Peut-on réparer les dégâts ? L’assaut terroriste sur Bombay, fin novembre 2008, a rouvert dans le sous-continent indien des plaies mal cicatrisées, rallumé des feux mal éteints, qui constituent autant d’entraves pour la stratégie antiterroriste de Barack Obama. La nouvelle approche que professait le président américain élu dans la guerre contre Al-Qaida et ses alliés locaux s’en trouve à l’évidence contrariée. Dans cette vision, le Pakistan était censé jouer un rôle central. La thèse d’Obama, exprimée maintes fois durant la campagne présidentielle, est que le combat contre le terrorisme doit être recentré sur l’Afghanistan, étant entendu que la stabilisation du régime de Kaboul passe par la coopération du Pakistan voisin, où les rebelles djihadistes ont établi des sanctuaires.
Or c’est cette collaboration pakistanaise qui risque de souffrir de l’après-Bombay. Une série de réajustements en chaîne a altéré l’équation politique intérieure dans un sens qui pourrait handicaper le projet de M. Obama. En apparence, un résultat appréciable a été acquis. Le gouvernement d’Islamabad s’est décidé à sévir contre le Jamaat-ud-dawa, la vitrine politique du Lashkar-e-taiba, le groupe djihadiste accusé par l’Inde d’être l’instigateur de l’attaque de Bombay. Cette organisation avait été créée en 1986 dans le but express d’imposer l’influence de l’école doctrinale ahle hadith - proche du wahabbisme saoudien - au sein de la galaxie des mouvements islamistes combattant alors l’occupant soviétique en Afghanistan. Après le départ des troupes de Moscou en 1989, elle avait recyclé ses fedayins, devenus rebelles sans cause, sur un autre front : celui du Cachemire, territoire disputé qui fut à l’origine de trois des quatre guerres qui ont opposé l’Inde et le Pakistan depuis leur naissance en 1947.
En apparence donc, la réaction d’Islamabad contre le Jamaat-ud-dawa est positive. Elle serait de bon augure pour l’étape ultérieure, à savoir une montée en régime dans la purge des groupes islamistes qui alimentent le djihad international. Cet optimisme est trompeur. Loin d’avoir conforté le camp des « éradicateurs » au Pakistan, l’après-Bombay pourrait bien l’avoir affaibli. Car l’offensive contre le Jamat-ud-dawa est impopulaire. L’opinion publique la juge « injuste ». D’abord parce que, aux yeux des Pakistanais, l’Inde n’a pas été en mesure de fournir des preuves crédibles de son implication dans l’assaut de Bombay. Ensuite parce que le Jamaat-ud-dawa, bâti sur le modèle du Hamas palestinien ou du Hezbollah libanais - où le caritatif complète le militaire -, a su s’attirer la sympathie d’une partie notable de la population à force d’engagements sociaux ou humanitaires (secours d’urgence, hôpitaux, écoles...).
Le Jamaat-ud-dawa était devenu au fil des années un micro-Etat providence fortement enraciné dans la société, inquiétant miroir réfléchissant la faillite de l’Etat officiel sur le terrain social. Le gouvernement d’Islamabad sait donc qu’il opère en terrain miné. On ne réprime pas impunément une organisation populaire, de surcroît sous la pression de l’Inde rivale. L’accusation de « faiblesse », voire de « trahison », gronde déjà dans la rue. Voilà pourquoi le tour de vis ne sera pas aussi drastique que ce qu’auraient espéré les Indiens et les Américains.
Au-delà, la difficulté à laquelle va se heurter M. Obama en ces temps orageux de l’après-Bombay tient dans la réaffirmation du rôle de l’armée. Après neuf ans de règne du général Pervez Musharraf (1999-2008), dont les dernières années furent calamiteuses, les prétoriens du Pakistan ont décidé de retourner dans leurs casernes. Ils ont loyalement joué le jeu de la transition du pouvoir au profit d’un gouvernement civil. Mais ce recul n’a rien à voir avec le sacrifice de la prééminence de l’institution militaire. Il vise au contraire, en protégeant celle-ci des fourvoiements politiciens, à la recentrer sur le « noyau dur » de son pouvoir : contrôle du feu nucléaire, maîtrise des services secrets (ISI) et des frontières face à l’Inde.
