Malgré cet échec, la qualité du commandement de Mao s’affirme alors que le rapport de forces est particulièrement défavorable. L’Armée rouge, dont les effectifs sont tombés à 20 000 hommes, doit rompre un nouvel encerclement. Tchiang Kaï-shek a rassemblé de 500 000 à 750 000 hommes, et bloque toutes les issues. En jouant sur les contradictions entre Seigneurs de la guerre et sur l’extraordinaire vélocité de ses troupes, en multipliant les manœuvres de diversions, Mao trompe ses ennemis et sort de la nasse en réussissant l’impossible : l’occupation du pont de Luding. Ils ne sont plus que 12 000 à 13 000 quand ils échappent une nouvelle fois à l’annihilation en traversant, fin mai 1935, la rivière Dadu.
L’Armée rouge de Mao est, un temps, à l’abri des attaques blanches. Mais Mao doit mener ses troupes épuisées, originaires du Sud tropical, à l’assaut des Montagnes enneigées et au travers de la Prairie, vaste steppe marécageuse et déserte où les combattants rouges, habitués des régions de population dense, ne rencontrent pas un humain des jours durant. C’est le bout du monde : une épreuve psychologique autant que physique.
La rançon du succès est une nouvelle épreuve politique. La Première armée de front, réduite maintenant à 7000 ou 8000 hommes, rejoint en juin 1935, à Maogong (Sichuan) la Quatrième armée de front, forte alors de 70 000 hommes et dirigée par Zhang Guotao, l’un des principaux membres du BP. [9] Dix fois plus nombreuses que celles de Mao, les troupes de Zhang sont aussi beaucoup plus fraîches.
Le regroupement des forces communistes ouvre un nouveau conflit fractionnel. Zhang Guotao postule à la direction. L’épreuve de force s’engage à propos de la voie que doit dorénavant suivre l’Armée rouge : vers le Nord, comme le veut Mao, pour rejoindre le pays Han [10], afin de pouvoir reprendre l’initiative quand l’occasion s’en présentera (la guerre avec le Japon...) ou toujours plus à l’Ouest, en pays tibétain, comme le veut Zhang Guotao, pour se rapprocher des frontières soviétiques au risque de s’isoler de la Chine “utile” ?
Il s’en est fallu peut-être de peu, que le conflit politique ne tourne mal – et très mal pour Mao entouré des hommes de Zhang. Mais c’est seulement la rupture : la Quatrième armée fait retraite dans le Xikang alors que la Première armée manœuvre pour reprendre pied en pays Han. Mao Zedong apprend l’existence d’une base rouge dans le Nord Shaanxi. Après quelques combats de plus contre les blancs, Mao et 4000 hommes arrivent enfin à bon port.
La Quatrième Armée, confrontée à des populations tibétaines hostiles et poussée de plus en plus loin dans le Nord-Ouest, est taillée en pièce par la cavalerie musulmane de Ma Pufang, aux confins du Gansu et du Xinjian. C’est en vaincus que Zhang Guotao et les rescapés rallient en 1936 les forces de Mao, déjà notablement renflouées.
La nouvelle direction maoïste
C’est en 1935-1936 que Mao Zedong s’impose, pour la première fois, comme la figure centrale du Parti communiste chinois. Mais il fait plus : il reconstitue une nouvelle équipe de direction, ralliant autour de lui ou neutralisant des cadres clefs qui appartenaient aux fractions rivales, ainsi que les indépendants, rassemblant progressivement ceux de ses anciens camarades de fraction, dispersés, qui ont survécu aux purges et aux combats.
La composition de la nouvelle équipe de direction maoïste montre qu’il y a eu bien plus que la simple victoire d’une fraction sur les autres : on assiste en effet à des réalignements d’ensemble au sein de l’appareil, témoins d’un profond processus de recomposition politique au sein du PCC.
Dès les débuts de la Longue Marche, Mao, malade et transporté en litière, se lie avec Luo Fu et Wang Jiaxiang, deux des principaux dirigeants de la fraction des “28 bolcheviques”, formés à Moscou. Luo Fu a activement contribué aux purges antimaoïstes déclenchées en 1933 lors de la campagne contre la “déviation” Luo Ming. [11] Il aurait même réclamé, en 1932, avec la direction du PCC l’expulsion de Mao Zedong des rangs du PCC. Quant à Wang Jiaxiang, il a remplacé Mao à la direction du Département politique général de l’Armée. C’est pourtant avec eux que Mao constitue un bloc fractionnel, connu sous les noms d’Equipe centrale (version maoïste) ou de Triade centrale (version Otto Braun).
Lors de la conférence de Zunyi, Zhou Enlai accepte de présenter une autocritique en règle sur l’orientation militaire poursuivie sous sa direction. Il intègre la nouvelle équipe dirigeante. Les deux autres membres de l’ancienne troïka au pouvoir, Bo Gu et Otto Braun, refusent de s’amender. Ils sont isolés : les généraux appuient Mao.
La nouvelle direction maoïste prend forme. Encore fragile, elle se consolide au cours de quinze années de luttes révolutionnaires à venir et résiste une décennie durant à l’épreuve de la victoire. Ce n’est qu’à la fin des années cinquante (l’échec du Grand Bond en avant) et durant les années soixante (la Révolution culturelle) que cette équipe vole en éclats.
