Alors que les flammes de la révolte du 9 mai s’éteignent peu à peu, il est désormais évident que les violences commises par les partisans de l’ancien Premier ministre [du Pakistan] Imran Khan [dont l’arrestation a provoqué de violentes protestations] ne sont qu’une des multiples facettes de la lutte de pouvoir qui se joue devant nos yeux depuis un an.
Outre l’invasion et le pillage d’installations militaires, les insurgés espéraient déclencher une mutinerie au sein de l’armée et renverser ainsi son chef, le général Asim Munir. Même s’il affirme le contraire, Imran Khan comptait très certainement sur un tel dénouement. Mais la tentative de putsch a lamentablement échoué et l’ex-Premier ministre – et quelques-uns de ses soutiens de l’ombre au sein de l’élite militaire – se retrouve en délicate posture. La plupart d’entre eux, si ce n’est tous, devront sans doute répondre de leurs actes.
Après l’arrestation de nombreux sympathisants et responsables du PTI [Pakistan Tehreek-e-Insaf ou Mouvement du Pakistan pour la justice, le parti d’Imran Khan], le démantèlement du parti s’est amorcé à une vitesse spectaculaire. Même pour le Pakistan, cette chute est extraordinairement rapide – l’ancien Premier ministre lui-même s’attend à ce que son parti soit bientôt interdit. Le pouvoir militaire a l’habitude de ces opérations chirurgicales, comme l’a prouvé [en novembre dernier] le discours d’adieu de l’ancien chef d’état-major, le général Qamar Javed Bajwa – dans lequel il évoquait sept décennies [de contrôle par l’armée de la vie politique du pays].
Certes, ceux qui quittent le parti en troupeaux ne sont que des opportunistes ayant senti le vent tourner. Les procès devant les tribunaux militaires [dont l’armée a menacé les participants aux attaques contre les bâtiments militaires le 9 mai], la perspective de passer de longues années en prison et le risque d’inéligibilité suffisent à convaincre ces hommes et ces femmes aux pieds d’argile de prononcer leur “divorce forcé” d’avec le PTI, comme le déplore Imran Khan. Après tout, l’ancien Premier ministre et sa clique sont tenus pour responsables de ce nouveau “jour noir” dans l’histoire du Pakistan, et surtout de sa sacro-sainte armée.
“Les chefs militaires sont intouchables”
Autre volet de sa stratégie, l’élite militaire a également resserré ses rangs. On n’entend plus désormais résonner le baratin néfaste des vétérans dévoués à Khan et à sa vision du monde. L’état-major a limogé le commandant de l’unité de Lahore [pour avoir laissé entrer les émeutiers], arrêté la petite-fille d’un ancien chef d’état-major et aurait entrepris des purges en interne. Le 25 mai, le général en retraite Bajwa, qu’Imran Khan avait qualifié de traître [pour avoir cessé de le soutenir], a assisté, en civil, à la cérémonie d’hommage aux martyrs de la nation. L’armée a ainsi envoyé un message on ne peut plus clair à tous les partis politiques, en particulier au PTI : les chefs militaires, qu’ils soient encore en fonction ou non, sont intouchables.
Le contre-coup d’État en réaction à l’offensive d’Imran Khan s’appuie aussi sur une campagne de répression musclée, visant le réseau de propagande, qui se pensait infaillible, créé par le PTI grâce à des financements venus de l’étranger, à l’argent du contribuable fourni par les gouvernements locaux et à quelques médias privés. Des youtubeurs [pro-PTI] comme Imran Riaz Khan ont “disparu”, d’autres ont été “embarqués” puis libérés après obtention d’un certificat de bonne conduite, et la conversion forcée des opposants se poursuit. Cette répression a été lancée en réaction, entre autres, à l’émergence d’un système de désinformation qui prônait l’anarchie et appelait les militaires à la mutinerie.
Imran Khan déjà “neutralisé”
Une autre composante évidente de ce troisième volet est la guerre psychologique et la guerre de l’information menées par l’armée contre la machine des réseaux sociaux acquis au PTI, avec notamment la réactivation de ses anciens “atouts stratégiques” dans l’arène politico-religieuse [avec laquelle l’armée a toujours maintenu une forte proximité] afin de remettre en question la popularité du PTI.
Le dernier volet de ce putsch des militaires consistera à faire arrêter de nouveau et à juger Imran Khan, ce dont ce dernier est parfaitement conscient. Alors qu’il avait auparavant l’avantage du nombre – la mobilisation dans la rue de partisans fanatisés prêts à tout pour défendre leur héros –, il est en train de perdre du terrain. L’opération de “nettoyage” de Zaman Park [lors d’une fouille de la résidence d’Imran Khan le 20 mai, plusieurs arrestations ont eu lieu] et la police qui patrouille désormais librement dans une zone autrefois considérée comme le bastion imprenable de Khan, tout cela laisse penser que Khan est déjà “neutralisé”, voire en détention officielle.
Le 11 mai, Imran Khan semblait invisible. Il avait défié le chef de l’armée, son parti avait brûlé les symboles du pouvoir militaire et il pouvait apparemment compter sur le soutien solide de quelques juges de la Cour suprême [qui avaient invalidé son arrestation après deux jours de manifestations]. Mais en l’espace de quelques jours, la junte a riposté avec toute la puissance de l’État, y compris avec l’aide de la coalition au pouvoir, qui apparaît aujourd’hui comme complice d’un coup d’État postmoderne où les civils se sont ralliés aux militaires pour se débarrasser d’un ennemi commun.
Les partis politiques cèdent le terrain à l’armée
S’agit-il de la plus grande erreur stratégique d’Imran Khan ? Apparemment oui, du moins pour l’instant. En s’attaquant à l’armée de manière aussi maladroite et en dehors de tout consensus parlementaire, Imran Khan, non seulement s’est privé de la possibilité de revenir au pouvoir, mais son rôle en tant qu’homme politique à court et à moyen terme pourrait même être sérieusement en péril. S’il échappe par miracle à la colère de la junte, une grande partie des cadres de son parti – en particulier les “éligibles” – ne reviendront pas dans son giron. Le meilleur scénario pour Khan serait un retour à l’ère pré-Bajwa-Faiz, où son parti pourrait s’exprimer, mais sans le soutien d’un État officieux. C’est la version optimiste, car l’histoire nous enseigne que les politiques finissent toujours par payer leurs erreurs.
Qu’en est-il des partis de la coalition au pouvoir ? Ils se réjouissent peut-être secrètement de la fin du projet Imran, mais ils ne font rien. La rigidité d’Imran Khan n’a laissé aucune place à un éventuel compromis politique, et la coalition au pouvoir pense pouvoir tirer parti de l’affrontement de Khan avec les militaires. Ce que ces partis oublient, c’est qu’en cédant du terrain à l’armée et en fermant les yeux sur ces mesures de répression draconiennes, ils pourraient encourager un contexte encore plus autoritaire. Une fois le problème Imran Khan “résolu”, d’autres pourraient se retrouver pris pour cible. Les militaires ne comptant pas s’arrêter là.
Les partis ne doivent pas sous-traiter leurs combats politiques aux militaires, ni encourager les abus anticonstitutionnels, sinon ils risquent de se retrouver rapidement pris à leur propre piège.
Raza Rumi
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