LES PLANS AMÉRICAINS CONTRARIÉS
Depuis l’arrivée au pouvoir au printemps 2008 du Parti du peuple pakistanais (PPP) - le mouvement du clan Bhutto -, la relation entre militaires et civils a évité l’acrimonie. Quelques tensions ont certes surgi à propos du contrôle des services de l’ISI mais les civils ont vite compris qu’ils ne parviendraient pas à s’emparer de la citadelle. En tout cas, pas dans l’immédiat. Or ce modus vivendi a été perturbé sous l’impact de Bombay. En réaction à la flambée d’accusations en Inde visant le Pakistan, l’opinion pakistanaise s’est à son tour raidie dans un nationalisme offensé. Face à l’escalade des émotions, le président pakistanais, Asif Ali Zardari - le veuf de Benazir Bhutto -, est apparu bien timoré. Sa volonté de conciliation a déplu. En revanche, les chefs militaires ont excellé dans les postures patriotiques. Le même décalage - faiblesse des civils, fermeté des militaires - s’était produit lors des frappes américaines contre des cibles d’Al-Qaida dans les zones tribales en violation de la souveraineté pakistanaise. Après le discrédit de l’ère Musharraf, l’armée a ainsi restauré son crédit, rebâti son image de bouclier de la patrie.
Ce retour en grâce des militaires, fût-il partiel, dans un contexte de crispation avec l’Inde n’est pas sans effet sur la lutte contre l’islamisme radical. Il complique les plans américains. Ceux-ci impliquaient deux concessions majeures de la part du Pakistan. Premièrement, un effet de bascule d’une frontière à l’autre. Le souhait exprimé par M. Obama est que l’armée pakistanaise allège sa présence sur la frontière orientale avec l’Inde pour la renforcer sur la frontière occidentale avec l’Afghanistan, là se joue vraiment la partie anti-djihaddiste. Or le regain de tension avec New Delhi interdit de dégarnir la frontière avec l’Inde.
En second lieu, l’armée pakistanaise est invitée à cesser sa duplicité à l’égard des groupes djihadistes, historiquement parrainés par les services d’ISI pour servir les intérêts d’Islamabad au Cachemire ou en Afghanistan. L’affaire est délicate. Quand un dirigeant de l’armée pakistanaise proclame que, face à la menace indienne, un chef taliban comme Baitullah Mehsud, qui a quasiment établi un émirat dans la zone tribale du Waziristan, pourrait jouer un rôle « patriotique », la déclaration sonne comme un défi aux oreilles des Américains. Elle consacre l’évidence : tout raidissement à l’égard de l’Inde affaiblit par nature la lutte antitalibans dans les zones tribales. C’est probablement ce que cherchaient les commanditaires de Bombay.
Frédéric Bobin (Correspondant à New Delhi)
Courriel : bobin lemonde.fr.
* Article paru dans le Monde, édition du 06.01.09. LE MONDE | 05.01.09 | 13h17 • Mis à jour le 05.01.09 | 13h17.
I
slamabad rejette l’accusation de complicité dans l’assaut de Bombay
NEW DELHI CORRESPONDANT
L’escalade verbale entre l’Inde et le Pakistan a franchi, mardi 6 janvier, un nouveau palier avec les accusations les plus explicites lancées à ce jour par New Delhi contre Islamabad, près de six semaines après l’assaut terroriste sur Bombay qui a fait 172 morts et 300 blessés. Alors que l’Inde s’était jusqu’à présent contenté d’incriminer vaguement des « éléments basés au Pakistan », son premier ministre, Manmohan Singh, a choisi de ne plus s’embarrasser d’euphémisme en pointant, mardi, la responsabilité directe de certains secteurs de l’Etat pakistanais.
S’adressant à New Delhi, lors d’une conférence sur la sécurité intérieure réunissant tous les premiers ministres des Etats fédérés de l’Union, M. Singh a estimé que « la sophistication et la précision militaire » de l’attaque de Bombay impliquaient « le soutien de certaines agences officielles au Pakistan ».
Du 26 au 29 novembre 2008, dix djihadistes lourdement armés, arrivés par voie de mer, avaient pris d’assaut une demi-douzaine de sites symboliques de la capitale économique du pays, dont la gare Chatrapati Shivaji, deux prestigieux hôtels (le Taj Mahal et l’Oberoi-Trident) et un centre communautaire juif.