Cette nouvelle direction se constitue autour de Mao : il a eu raison avant les autres ; il a poursuivi presque seul un difficile combat multiforme ; il sait écouter et s’associer même d’anciens adversaires. Cheville ouvrière de la direction, il exige allégeance : un lien de loyauté personnelle se constitue qui permet, à partir de 1942, le développement du culte de la personnalité. Ce n’est que quand Mao s’avère incapable de définir une orientation viable, dans les années soixante, et que se rompt le lien de loyauté personnelle, que la crise de la direction maoïste devient aiguë – et débouche sur la Révolution culturelle. La mort politique de Mao précède ainsi sa mort physique, en 1976, et marque la fin d’une époque pour le PCC, la République populaire.
Mao Zedong occupe donc une place particulière, prépondérante au sein du Bureau politique. A partir de 1935, les ex-membres de la fraction des “28 bolcheviques”, “retours de Moscou” ralliés à la nouvelle direction, ne semblent pas avoir joué de rôle véritablement central. [12] Mais nombreux sont, parmi les cadres nation aux du PCC, les fortes personnalités. Ce sont loin d’être de simples faire-valoir du Grand Timonier !
L’équipe de direction qui se constitue en 1935-1937 est par bien des aspects impressionnante. Elle comprend le talentueux Zhou Enlai, connu pour son sens de la discipline de parti – puis d’Etat – mais capable de prendre ses responsabilités quand nécessité s’en fait sentir, comme hier, lors de l’insurrection de Nanchang qu’il déclenche contre l’ordre formel de Staline, transmis par Lominadze à la veille du soulèvement. [13]
Elle comprend Liu Shaoqi, qui a probablement participé au début de la Longue Marche avant de rejoindre son poste en Chine du Nord et qui deviendra le numéro deux du régime avant de perdre la vie durant la Révolution culturelle ; Chen Yi, l’un des maoïstes laissés en arrière dans le Jiangxi et qui ne réussit à reprendre contact avec la direction du PCC qu’en 1937 ; Deng Xiaoping, déjà rescapé d’une purge (à l’époque pour maoïsme !), bientôt l’un des principaux commissaires politiques de l’Armée rouge ; les généraux et futurs maréchaux qui, comme Lin Biao, célèbre pour ses attaques de flancs, a soutenu Mao dans la controverse militaire de 1932-1934 ; ou qui l’ont vertement critiqué comme Liu Bocheng, dit le Dragon Borgne, et le très professionnel Peng Dehuai, célèbre pour ses attaques de front ; ou qui, enfin, se sont tenus à mi-distance comme le populaire Zhu De, compagnon d’arme des premiers temps…
Comment donc Mao Zedong, privé de pouvoir à la veille de la Longue Marche, a-t-il pu rapidement rassembler autour de lui une telle équipe de vétérans, venus d’horizons fractionnels si divers ?
En 1932-1934, Mao n’a jamais été totalement défait, gardant l’appui – discret – d’une partie de l’armée avec Lin Biao. Il a été protégé par son prestige, par l’amitié d’un Zhu De, par la prudence d’un Zhou Enlai et même par les calculs de Moscou, soucieuse de garder plus d’une corde à son arc et qui n’accepte pas de donner son aval à Bo Gu et Otto Braun qui demandent que Mao soit purgé.
Mao a donc réussi, en 1932-1934, à préserver quelques positions. Mais les appuis que Mao conserve, sa force de caractère, son ambition, son savoir-faire fractionnel et ses qualités de tacticien militaire ne suffisent pas à expliquer son extraordinaire rétablissement politique : il regroupe des cadres trop différents, au travers d’une succession d’épreuves trop redoutables, trop variées et trop nombreuses pour que son succès, en 1935, puisse être considéré comme accidentel, simple avatar des luttes de pouvoir internes au PCC. Il faut rechercher les causes profondes de la défaite subie par la fraction maoïste en 1932-1934 et de sa victoire en 1934-1935.
La formation d’une direction chinoise
Lors de la conférence de Zunyi, les cadres du PCC se regroupent contre Otto Braun et le principal représentant sur place des “28 bolcheviques”, Bo Gu – ce secrétaire et dirigeant nominal du PCC qui, par faiblesse politique peut-être, abdique de ses responsabilités au bénéfice de l’envoyé du Comintern. La nouvelle direction se forme donc contre la fraction stalinienne proprement dite. Elle s’affirme au moment où les liens avec Moscou sont physiquement rompus. Le centre de Shanghai, responsable des liaisons internationales, est tombé sous les coups de la répression ; l’Armée rouge ne possède pas de matériel radio assez puissant pour maintenir le contact avec l’étranger. Durant la Longue Marche, période charnière s’il en fut, personne ne peut faire appel à l’intervention directe du Comintern pour peser sur les luttes internes au parti. Moscou est placé devant le fait accompli. La lutte de fraction est loin d’être terminée, la nouvelle équipe de direction est encore politiquement instable. Mais les rapports de forces ont basculé. Plus important encore, la nature des fractions en présence a changé.
Avant 1935, la fraction maoïste ne regroupe qu’une minorité des cadres véritablement représentatifs du PCC. Le Comintem a pu imposer la discipline et obtenir le soutien de personnalités centrales du parti même après l’expérience de 1927 : un Li Lisan ou un Qu Qiubai se mettent au service de l’entreprise stalinienne de mise au pas au sein du PCC. Ils appliquent la ligne, sans tirer aucune des leçons de la défaite. Pourtant, ils ne sont pas de simples créatures de l’appareil que Moscou construit à l’échelle internationale. Ils représentent chacun un aspect de l’histoire du communisme chinois : Li a eu des responsabilités importantes dans les luttes ouvrières de 1925-1927 et Qu occupe une place notable sur le front culturel.
L’histoire ambivalente de ces élus de Staline est relevée, en ce qui concerne Qu Qiubai, par Paul Pickowicz : « Le trait le plus caractéristique du comportement politique de Qu durant la période 1924-1930 est, sans conteste, son soutien inébranlable au diverses stratégies élaborées par le Comintern, à Moscou, (...). Aucun communiste chinois n’a travaillé plus étroitement que Qu avec les représentants du Comintem pendant le Front uni avec le Guomindang, le Mouvement du 30 Mai, [Expédition du Nord et la période de Wuhan (...). Mais le point de vue de Qu a commencé à changer au printemps 1928G..) ».
Bouc émissaire, convoqué à Moscou, Qu reste deux ans en URSS et se heurte sur place à la réalité du stalinisme. « La pire expérience que fit Qu a été de tenter d’empêcher Pavel Mif, le principal spécialiste ès-Chine de Staline, d’installer Wang Ming et sa suite à la tête du Parti communiste chinois ». [14] Persécuté, ainsi que sa femme, Qu réussit à rentrer en Chine où il maintient son opposition à la fraction des “28 bolcheviques“. Il est exclu du Bureau politique.
Politiquement épuisé, isolé, Qu Qiubai fait retraite dans l’arène culturelle où il va s’affirmer comme une figure radicale, à la recherche d’une identité à la fois prolétarienne et nationale, chinoise, dans le mouvement littéraire des années trente, Pour Pickowitz, Qu s’impose comme le premier penseur littéraire marxiste non européen.
Le “coup d’Etat” organisé en 1931 par Pavel Mif, au sein du PCC, signifie la prise de pouvoir d’un nouveau type de cadres dont Wang Ming est le prototype : formés par et dans l’appareil stalinien international, ils ont le Kremlin pour patrie. Les envoyés de Moscou remplacent dorénavant les dirigeants nationaux, au lieu de les compléter, comme hier. Pourtant, Moscou s’attache encore des cadres de valeur, produits de l’histoire du communisme en Chine, comme Zhou Enlai. Le BP est ainsi à même de réduire la représentativité de la fraction maoïste.
L’année 1935 joue, ici, un véritable rôle charnière : la légitimité change de camp. Sanctionnée par Moscou, elle appartenait au bloc antimaoïste. L’épreuve des faits aidant, elle bascule du côté de Mao. L’aile Wang Ming se réduit à une fraction particulière dont le poids tient avant tout aux appuis staliniens. Ce processus est engagé lors de la conférence de Zunyi. Les cadres présents reconnaissent en Mao celui qui reconstruit une direction chinoise majeure, libérée de la tutelle financière, politique et psychologique de Moscou, décidé non pas à rompre avec le “grand arrière” soviétique, mais à manœuvrer pour préserver l’autonomie d’action du PCC.
La prééminence de Mao trouve ici l’une de ses sources. Il a tiré, à sa façon, mais plus radicalement et plus tôt que beaucoup d’autres, l’une des principales leçons de la défaite de 1927-1930. Nombreux sont ceux qui, dans la direction du PCC, n’ont pas su ou pas voulu faire de même, avant la fin 1934 : à l’heure de la débâcle et de la confusion, ils espèrent encore dans les directives du parti père, le parti russe. Il est étonnant de voir comment Otto Braun, qui n’apprend pas le chinois, ne connaît pas le pays, ne respecte pas les mœurs en vigueur dans l’Armée rouge, a pu imposer son autorité à des cadres politiques et militaires déjà éprouvés.
En 1935, la nature du lien entretenu par Moscou et la direction chinoise change. Mao Zedong ne rompt pas avec Staline, l’URSS et le Comintern. Il impose, au sein du mouvement stalinien international, l’autonomie politico-organisationnelle de la direction chinoise. Il brise un lien de subordination directe, bureaucratique, que Pavel Mif avait tenté d’assurer en imposant Wang Ming et ses “28 bolcheviques”. Mao préserve, par identification au camp socialiste et aux succès soviétiques, par réalisme aussi, l’alliance du PCC avec Staline. Mais la confiance naïve des premières années est morte. Elle laisse place au cynisme et à la manœuvre.
Le sens profond et la portée considérable de cette évolution n’ont pas été compris, à l’époque, par le mouvement trotskyste. Malgré quelques conseils de prudence de Trotski [15], par manque d’information, mais par myopie aussi [16], le mouvement trotskyste n’a vu dans le PCC d’après 1927 qu’un instrument docile au service de la diplomatie stalinienne, à l’instar de ce qu’étaient devenus tant d’autres partis communistes dans le monde. Ce fut, peut-être, l’une des erreurs les plus lourdes de conséquences pour le mouvement trotskyste en Chine, lui interdisant de comprendre à temps la dynamique révolutionnaire des luttes dirigées par le PCC en 1937-1945 et 1946- 1949.
Ce n’est qu’après 1949 que la Quatrième Internationale commence à réévaluer l’histoire du PCC et du maoïsme [17] à l’occasion d’un long débat aux multiples facettes, jamais définitivement conclu. Les militants trotskystes chinois tirent eux-mêmes des enseignements divergents de la victoire de 1949.