La charge de M. Singh, adepte d’un langage d’ordinaire policé, s’est heurtée aux dénégations d’Islamabad, qui a répliqué en accusant New Delhi d’exacerber la tension en Asie du Sud par ses mises en causes répétées du Pakistan. « Le gouvernement pakistanais rejette catégoriquement les allégations malencontreuses dirigées contre le Pakistan, a réagi le ministère des affaires étrangères à Islamabad. L’Inde a choisi de s’embarquer dans une offensive de propagande. Cela va non seulement attiser les tensions, mais aussi ruiner toute perspective d’enquête sérieuse et objective sur les attentats de Bombay. »
Le dialogue de sourds entre les deux Etats autour de la responsabilité de ces attaques est préoccupant pour l’équilibre stratégique de la région. S’il n’alimente pour l’heure qu’une guerre de mots, il a bel et bien torpillé le processus de paix engagé en 2004 autour d’un apaisement au Cachemire, Etat indien à majorité musulmane où le Pakistan soutient un mouvement séparatiste.
Les Indiens sont ulcérés qu’Islamabad récuse l’évidence des complicités pakistanaises mises à jour par leur enquête policière sur l’assaut de Bombay. Le dossier qui contient ces preuves a été formellement transmis, lundi, aux autorités pakistanaises. Il repose sur les confessions de l’unique survivant du groupe d’assaillants, un certain Ajmal Amir Kasab, qui aurait admis son appartenance au Lashkar-e-taiba (LeT), une organisation islamiste pakistanaise menant des opérations de guérilla au Cachemire indien.
DES PREUVES JUGÉES INSUFFISANTES
Le djihadiste, identifié par les Indiens comme originaire du Penjab pakistanais, aurait dévoilé aux enquêteurs le détail des préparatifs de l’attaque, des stages d’entraînement initiaux jusqu’à l’embarquement final au port de Karachi à bord d’un navire croisant vers Bombay. Les Indiens prétendent également détenir des enregistrements de conversations téléphoniques révélant que les terroristes étaient en contact direct durant l’assaut avec leurs commanditaires basés au Pakistan.
La ligne de défense d’Islamabad consiste à qualifier d’« insuffisantes » ces preuves, notamment la confession d’Ajmal Amir Kasab qui, selon les officiels pakistanais, aurait pu être manipulée par la partie indienne. Sous vive pression internationale, le Pakistan avait fermé en décembre des bureaux du Jamaat-ud-dawa (JuD, la vitrine politique du LeT), placé en résidence surveillée son chef suprême, Hafiz Saeed, et arrêté deux chefs militaires du LeT, Zakiur Rehman Lakhvi et Zarar Shah. Il s’est toutefois bien gardé d’engager contre ces derniers des poursuites judiciaires au motif que les accusations indiennes ne sont pas encore suffisamment « crédibles ».
Frédéric Bobin
* Article paru dans le Monde, édition du 08.01.09. LE MONDE | 07.01.09 | 14h33 • Mis à jour le 07.01.09 | 14h33.
Attaques de Bombay : des services pakistanais mis en cause par New Delhi
Le premier ministre indien, Manmohan Singh, a accusé, mardi 6 janvier, certaines agences officielles pakistanaises d’avoir soutenu les attentats islamistes de Bombay fin novembre 2008. « Il y a suffisamment de preuves pour montrer que, compte tenu de la sophistication et de la précision militaire des attaques de Bombay, elles avaient obligatoirement reçu le soutien de certaines agences officielles au Pakistan », a déclaré M. Singh lors d’une conférence à New Delhi.
Le chef du gouvernement indien a aussi accusé le Pakistan d’utiliser « le terrorisme comme un instrument de [sa] politique d’Etat », répétant que ce pays avait dans le passé « encouragé et donné un sanctuaire » à des militants hostiles à l’Inde. New Delhi n’a toutefois pas accusé explicitement le régime d’Islamabad, ni ses services de renseignement (Inter-Services Intelligence, ISI) d’une responsabilité directe dans les attentats.
Ces propos font suite à la transmission lundi par New Delhi à Islamabad d’un dossier de preuves « accablantes » de l’implication d’« éléments pakistanais » dans les attentats de Bombay et à la dénonciation de la complicité « probable » de hiérarques pakistanais. L’Inde, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne imputent le carnage de Bombay (172 morts, dont neuf assaillants) au Lashkar-e-Taïba (LeT), un groupe islamiste armé clandestin pakistanais.