Peng Shuzi maintient ses analyses antérieures. Il présente, en 1974, dans son introduction aux écrits de Trotski sur la Chine, une périodisation de l’histoire du PCC de sa fondation à la guerre sino-japonaise et note : « Il est particulièrement nécessaire de souligner le point suivant : à partir de la sixième période (la défaite de la révolution [18]) le Parti communiste chinois est devenu stalinien, à la fois politiquement et organisationnellement. De ce moment, sa direction est devenue un instrument dans la mise en œuvre aveugle des politiques de Staline » [19]. Pour Peng, donc, le PCC est devenu en 1927 stalinien au sens précis du terme : subordonné politiquement et organisationnellement à la bureaucratie soviétique. Il le restera à ses yeux jusqu’au bout.
Wang Fanxi qualifie lui aussi la direction maoïste de stalinienne, mais au sens idéologique du terme [20]. Il éclaire dans ses mémoires, écrites en 1957, le sens profond du conflit fractionnel qui s’exprime lors de la conférence de Zunyi : « Mao Zedong l’a emporté contre Wang Ming en tant que véritable dirigeant du Parti. Cela représentait une victoire des communistes ‘autochtones’ contre les représentants de Staline en Chine » [21].
La signification de la victoire de Mao à Zunyi est d’autant plus claire qu’elle conclut une dure bataille d’orientation politico-militaire.
Le débat militaire : la guerre prolongée
De 1932 à 1935, les débats d’orientation au sein du PCC prennent la forme d’une longue controverse militaire. La survie politique et organisationnelle des forces communistes se joue très directement sur le terrain de la résistance année, face aux campagnes d’anéantissement engagées par le Guomindang. Derrière les divergences tactiques ou conjoncturelles, des conceptions d’ensemble fort différentes se dessinent. Le débat militaire est, profondément, un débat politique.
La polémique écrite se mène à fleurets mouchetés, elle s’exprime plus souvent au travers de formules allusives que sous forme ouverte et franche. Les enjeux n’en sont pas moins importants. “L’orthodoxie russe” de la direction nationale s’oppose à “l’archaïsme chinois” du maoïsme. Le général Liu Bocheng, le Dragon Borgne, ouvre le feu sur Mao en 1932, dans un article analysant la tactique et la stratégie à l’époque féodale et à l’époque moderne : « Liu souligne », note Hu Chi-hsi, « les limites et le caractère archaïque de l’art militaire de Sun Zi, célèbre théoricien militaire du Ve siècle avant J-C. Il insiste, en revanche, sur l’importance des expériences acquises par l’Armée rouge de l’Union soviétique et critique vivement l’insuffisance de l’Armée rouge chinoise dans la connaissance de la tactique et de la stratégie moderne. Ses attaques contre les dirigeants communistes qui s’obstinent à vouloir appliquer d’une manière sclérosée l’art militaire de Sun Zi et les ruses de guerre décrites par le Roman des trois royaumes visent notamment Mao » [22].
Quatre ans plus tard, Mao, sorti vainqueur de la polémique, dénonce « un point de vue erroné » – et « rejeté » – « selon lequel nous devons étudier uniquement l’expérience de la guerre révolutionnaire en Russie, c’est-à-dire, pour parler d’une manière concrète, qu’il suffit de se conformer aux lois qui ont servi à la conduite de la guerre civile en Union soviétique, ainsi qu’aux manuels édités en Union soviétique. Les tenants de ce point de vue ne comprennent pas que (ces lois et manuels) renferment des traits particuliers caractéristiques de la guerre civile et de l’Armée rouge soviétiques. Si nous nous mettons à les utiliser intégralement, cela reviendra une fois de plus à ‘se rogner le pied pour l’adapter à la chaussure’ et nous conduira à la défaite. (...) Ces gens ne comprennent pas que, si nous devons apprécier à sa juste valeur l’expérience soviétique, et même lui attribuer une valeur quelque peu plus grande que celle d’autres pays au cours de l’histoire, puisqu’il s’agit de l’expérience la plus récente de guerre révolutionnaire, il est encore plus important d’apprécier à sa juste valeur l’expérience de la guerre révolutionnaire en Chine, car la révolution chinoise et l’Armée rouge chinoise sont caractérisées par bien des conditions particulières… » [23]
Le débat militaire est donc l’une des facettes du débat sur la “voie chinoise”. Il s’engage de fait dès 1927. Il s’ouvre, dans la République soviétique du Jiangxi, en 1932. La conférence de Ningdu du Comité central fait le procès de la politique militaire préconisée par Mao. Le débat se conclut en 1935, lors de la conférence de Zunyi : c’est au tour de Mao Zedong de dresser un sévère tableau des conceptions militaires de ses adversaires.
Mao Zedong tire le bilan de la direction militaire du parti en 1933-1934 dans une résolution écrite “à chaud”, à un point tournant de la lutte politique au sein du PCC, et que la conférence élargie du Bureau politique de Zunyi fait sienne [24]. Certains auteurs n’ont voulu voir dans cette résolution qu’un exercice de style fractionnel où Mao se donne a posteriori le beau rôle alors qu’il n’avait pas été plus clairvoyant que les autres. Pourtant, Hu Chi-hsi a retrouvé un article de Lin Biao, remontant à juillet 1934, qui confirme qu’à l’époque, déjà, la fraction maoïste portait sur la situation un jugement analogue à celui de Zunyi [25].
Le débat militaire qui commence avec l’expérience de 1927 est substantiel bien qu’au début encore assez confus. Au risque de simplifier les termes de la controverse, on peut résumer ainsi son fil conducteur : quelles conséquences tirer du fait que la lutte révolutionnaire s’intègre dorénavant à un processus de guerre prolongée ? En Chine, une longue période de guerre civile s’annonce avant la conquête du pouvoir d’Etat alors qu’en Russie, la guerre civile de 1918-1921 s’est déployée après la victoire d’une brève insurrection et l’établissement d’un nouveau pouvoir d’Etat.
C’est dans ce contexte que d’autres différences essentielles entre la Chine et la Russie (concernant notamment la formation sociale, la conjoncture et la situation internationale) prennent leur signification immédiate : l’état de guerre prolongé devient un facteur “surdéterminant” qui modifie partiellement l’agencement d’autres facteurs fondamentaux, données économiques, sociales, politiques et culturelles.
L’Armée rouge est engagée dans une guerre de partisans. Cela implique un mode particulier d’organisation des forces communistes, confrontées à deux tâches d’ordre différent : la menée d’opérations militaires contre un ennemi supérieur en nombre et en armement, la poursuite d’un travail de masse en profondeur. D’où l’un des canons des conceptions militaires maoïstes, bien résumé en 1929 par Chen Yi dans un rapport sur “l’Armée de Zhu-Mao” qu’il soumet à la direction du PCC [26] : « dans les périodes de guerre de partisans (...), l’Armée rouge se caractérise (...) par sa mobilité. Son organisation doit donc être différente de celle des autres armées. Le principe qui régit les tactiques de l’Armée rouge peut se résumer en deux phrases : ‘Se concentrer pour tenir tête à l’ennemi, et se disperser pour gagner les masses à notre cause’. L’organisation des troupes doit être réalisée de telle sorte que l’Armée rouge soit capable aussi bien de se concentrer que de se disperser » [27].
Mao Zedong donne à la guerre de partisans, habituellement conçue comme une tactique conjoncturelle, une portée stratégique en l’intégrant à un ensemble original d’instruments politico-militaires adaptés à la poursuite d’une guerre populaire prolongée. Dès janvier 1930, il décrit cet organisme complexe dans sa lettre à Lin Biao : « Il apparaît que la politique des seules actions mobiles de partisans ne pourra pas hâter l’essor de la révolution dans tout le pays et que les mesures politiques adoptées par Zhu De et Mao Zedong, ainsi que par He Long, Li Wenlin et Fang Zhimin sont incontestablement justes. Ces mesures prévoient notamment la formation de bases d’appui, la création méthodique d’organes de pouvoir, l’organisation d’une collaboration étroite entre les unités de partisans rouges et les larges masses paysannes formées dans la lutte, l’approfondissement de la révolution agraire, le développement des forces armées par la création de détachements insurrectionnels au niveau du canton, de gardes rouges à l’échelon de l’arrondissement, puis du district, et de forces territoriales de l’Armée rouge pour aboutir à la création d’une Armée rouge non territoriale, et enfin l’extension du pouvoir politique par vagues successives » [28].
Mao polémique contre « certains camarades » qui réduisent le processus révolutionnaire en Chine à deux étapes simples : la conquête des masses à l’échelle nationale, d’abord ; la conquête du pouvoir politique, ensuite. Mao avance une perspective différente : la création d’un double pouvoir territorial et « l’extension par vagues successives » de ce pouvoir politique morcelé. C’est dans cette perspective qu’il souligne l’importance d’un ensemble articulé de forces politico-militaires allant des unités de partisans à l’Armée rouge « non territoriale » (c’est-à-dire géographiquement mobile), appelée plus tard forces armées régulières.
La lettre de Mao à Lin Biao apparaît comme une réponse à une autre lettre, datée du 28 septembre 1929 et adressée par le Comité central au Corps d’armée qu’il dirige [29]. On perçoit, à la lecture de ce texte, une polémique latente contre les conceptions de Mao qui accorderait trop d’importance aux conflits entre Seigneurs de la guerre (dont l’existence est l’un des éléments qui permettent la stabilisation d’un double pouvoir territorial) et assignerait un rôle trop central à l’Armée rouge. Le document du CC reconnaît évidemment l’importance de l’Armée rouge, mais il semble bien qu’il ait été écrit dans la perspective critiquée pour son spontanéisme par Mao : une armée rouge et une guérilla rurale au rôle temporaire devront, demain, céder la place au soulèvement des masses dirigé par le parti et à la lutte directe pour le pouvoir politique, centrée sur les villes. Pour la direction du PCC, la situation qui naît de la défaite de 1927 n’est en quelque sorte qu’un “détour” inattendu. Elle doit redevenir “normale” et les conceptions stratégiques d’antan doivent être maintenues. Pour Mao, ce sont les caractéristiques durables du processus révolutionnaire chinois qui émergent et les conceptions stratégiques doivent se renouveler en conséquence : la paysannerie formera la force principale de la révolution, idée alors hérétique s’il en fut, dans le mouvement communiste international.
Au début des années trente, la réalité de la guerre prolongée s’impose à tous. A tel point qu’elle fait le titre, en mars 1934, d’un article de Zhou Enlai [30]. Pourtant, le débat se fait plus âpre encore. Le tournant politique opéré dans la République du Jiangxi (l’éviction de la fraction maoïste des centres de pouvoir) se combine avec un important tournant dans la situation militaire : Tchiang Kaï-shek jette dans la Cinquième campagne d’anéantissement des moyens sans précédent. Conseillé par l’Allemand Hans von Seeckt, il poursuit une redoutable guerre de blockhaus qui enserre la zone soviétique dans un véritable étau. Les mesures antérieurement appliquées par Mao – et déjà partiellement modifiées par Zhou lors de la Quatrième campagne – ne suffisent plus. Il faut soit pousser plus loin encore la tactique maoïste, soit modifier radicalement les modalités opérationnelles. Le réalisme des conceptions maoïstes d’une part et de celles du bloc Zhou-Otto Braun d’autre part va être durement mis à l’épreuve.
L’article de Zhou Enlai, publié en mars 1934, fait preuve d’un triomphalisme étonnant. « Le Guomindang s’efforce de remporter la victoire par une guerre prolongée politique, économique et géographique ». La cinquième campagne d’anéantissement de Tchiang, commencée il y a 5 mois et demi, ne laisse pas à l’Armée rouge le loisir de se reposer. Elle « est en permanence sur le front et se bat continuellement. (...) [Pourtant] non seulement la guerre prolongée ne nous a pas affaiblis, mais elle (lui) a même permis de se développer et de se renforcer. Ces faits donnent tort à tous les opportunistes » qui, au Jiangxi, tirent la sonnette d’alarme, Il est possible, nécessaire, de « développer le combat sur tous les fronts », simultanément, et « de régler le sort de la bataille dans le secteur essentiel sans pour autant abandonner les combats dans les autres secteurs » [31]. Il faut accepter le terrain choisi par l’adversaire, ne pas céder un pouce de territoire tout en portant le fer dans les arrières ennemis.
Otto Braun fait preuve de plus de sobriété. Il publie, entre avril et août 1934, sous la signature de Hua Fu, huit articles. Le Guomindang, note-t-il, a engagé une véritable guerre d’usure et les opérations de partisan ne sauraient suffire. Il faut développer une « défense active », appuyée sur des « zones de blockhaus », éléments d’une « ligne de défense frontale sur une longue distance, mais discontinue » chargés de « fixer » les forces ennemies. Il faut poursuivre « une guerre de mouvement dans les conditions de la guerre de blockhaus » et transformer « les victoires tactiques en victoires de campagne » en multipliant les « attaques brèves et soudaines » (la formule clef d’Otto Braun) [32].
Les conceptions de Mao effraient. La population de la République soviétique du Jiangxi s’élève à trois millions de personnes. Les paysans veulent défendre les gains révolutionnaires (la réforme agraire) et se protéger de la répression. Dans ces conditions, la tactique maoïste perd de sa popularité, car le prix en est élevé. Mao Zedong insiste sur la flexibilité sans laquelle l’Armée rouge ne saurait garder l’initiative : il faut accepter de laisser l’ennemi s’avancer en profondeur pour avoir une chance de le piéger ; il faut faire des choix et concentrer ses forces sur certains axes ; l’alliance entre les divers Seigneurs de la guerre et Tchiang Kaï-shek doit être brisée à tout prix, en utilisant pour ce faire le drapeau de la résistance antijaponaise ; l’armée rouge doit trouver le moyen d’engager le combat loin des lignes de blockhaus du Guomindang et, si tout le reste échoue, elle doit être prête à quitter le Jiangxi pour échapper à l’anéantissement, L’essentiel est de préserver mobilité militaire et politique.
Pour Hu Chi-hsi, « la guerre prolongée de Zhou Enlai, dans son principe est une guerre d’usure tandis que la stratégie maoïste, exposée en janvier 1935 dans la Résolution de Zunyi et dont tous les éléments essentiels se trouvaient déjà dans l’article de Lin Biao de juillet 1934, est une stratégie de guerre de mouvement. Quant à la tactique des attaques brèves et soudaines d’Otto Braun, elle est en réalité, en dépit de sa dénomination, une stratégie située à mi-chemin… » [33]
Nombreux sont les historiens qui jugent que la défaite des soviets du Jiangxi était inévitable. Ce sera d’ailleurs le principal argument de Bo Gu, à Zunyi, qui minimise ainsi la portée des erreurs qu’il a pu commettre. La direction maoïste accuse par contre Bo Gu, Otto Braun et, dans une moindre mesure, Zhou Enlai, d’avoir perdu une victoire possible, puis d’avoir préparé dans la précipitation la retraite.
Je ne saurais juger des possibilités réelles qui existaient à l’époque. Mais la critique maoïste des conceptions développées par la direction du PCC me semble toucher juste. L’optimisme forcé de Zhou interdit de penser froidement la réalité du rapport de force. Otto Braun se replie sur des considérations tactiques, sans profondeur stratégique. Tous deux se laissent enfermer dans une posture défensive, de plus en plus statique, tant sur le plan politique que militaire. Par contre, les conceptions maoïstes permettaient de tester jusqu’à leurs limites les possibilités qui existaient encore, puis de trancher très vite en faveur de la retraite si nécessitée s’en faisait sentir. Certaines possibilités auraient été mal exploitées par le PCC. L’autorité de Tchiang Kaï-chek est encore loin d’être incontestée. Le camp de la contre-révolution se fracture plusieurs fois, en 1933-1934, comme en témoigne par exemple la révolte de la 19e Armée de route [34]. La direction communiste, divisée, ayant long temps critiqué l’importance accordée par Mao aux conflits entre Seigneurs de la guerre, dépendante des directives gauchistes envoyées de Shanghai et Moscou, n’a pas su profiter pleinement de ces fractures.
La voie maoïste et le modèle de la guerre du peuple
Durant les années 1932-1935, l’originalité de la fraction maoïste s’affirme dans ses rapports au Comintern comme dans ses conceptions politico-militaires. Si Mao a été temporairement isolé et s’il a brusquement rétabli son autorité politique, c’est – probablement – pour les mêmes raisons : il a, plus clairement et plus tôt que la plupart des autres dirigeants du PCC, tiré certaines des leçons politiques de la défaite de 1927.
En 1932-1934, la plupart des autres dirigeants politico-militaires du PCC reculent encore devant la gravité des choix. La défaite de 1927 s’est soldée par un renforcement du pouvoir stalinien dans le parti. S’opposer à l’orientation du “Centre” et affirmer l’autonomie nationale du PCC, c’est engager une épreuve de force contre les détenteurs de l’autorité et des finances. Appliquer la stratégie maoïste, c’est accepter de nouvelles incursions des armées blanches dans la zone soviétique, accepter l’idée de devoir, peut-être, l’abandonner demain.
Pourtant, Mao l’hétérodoxe s’est avéré le plus réaliste. Dans le court terme : les directives de Moscou sont inapplicables parce qu’elles émanent de l’étranger et parce qu’elles répondent aux préoccupations de la bureaucratie russe. La défense statique de la zone du Jiangxi s’enlise. Il faut en revenir aux conceptions maoïstes pourtant si décriées. Dans le long terme, aussi : il suffit pour s’en convaincre de comparer les thèses avancées par Mao entre 1928 et 1935 au processus révolutionnaire chinois des années 1935-1949.
Mao Zedong s’impose donc à la tête du PCC par son réalisme tactique et stratégique. Il ne se contente pas de redécouvrir le rôle que peut jouer la guérilla rurale, déjà noté par bien des “classiques”, de Marx et Engels à Lénine. Il innove, profondément. Penseur de la guerre révolutionnaire prolongée, il ouvre un nouveau champ de réflexion qui dépasse les seules questions militaires. Il inverse la démarche communiste traditionnelle à l’égard de la paysannerie, considérée hier comme force d’appoint (mais dont l’appui peut être décisif) ; élevée aujourd’hui au rang de force principale (mais non dirigeante) de la révolution. Il réinvestit la pensée et l’expérience militaires chinoises dans une perspective de classe nouvelle, lui donnant un contenu extraordinairement contemporain.
La pensée militaire de Mao se constitue à l’occasion d’une guerre civile sans merci. Ce n’est qu’ultérieurement qu’il l’adapte à un cadre politique nouveau, celui de la défense nationale face à une invasion impérialiste. La guerre révolutionnaire prolongée est une guerre du peuple, une guerre de classe.
Mao analyse les rapports entre révolution et guerre en Chine, un immense pays, arriéré et semi-colonial. Il joue, en ce domaine, un rôle pionnier et l’expérience chi noise est riche d’enseignements. La conception maoïste de la guerre révolutionnaire a fait école. Mais figée en un nouveau “modèle orthodoxe”, elle a parfois été appauvrie au point d’être trahie.
La “voie chinoise” inclut la notion de “ligne de masse” ce qui différencie les courants maoïstes authentiques des organisations de tradition ultramilitariste. Elle a néanmoins nourri, avec le thème de “l’étincelle qui met le feu à toute la plaine”, des conceptions semi “foquistes” [35], le rôle de détonateur révolutionnaire devant être joué par des “foyers” (focos) de guérilla établis dans les montagnes. C’est oublier que l’Armée rouge n’est pas née de tels “focos”, mais d’une révolution et de soulèvements de masse, qu’elle ne s’est jamais durable ment établie dans des zones forestières dépeuplées [36].
Le thème de “l’encerclement des villes par les campagnes” résume d’une façon saisissante l’audace hétérodoxe, pour l’époque, de Mao [37]. Il est riche, mais il ne faut pas réduire cette formule à un déterminisme sociologique selon lequel la “voie russe” serait le “modèle” des pays capitalistes et urbains, la “voie chinoise” celui de tout pays “semi-colonial, semi-féodal”, à la population majoritairement rurale.
La Russie du début du siècle n’est pas une semi-colonie. Mais la formation sociale russe n’en présente pas moins bien des traits qui la rapprochent des pays dépendants d’aujourd’hui et les leçons de cette expérience intéressent à plus d’un titre les révolutionnaires du tiers monde [38]. La révolution chinoise de 1925-1927 montre que des pays coloniaux et semi-coloniaux peuvent connaître d’autres processus révolutionnaires que l’encerclement des villes par les campagnes [39]. Ce qui détermine la “voie chinoise”, ce n’est pas seulement la structure sociale du pays, c’est aussi le résultat des luttes antérieures et le contexte international [40].
La destruction du travail communiste dans les syndicats et la passivité durable du prolétariat dans les grands centres côtiers n’étaient ni souhaitables ni inévitables : ils sont le produit des défaites et ont constitué un lourd handicap pour la lutte révolutionnaire. Malgré cela, le travail urbain poursuivi par le PCC a joué un important rôle politique, de 1937 à 1949. La formule-choc de l’encerclement des villes par les campagnes risque aussi d’escamoter le rôle considérable des villes rurales dans la formation sociale chinoise [41] comme dans la politique maoïste. Elles servent en effet de point d’ancrage à l’Armée rouge, des points d’appui bien souvent plus vitaux que les arrières montagnards : centres politiques et économiques locaux, elles consolident la base sociale du PCC et offrent d’importantes ressources en recrutement, biens et argent.
Transformée en “modèle”, la révolution chinoise a facilité la valorisation de la guerre comme instrument de mobilisation et de “conscientisation” révolutionnaires. Il y a du vrai. C’est dans la lutte que les masses s’éduquent ; c’est dans l’épreuve que le parti, éducateur, s’éduque lui même à l’écoute des masses (un thème marxiste originel réinvesti dans la tradition maoïste). Mais la guerre n’est pas une forme de combat comme les autres. Mise au service de la révolution, elle lui impose aussi ses lois. Elle est une rude école militante, mais pas la meilleure école de démocratie. Elle fait du secret un culte, d’une certaine forme de discipline hiérarchisée une nécessité vitale ; elle durcit les hommes. La guerre exige du parti qu’il assure son enracinement social sans lequel il ne saurait poursuivre le combat. Mais elle suscite aussi le renforcement de structures autoritaires. Les meilleurs cadres locaux, les plus représentatifs, se voient souvent appelés à rejoindre les forces régulières, mobiles, et ne peuvent plus jouer leur rôle antérieur, en symbiose avec la mobilisation directe du peuple. La “ligne de masse” maoïste reflète ce double processus d’enracinement et d’identification populaires d’une part, et d’autonomisation et d’élévation au-dessus des masses d’autre part.
L’Armée rouge est une armée démocratique en ce sens qu’elle est une armée populaire dans ses objectifs, sa politisation, ses règles de fonctionnement, son rapport à la population. Mais le secret fractionnel, au sein de la direction du parti, comme le secret militaire, font que les décisions majeures restent l’apanage d’un cercle étroit d’initié. Très tôt, le sentiment d’insécurité menace le libre débat politique. La sécurité interne était drastique dans toutes les Armées rouges. Comme Peng Dehuai l’a écrit dans ses mémoires de prison : « Chacun, dans l’Armée, était préoccupé de sa sécurité » (il parle de conditions existant dès 1931-1932). « Il n’y avait pas beaucoup de démocratie. La Section pour l’élimination des traîtres, placée à l’origine sous l’autorité du Département politique, est devenue un Bureau de sécurité au même niveau que le Département politique » [42].
Le fonctionnement du parti et de l’armée révolutionnaires, déjà gravement affecté par le climat fractionnel et bureaucratique initié de Moscou, est dorénavant profondément marqué par l’état permanent de guerre.
La guerre prolongée n’est pas un choix libre, mais un choix imposé. Le PCC est confronté, après 1927, à une question vitale : comment reprendre l’initiative alors que les luttes de classes ont déjà atteint un niveau de confrontation armée, mais que la situation est durable ment défavorable sur le plan militaire ? Mao Zedong répond sur le long terme ; il planifie l’accumulation de forces politiques, sociales et militaires qui débouche sur une inversion progressive des rapports de force : le passage de la “défensive stratégique” à l’équilibre des forces, puis à la contre-offensive générale.
Dans les conditions de la Chine d’alors, c’est une réponse efficace. Mais elle a parfois suscité, ailleurs, un “gradualisme militaire” dangereux par son manque de flexibilité [43]. Là encore, l’expérience chinoise se porte en faux contre une telle conception réductionniste. Le PCC a dû plus d’une fois modifier son orientation en fonction de considérants politiques plus que militaires ; il a su gagner l’initiative sur le plan politique pour ne pas la perdre sur le terrain militaire.
La guerre populaire, de la Chine au Salvador, a fait la preuve de son importance dans les luttes de libération nationale et sociale contemporaines. Mais la guerre révolutionnaire prolongée reste une guerre coûteuse, épuisante à long terme pour la population. Il faut en connaître les dangers pour mieux les combattre, les limites pour mieux combiner toutes les formes de luttes. Le primat du politique sur le militaire vise aussi à faciliter le développement de la solidarité internationale et à réunir les conditions générales d’une victoire aussi massivement populaire dans sa participation et aussi rapide que possible.
Les expériences révolutionnaires de ces quarante dernières années ont considérablement enrichi la théorie de la guerre populaire, forcée de s’adapter à de nouvelles conditions nationales, aux nouveaux moyens et aux nouvelles conceptions de la contre-insurrection impérialiste. Mais la révolution chinoise a ouvert une brèche historique en ce domaine. Le PCC a fait preuve, en son temps, d’une réelle créativité et d’une grande capacité d’adaptation. Cette flexibilité du Parti communiste chinois s’explique notamment par le fait qu’il a vécu, avant de s’engager dans la guerre prolongée, d’autres périodes et d’autres formes de lutte. Ses cadres savaient opérer en plus d’une circonstance.
A peine sorti de la Longue Marche, cette expérience variée, acquise au prix fort, va lui être précieuse. L’invasion japonaise de 1937 modifie en effet les données de la situation nationale. Elle remet à l’ordre du jour la question du front uni avec le Guomindang, pourtant devenu un ennemi mortel, et ravive les luttes de fractions au sein même du PC.
Pierre Rousset
A suivre…